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Ludivine Bantigny - 1968. De grands soirs en petits matins

Note de lecture

jeudi 22 février 2018, par Alain CHICOUARD

Ludivine Bantigny, maîtresse de conférences à l’université de Rouen, a dégainé la première : elle a devancé dès janvier le cinquantième anniversaire de mai-juin 68 en publiant un livre de 450 pages sous-titré « De grands soirs en petits matins ».

Dans l’introduction, elle affiche sa sympathie pour les combattants de 68 en ces termes :
"L’ ’’opération historique’’ est située. L’auteur de ces lignes ne s’ en cache pas : les protagonistes de la contestation lui sont devenus, malgré le temps passé, comme des ami(e)s ou des allié(s). […] Je me sens de leur côté [p.21].

Elle précise que mai-juin 68 a été « déformé et défiguré : tout cela n’aurait été qu’un jeu » ; il « apparaît amputé » ; « un peu plus d’une décennie après ’’les événements ’’, il était de bon ton d’affirmer qu’il n’ y avait plus d’ouvriers ni de classes sociales : on a alors négligé voire oublié la grève générale » [p.12-13]

Sa méthode est ainsi définie :

Concilier une approche pragmatique, compréhensive à l’égard des protagonistes, quels que soient leurs choix, et une démarche critique, qui interroge les propriétés sociales, la pérennité des structures et des habitudes incrustées .

De nombreuses archives ont été consultées, en particulier les Archives Départementales de 25 départements (les références des sources occupent 6 pages et la bibliographie 15 pages). C’est un ouvrage conséquent résultant d’un considérable travail de recherches ; il livre nombre d’informations et de faits. Mais sous quel angle sont-ils exposés ?

[…] Les mots majeurs de 1968 […] sont ceux de contestation et d’insubordination. […] Les protagonistes des barricades et des occupations prennent le temps […] pour lézarder l’écorce des conventions sociales.[p.15]

Vraiment ? Les « mots majeurs » n’étaient-ils pas plutôt « grève générale » et « dix ans, ça suffit ! » ? Et toutes les structures politiques et sociales n’étaient-elles que « lézardées », ou bien n’étaient-elles pas totalement remises en cause et ébranlées ?

Au fur et à mesure de la lecture, surgissent des interrogations. Les lignes de force de mai-juin 1968, la portée politique et historique de ces deux mois sont-elles vraiment dégagées et analysées ? La construction par chapitres thématiques et surtout une approche en quelque sorte pointilliste des événements n’aboutissent-elles pas en quelque sorte à une démarche trop kaléidoscopique sacrifiant trop souvent l’exposé analytique à des énumérations factuelles ?

1968 est une marqueterie : partout, quelque chose arrive [p.13]. Tant de fragments restent encore dans l’ombre, pièces de marqueterie en nombre infini. L’événement est fait de millions de petits morceaux impossibles à recoller [p.369].

Ces deux affirmations ne définissent-elles pas la démarche qui sous-tend tout l’ouvrage ?

Certes les millions de femmes et d’hommes se mettant en mouvement à l’échelle du territoire tout entier, s’engageant dans la grève générale avec occupation des lieux de travail, participant à de nombreuses manifestations de masse et à des initiatives multiples ont créé et vécu des situations toutes particulières, mais s’agissait-il pour autant d’une « marqueterie » et de « morceaux impossibles à recoller » ? Si un mouvement d’ensemble est composé d’innombrables particularités, n’est-il pas néanmoins essentiel de dégager et de définir ce qui le fonde, ce qui l’unifie, ce qui lui donne sa force sociale et politique et sa portée historique ?

Ainsi faut-il considérer Mai-Juin 1968 comme une juxtaposition et une addition de grèves simplement revendicatives ou bien fondamentalement comme une grève générale posant de fait très directement la question du pouvoir, en ébranlant le régime politique et les structures sociales ?

Est-il déplacé ou pertinent d’estimer que, pour les millions de jeunes et de travailleurs unifiés dans la grève générale, ce qui était ressenti clairement ou instinctivement était la possibilité de balayer immédiatement le pouvoir gaulliste établi depuis 10 ans et, au-delà, de construire un autre monde ?

Ces questions ne relèvent pas seulement du débat historique entre spécialistes ; n’étaient-elle pas au cœur même de Mai-Juin 68 ? Par exemple, la formation des comités de grève, leur composition et leur fonctionnement, et surtout leur liaison et leur centralisation à tous les niveaux n’ont-ils pas constitué l’un des enjeux majeurs ?

La place et le rôle des comités de grève, la perspective du Comité national de grève comme résultante de la centralisation des comités de grève par paliers successifs du lieu de travail à l’échelle nationale en passant par les localités, les départements et les régions méritent une attention particulière. Ces questions sont abordées dans l’ouvrage :

A Nantes le comité de grève composé des principales forces syndicales y occupe l’hôtel de ville et décide d’organiser par lui-même le ravitaillement. […] D’ autres comités centraux de grève, à l’exemple du comité nantais, se constituent dans la région et siègent dans les locaux municipaux, à Paimpol, Guingamp ou Lannion. [p. 89] .

Occupation des mairies, prise en main de la vie économique et sociale... La portée politique de telles initiatives n’exigeait-elle pas une analyse particulière ? Des démarches ont-elles été entreprises pour établir des liens à l’échelle régionale entre ces différents comités centraux de grève constitués à l’échelle locale ? Question majeure concernant la direction et le contrôle de la grève générale par les grévistes eux-mêmes, mais non posée dans ce chapitre.

Plus loin, dans un autre chapitre, on lit :

Assez tôt, la question se pose d’une coordination pour des comités d’action. L’idée est à la fois pratique et politique. […] Politique, parce qu’elle pourrait s’imposer comme un pouvoir face au pouvoir. La FER affirme très tôt cette position : elle fait du ’’ Comité central national de grève’’ un axe fondamental. C’est aussi le cheval de bataille que lance Yvon Rocton dans la mêlée des propositions : il s’agirait de fédérer à tous les échelons, aux niveaux local, régional et national, des comités de grève et de de base [...]Leurs délégués seraient élus et révocables à tout moment. La JCR reprend cette option stratégique à partir du 29 mai. [p.118]

Ces données sont citées parmi d’autres. Mais d’où venaient FER et JCR ? Quelles étaient leurs stratégies et leurs initiatives ? De fait « ce qui pourrait s’imposer comme un pouvoir » n’est mentionné que sous une forme presque anecdotique...

Parmi des références diverses, la FER sera à nouveau citée p.282 et aussi p.286, avec un curieux rapprochement :

Le 24 mai, la FER titre : ’’la Révolution française a commencé’’. […] Louis Aragon, le 10 juin au meeting du PCF, même s’il a de tout autres objectifs politiques et stratégiques que la FER, partage dans une certaine mesure avec elle le sentiment d’un prolongement.

Etonnant, n’est-ce pas ? - d’autant que, p.109, est donnée la précision suivante :

Fidèle depuis quarante ans à la ligne du PC, Aragon proclame [le 10 juin] que cette consultation [c-à-d les élections législatives décidées par de Gaulle pour essayer de liquider la grève générale] est ’’le seul chemin profitable à la France’’.

Un chapitre, le troisième, est consacré aux « Conflits intérieurs. Quelques antagonismes politiques et stratégiques ». Bien que limité à vingt pages, il livre toute une série de faits et de citations qui montrent le « clivage profond tenace et sans merci [qui] oppose les directions de la CGT et du PCF aux organisations et groupes radicaux ».

Par ex., est mentionnée la déclaration du 23 mai de Guy Moineau, secrétaire général de la Fédération cuis et peaux, qui estime ’’inadmissible de perdre davantage de temps et de prolonger les conséquences de la grève’’. Est aussi citée (sans date) une note confidentielle du ministère de l’Intérieur disant notamment que la CGT « s’emploie […] à limiter les revendications des travailleurs aux questions des salaires et à répandre, sous une forme de moins en moins voilée, des appels à la reprise du travail ». (p.103)

ou encore, p.105 , parmi d’ autres précisions, :

Les discussions [à Grenelle entre gouvernement, syndicats et patronat] s’achèvent le 27 mai au petit matin. […] Georges Séguy [secrétaire général de la CGT] semble alors persuadé que le protocole conclu à Grenelle permettra la fin du conflit et prononce cette phrase décisive : ’’ la reprise du travail ne saurait tarder’’. […] Lorsque G. Séguy détaille les mesures adoptées [devant les ouvriers de chez Renault-Billancourt], « les sifflets et huées fusent, en particulier quand les ouvriers mobilisés comprennent que les journées de grève ne seront pas payées. Malgré tous les efforts, Grenelle semble d’emblée désavoué.

On lit aussi p.106 :

« Présent à Flins le 8 juin, le secrétaire général de la Fédération nationale des Métaux [déclare] : ’’nous pensons juste que vous devez exprimer un avis favorable à la reprise du travail’’. Dans un communiqué du 9 juin, ’’le Bureau confédéral rappelle que la CGT a appelé tous les travailleurs qui ont obtenu satisfaction pour l’essentiel de leurs revendications à décider de la reprise du travail et que cet appel, qu’il maintient, a été largement entendu ’’. Ce communiqué entend couper l’herbe sous le pied à celles et ceux qui essaient de mettre en place un Comité national de grève. […] Les dirigeants cégétistes y insistent : tout appel à la reprise de la grève générale est une ’’provocation dangereuse’’ qui servirait ’’ les ennemis de:la classe ouvrière’’.

On le constate : l’acharnement de l’appareil central du PCF contrôlant la direction de la CGT pour en finir avec la grève générale est nettement établi. Cependant ce fait majeur quant au développement et à la dislocation de la grève générale est en quelque sorte ravalé à un facteur parmi d’autres, le noyant et ainsi l’amoindrissant, au lieu de l’analyser plus à fond comme une clef essentielle pour comprendre l’issue de mai-juin 68.

Pourtant est bien cité le propos lucide d’un contempteur de la grève générale, le chroniqueur réactionnaire du Figaro, Raymond Aron :

Les erreurs commises par le Gouvernement tiennent, pour une part, à une confiance excessive dans le soutien du Parti communiste. En dernière analyse, celui-ci n’ a pas trompé cette confiance. Dans l’heure qui a suivi l’allocution du Président de la République [le 30 mai], il a désamorcé la bombe et consenti à des élections, qu’il n’a guère l’espoir de gagner .

Les quelques remarques ci-dessus, uniquement centrées sur certains aspects du livre, n’épuisent naturellement pas la discussion à son sujet. Dans sa conclusion, « par-delà le rire et l’oubli », Ludivine Bantigny affirme :

Pour qui écrit sur l’événement, l’enjeu est avant tout de le rendre vivant, sans l’embellir et sans en rire, en empoignant ses contradictions, en s’emparant de ses éclats. […] S’en saisir pour lui faire dire ce qu’il n’était pas est devenu un exercice banal [afin de ] certifier qu’ il y aurait un seul avenir désormais : celui du profit et de la compétition. […] Ce que disent les archives est si différent : avec et après d’autres, il fallait bien le montrer » et « réparer le passé » .

Le débat sur la grève générale de 1968, sur son bilan et ses « contradictions », demeure en effet plus que jamais nécessaire, en relation avec les problèmes et les perspectives d’aujourd’hui....

L’ouvrage se termine ainsi :

L’événement n’a certes pas été une ’’répétition générale’’ ou une ’’révolution anticipée’’, comme certains l’espéraient. A moins que l’avenir ne vienne le démentir .