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Sionisme, antisionisme et antisémitisme

De quelques calembredaines trop répandues

lundi 18 février 2019, par Denis COLLIN

Je reviendrais dans un prochain article sur la campagne incroyable lancée par le « parti du Bien » contre le soi-disant antisémitisme des « gilets jaunes » et les provocations montées par quelques petits groupes liés, plus ou moins, à l’islamisme radical et à quelques officines douteuses. Je voudrais ici me contenter de clarifier quelques questions à la fois de terminologie et de politique.

Commençons par le commencement. L’antisémitisme moderne n’est pas l’antijudaïsme de presque toujours ou du moins depuis que le christianisme a pris le contrôle de l’empire romain et depuis que certains théologiens ont voulu que soit consommée la rupture entre christianisme et judaïsme – on ne doit jamais oublier en effet que le christianisme est, originellement, une secte juive, parmi de nombreuses autres sectes. L’antijudaïsme a un fondement religieux : les Juifs sont accusés d’avoir mis à mort le Christ, ils sont donc un peuple déicide et doivent être mis à l’écart de la bonne société chrétienne, cantonnés éventuellement dans les indispensables activités « sales » du prêt avec intérêt, étant bien entendu que les chrétiens ne seront jamais les derniers à être spéculateurs, usuriers, trafiquants de monnaie, etc.

Au contraire, l’antisémitisme moderne est « laïc », c’est-à-dire qu’il ne se soutient pas de raisons empruntées à la dogmatique religieuse, même s’il ne néglige pas le soutien de l’antijudaïsme : dans le premier mouvement antisémite moderne, celui des antidreyfusards, le renfort de La Croix, le très influent journal catholique, fut loin d’être négligeable. L’antisémitisme condense sur la personne du Juif, assimilé à l’usurier apatride toute la haine, la rancœur et le ressentiment que produit l’inlassable révolution que le mode de production capitaliste fait subir à la société. Il a donc fonctionné à plein régime pour concentrer les feux contre la République et dès la Première Guerre mondiale, on a vu, en Allemagne, la montée de cet antisémitisme qui devait trouver son paroxysme avec Hitler. Hannah Arendt fait cette remarque intrigante : l’antisémitisme s’est développé au fur et à mesure que les Juifs cessaient d’être cantonnés au ghetto et s’intégraient dans la société bourgeoise moderne. C’est donc quand ils ont commencé d’être des égaux et non des réprouvés des sociétés à majorité chrétienne qu’ils sont devenus les cibles de la haine. Peut-être ne faut-il pas extrapoler mais la bizarrerie de cette haine au moment où les « droits de l’homme » progressent mérite d’être soulignée.

L’antisémitisme est évidemment impossible à combattre par l’argumentation rationnelle : la pauvreté notoire de la grande masse des Juifs du « Yiddischland » d’Europe d’Est n’a jamais pu déraciner l’idée que les Juifs étaient des financiers riches et avides dépouillant les pauvres Européens non-juifs. L’antisémitisme, pour des raisons que la psychanalyse nous aide à comprendre est enraciné dans l’inconscient : il permet d’exprimer au grand jour la volonté du meurtre des ancêtres et il fonctionne à plein régime comme processus de désublimation, d’autant plus violemment que le capital fait table rase du passé.

Le sionisme n’est pas un « philosémitisme ». C’est un projet politique, né au XIXe siècle dans la foulée des mouvements nationaux en Europe, un projet qui visait à doter le « peuple juif » d’un État-nation, au même titre que les Hongrois, les Polonais ou les Italiens pour ne rien dire des mouvements panslaves et pangermaniques. Ce projet politique est loin d’avoir fait l’unanimité parmi les Juifs d’Europe : le Bund, organisation ouvrière juive d’inspiration marxiste, dont sont issus la plupart des héros de l’insurrection du ghetto de Varsovie, était très hostile au sionisme dans lequel il voyait une politique de division de la classe ouvrière. Le Bund défendait la fin des discriminations et une autonomie culturelle des Juifs à l’intérieur des États européens. C’est la déclaration Balfour de 1917 qui officialise la création d’un « foyer national juif en Palestine ». Les Britanniques n’avaient aucunement l’intention de créer un État indépendant mais seulement d’introduire des éléments de colonisation sur une terre placée sous leur mandat avec le démantèlement de l’empire ottoman. Certains juifs voulant fuir les discriminations dont ils étaient victimes en Europe ou voulant mettre en œuvre une forme de socialisme nouvelle dans les kibboutz ont commencé à peupler ce « foyer national » se heurtant souvent à l’hostilité des populations locales. Mais c’est seulement avec l’entreprise hitlérienne de destruction des Juifs d’Europe que le projet de création de l’État d’Israël a trouvé sa justification.

Les Européens d’ailleurs se sont engouffrés dans l’affaire : on n’allait pas faire comme Hitler, se débarrasser des Juifs par l’extermination, mais seulement les exiler dans une terre où ils pourraient servir de gardien de l’ordre impérialiste au Proche-Orient. Cet aspect objectivement colonialiste du sionisme ne doit pas faire oublier que pour la grande majorité des Juifs partis s’installer en Palestine, il s’agissait de trouver enfin un coin sur Terre où vivre en sécurité et librement. Ce sionisme des origines avait aussi une forte couleur socialisante et très peu religieuse. Il y avait aussi – et le Likoud en est l’héritier direct – d’authentiques mouvements fascistes inspirés du fascisme italien et qui proposaient aux Juifs une revanche contre toutes les humiliations et les persécutions du passé. Les traits originaux de l’État d’Israël ont été profondément transformés par une histoire qui a maintenant plus de 70 ans et que, souvent, les historiens israéliens ont commencé à écrire, sans omettre les crimes commis par Israël contre les habitants de la terre dénommée Palestine.

Quoi qu’il en soit, la question du sionisme est, d’une certaine manière réglée, réglée par les Palestiniens eux-mêmes depuis que l’OLP a reconnu l’État d’Israël. Il y a maintenant une autre question qui est celle de la politique suivie par les dirigeants de cet État, notamment depuis l’assassinat de Rabin et notamment la politique des colonies et le pseudo État qu’est « l’autorité palestinienne », autorité qui n’en a que le nom et agit comme administration croupion au service d’Israël. Mais ce n’est pas la question du sionisme. Pour diverses raisons, le rêve d’un État laïc et démocratique sur toute la terre de Palestine est à remiser au magasin des illusions perdues. La politique des dirigeants israéliens, la pusillanimité des dirigeants palestiniens, combinée à l’action du Hamas (un mouvement créé en sous-main par l’Arabie Saoudite avec la complicité des services secrets israéliens) ont rendu de plus en plus improbable la solution des deux États, au point que certains Palestiniens envisagent l’annexion pure et simple de tous les territoires occupés comme un moindre mal – puisque les Palestiniens ainsi annexés deviendraient des citoyens arabes d’Israël !

La critique contre les dirigeants israéliens n’est ou ne devrait pas être différente de celle que l’on peut adresser aux dirigeants chinois occupant le Tibet, aux dirigeants birmans dans leur chasse aux musulmans, aux dirigeants de tous les pays qui font valoir leur puissance pour soumettre des peuples minoritaires. Au demeurant, bien que politiquement minoritaire, il y a en Israël même une importante partie de l’opinion publique qui se manifeste contre la politique de colonisation : le mouvement « la Paix Maintenant », des artistes, cinéastes, écrivains et historiens, etc., s’expriment librement et parfois dans la rue contre la politique de Netanyahou – alors qu’on ne voit guère d’opinion publique indépendante se manifester en Chine contre l’occupation du Tibet ou en Arabie Saoudite contre la guerre au Yémen. Quand on organise le boycott d’Israël et uniquement d’Israël (pas le boycott des produits chinois ou iraniens ou tout ce qu’on veut car la liste des tyrannies et oppressions est interminable), c’est évidemment parce que c’est Israël en tant qu’État juif qui visé et non la politique de Netanyahou. Par ailleurs, cette affaire est totalement piégée. Les États arabes ont toujours manipulé les masses de leur pays avec le prétendu antisionisme qui fournit un alibi pratique aux échecs, à la corruption endémique et l’absence radicale de démocratie de ces États. L’État qui a massacré le plus de Palestiniens n’est d’ailleurs pas Israël mais la Jordanie, notamment lors de la terrible répression de « septembre noir » contre la révolution populaire initiée par les Palestiniens et qui avait atteint son plus haut point dans ce que le commandement local du Fatah avait appelé le « premier soviet arabe » dans la ville et la région d’Irbid.

On comprend dès lors qu’il n’est pas faux d’affirmer que l’antisionisme est devenu un masque de l’antisémitisme – bien qu’il ne l’ait pas toujours été et qu’il reste quelques sectes juives hostiles à l’État d’Israël. L’histoire réelle du conflit israélo-palestinien est ignorée de pratiquement tous les antisionistes professionnels, au premier chef des jeunes musulmans français qui ne peuvent pas prononcer le mot « juif » sans cracher par terre et sont le terreau le plus fertile du nouvel antisémitisme. Malheureusement, au lieu de l’indispensable travail d’éducation, les partis du « système » préfèrent de loin flatter des clientèles électorales par des propos insensés. La « droite » a réussi à capter « l’électorat juif » - tant est-il qu’une chose comme « l’électorat juif » puisse exister. La gauche s’est mise en devoir de capter les « antisionistes » musulmans. Le CRIF d’un côté, les Frères Musulmans de l’autre sont à la manœuvre pour le plus grand malheur de notre pays.

Faut-il pour autant voter une loi criminalisant l’antisionisme ? C’est encore une de ces âneries dont notre classe politique sans principes et inculte est désormais coutumière. On criminalise les actes et non les propos, ou alors la liberté d’expression n’a plus de sens. Les seuls propos criminels sont les propos appelant au meurtre, au lynchage, etc. Sans compter que comme moyen de faire monter la haine antisémite, une telle loi serait un moyen tout à fait adéquat ! Nous avons déjà beaucoup trop de lois criminalisant la parole, comme j’en avais fait l’exposé dans La longueur de la chaîne, Max Milo, 2011. Le droit de proférer des bêtises, même les pires, fait partie des droits démocratiques. Je suis personnellement sur une position proche de celle de Noam Chomsky et résolument opposé à tous ceux qui veulent substituer les tribunaux à la lutte des idées. Le racisme est une infâmie, mais on n’a pas à mettre en prison les racistes (les prisons déjà bien pleines ne pourraient y suffire). Celui qui pense que les Noirs sont inférieurs aux Blancs et les homosexuels des êtres contre nature est un idiot, peut-être même un idiot incurable, mais pas un criminel. Il est un criminel s’il appelle à tuer les Noirs ou les homosexuels. Que plus personne ou presque ne soit capable de faire cette différence montre en quel état lamentable est tombé notre sens de la liberté. Quand on critique Macron ancien employé de la banque Rothschild, est-on pour autant devenu antisémite ? Demain il suffirait de critiquer Macron pour être qualifié de criminel et ainsi de suite. Les ultra-centristes ont sur la question des libertés publiques une position pas très éloignée de ce qui était la règle dans l’ancienne Union Soviétique, ou … dans le régime de Vichy comme l’a rappelé de Courson, centriste courageux et cohérent dont le père tombé sous les coups des nazis lui a appris le sens de la liberté.