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Les luttes de classes en France

ou comment ce qui était déjà pensé devient effectif

jeudi 14 février 2019, par Denis COLLIN

En 2001, dans L’Illusion plurielle, nous posions, Jacques Cotta et moi, la question « pourquoi la gauche n’est plus la gauche ? », prenant acte du fait que le gouvernement de la « gauche plurielle » menait une politique inscrite entièrement dans la discipline européiste. Depuis cette époque, tous les événements ont confirmé ce diagnostic. Dans Après la gauche (2018), j’ai essayé de donner une explication générale, inscrite dans l’histoire à long terme, de ces profondes ruptures. Avec le mouvement des « Gilets Jaunes », ce qui était seulement pensé devient effectif.

C’est dans la vie, en effet, que tout est train de changer. On pouvait croire que tous les gens « de gauche » étaient dans le même camp. Aussi exaspérante que fût la « gauche bobo », la « gauche caviar », on pouvait penser qu’elle était un moindre mal face à la droite et à l’extrême-droite. On pouvait sans mal partager un repas avec un socialiste, un « hamoniste » voire pire et personne n’aurait mis sur le même plan « Les grosses têtes » de Philippe Bouvard et les distingués humoristes de France-Inter. On baignait dans une assez écœurante soupe de « buonismo », comme disent les Italiens pour qualifier cette idéologie qui depuis trente ans a envahi la gauche européenne et remplacé luttes et revendications sociales par la bienveillance et la commisération envers les malheureux, quelle que soit l’origine de leur malheur. De ce « buonismo », la « pensée SOS Racisme » et les divagations sur la « génération morale » avaient donné un bon exemple dans les années 1980/1990.

L’irruption de la révolte des GJ a mis à bas ce monde de faux semblants. La communion dans la pensée giscardienne d’une France centrale qui ne laisserait de côté que des marginaux vole en éclats. Les pauvres ne sont pas ou pas seulement des immigrés ou des homosexuels pourchassés par de terribles homophobes. Voilà que le « bloc élitaire » doit constater qu’il ne fédère même pas les 20% des mieux lotis et qu’il a en face de lui des gens qui n’ont rien à faire de ses bons sentiments, l’immense majorité de ce pays où le salaire médian est à 1800€ par mois (le revenu médian étant un peu inférieur), où l’on devient « riche » à 3000€ (une somme dérisoire pour les belles personnes qui officient dans les médias et dans la classe politique) et où l’on compte près de 9 millions de pauvres. Tous ces gens qui avaient disparu des écrans radars de la bien-pensance se manifestent. Les ouvriers, classe en voie de disparition, refont surface, mais aussi tous ces gens, relativement bien intégrés qui ont un travail plus ou moins stable, ont emprunté pour acheter leur maison ou leur appartement, loin des centres-villes aux coûts prohibitifs et qui voient leurs perspectives de vie très assombries, tirent le diable par la queue pour boucler les fins de mois et surtout pensent que la situation de leurs enfants sera bien pire que la leur. Toute cette « France périphérique » qui est en fait la vraie France centrale, avait valu à Christophe Guilluy, qui le premier l’avait analysée, de se faire cataloguer parmi les « nouveaux réactionnaires ». Mais c’est aujourd’hui l’heure de la revanche de Guilluy. Et les belles gens pour le dire simplement ont la pétoche ! Tous les gens « d’en bas » qui ne réclament pas la charité mais la justice, demandent l’augmentation des salaires, des minima sociaux et des pensions de retraites, tous ces gens qui réclament le retour de l’ISF, ne forment-ils pas la menaçante cohorte des « partageux » ?

Le déchaînement de la haine contre les GJ n’est pas nouveau : les classes laborieuses ont toujours été vues par les bourgeois comme des « classes dangereuses ». Les communards, c’était la canaille ! Et voilà que les grands orgues de la propagande du capital se sont mis en route : anti-écologistes, partisans de Marine Le Pen, racistes, antisémites, quand ce n’est pas alcooliques, tout le mépris de classe s’est donné libre cours. Les mensonges les plus éhontés et les pires manipulations. Un tag antisémite la veille d’une manifestation et ce sont les GJ qui sont coupables. Et si vous contestez cette accusation mensongère, la réponse des défenseurs patentés de « l’État de droit » tombe, aussi tranchante que celle du loup de la fable de La Fontaine : « si ce n’est toi, c’est donc ton frère ! »

Le déferlement de l’ordure venue d’en haut est à la mesure du séisme qui ébranle le pays, au moment où se prépare la 14e journée de manifestation des GJ. Il y a certes moins de monde qu’au début. À ça, une explication simple : de nombreux ronds-points ont été évacués à coups de bulldozers et de compagnies de CRS et les sympathisants GJ ne sont pas ni des héros, ni des militants prêts à affronter l’État, ils sont des citoyens ordinaires qui n’ont aucune envie de rentrer le samedi soir avec un œil ou une main en moins et pas plus d’être arrêtés, embastillés et condamnés pour port du gilet jaune ou détention d’une paire de lunettes de piscine. 1800 condamnations dont beaucoup de prison ferme, 1200 en attente de procès, plus de 9000 interpellations, ça refroidit les ardeurs. Et on le comprend. Dettinger doit servir d’exemple, ainsi en a décidé le pouvoir, ainsi obéit la magistrature couchée. Pour faire de la place en cabane aux GJ, on va en faire sortir des dizaines de sympathisants djihadistes. Voilà la réalité de l’orientation autoritaire de ce pouvoir, qui n’a vraiment rien à envier à Orban et se rapproche de plus en plus du modèle turc d’Erdogan.

Mais que la révolte soit contenue ne change rien à la réalité profonde du pays. Ceux qui ne votent plus, ceux qui ne sont même plus syndiqués, dégoûtés par les bureaucrates des syndicats et par la répression patronale, ceux qui se réfugient dans la colère tous azimuts, ceux qui souvent ont voté FN juste histoire de dire « merde » à tous les bien-pensants qui avaient fait du FN le diable en personne, tous ceux-là côtoient des vieux militants, fidèles aux principes de la lutte des classes et à l’impératif d’affronter le capital, si on veut seulement survivre. Les GJ créent des fractures profondes : d’un côté : des amitiés de brisent, des repas de famille finissent presque en pugilat et d’un autre côté des liens nouveaux se créent totalement inattendus, mais sur une nouvelle base. On a déjà connu ces reclassements dans d’autres périodes de l’histoire où celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas ont ensemble combattu leurs amis respectifs d’hier devenus « collabos ». Les référendums de 1992 sur le traité de Maastricht et de 2005 sur le projet de traité constitutionnel de 2005 ont également produit des effets de reclassement importants. Mais l’union ne s’est faite qu’au moment exact de voter. Aujourd’hui, sur les ronds-points encore occupés, dans la rue le samedi, on ne demande pas à son voisin s’il était Le Pen, Macron ou Mélenchon en 2017. On se moque comme d’une guigne de savoir si on est pour ou contre le mariage homosexuel ou s’il faut manger du quinoa ou des merguez. On réclame ensemble, main dans la main, la justice sociale, l’arrêt de la répression, et souvent qu’on en finisse avec ce gouvernement.

Car ce dont il s’agit, c’est de « la lutte des classes en France » comme le titre le Monde Diplomatique de février 2019 qui rappelle le propos d’un journaliste proche des milieux patronaux « Tous les grands groupes vont distribuer des primes, parce qu’ils ont vraiment eu peur à un moment d’avoir leurs têtes sur des piques. Ah oui, les grandes entreprises, quand il y avait le samedi terrible, là, avec toutes les dégradations, ils avaient appelé le patron du Medef [Mouvement des entreprises de France], Geoffroy Roux de Bézieux, en lui disant : “Tu lâches tout ! Tu lâches tout, parce que sinon…” Ils se sentaient menacés, physiquement. » Le même article du « Diplo » analyse clairement ce qui est en cause : « Le mouvement des « gilets jaunes » marque en effet le fiasco d’un projet né à la fin des années 1980 et porté depuis par les évangélistes du social-libéralisme : celui d’une « République du centre » qui en aurait fini avec les convulsions idéologiques en expulsant les classes populaires du débat public comme des institutions politiques. Encore majoritaires, mais trop remuantes, elles devaient céder la place — toute la place — à la bourgeoisie cultivée. »

L’opération d’enfumage giscardo-mitterrandienne (car Mitterrand après de brèves velléités d’une « autre politique » a finalement enfilé la tenue de Giscard) a échoué. Et nous retrouvons notre vieille amie la taupe qui creuse toujours opiniâtrement. Nous retrouvons face à face, les nantis et leurs laquais de plume et de matraque et les prolétaires, ceux qui doivent travailler pour ne même pas joindre les deux bouts et à leurs côtés quelques membres des classes moyennes supérieures qui n’ont pas oublié d’où ils sont sortis et qui savent combien est moralement insupportable le monde selon Macron.

Prendre la mesure du tournant, c’est évidemment rompre une fois pour toutes avec les rabibochages de la « gauche ». Comment pourrait-on se retrouver avec les partisans de M. Hamon et de la gauche bobo qui ont craché et crachent encore sur les Gilets jaunes ? Dans notre livre de 2001, nous montrions déjà l’impasse de toutes les tentatives de reconstruction de la gauche et nous ajoutions :

« Reste une dernière solution. Que les hommes condamnés à une existence insignifiante par le système n’acceptent pas ce sort, que ceux que la “ nouvelle économie ” condamne à mort refusent de mourir, bref que les choses ne se passent pas tranquillement comme les experts l’ont prévu et planifié. On peut imaginer que dans la confusion, dans la dispersion, dans les contradictions, soit en train de germer un nouveau mouvement digne successeur du mouvement ouvrier du XIXe siècle et que, dans ce mouvement, les courants ou fractions à l’intérieur du PS ou au sein de la gauche plurielle qui déplorent le cours pris par la gauche dans son ensemble décident de mettre leurs efforts en commun pour reconstruire une force politique qui soit l’expression authentique des aspirations du peuple, de cette masse immense des “ petites gens ” qui ne bénéficient pas des “ stock options ”, qui attendent des fins de mois qui se font toujours trop attendre, qui n’appartiendront jamais au cercle distingué des “ élites mondialisées ”, comme dirait Chevènement. Bref, une force politique qui pourrait reprendre et prolonger l’effort émancipateur du mouvement ouvrier traditionnel. Un tel mouvement pourrait entraîner avec lui ceux des intellectuels qui refusent l’écrasement de la culture sous le poids de la marchandisation, ceux qui veulent défendre la souveraineté nationale sans tomber dans le nationalisme, une large part des classes moyennes laborieuses qui aujourd’hui servent de masse de manœuvre aux grandes firmes capitalistes. “ Populisme ” nous rétorquera-t-on. Mais la haine du “ populisme ” n’est plus aujourd’hui que l’expression de la révolte des élites autoproclamées contre le peuple [1]. »


[1(Denis Collin et Jacques Cotta, L’illusion plurielle, JC Lattès, 2001)