Accueil > Actualité > Où en sommes-nous ?

Où en sommes-nous ?

Contradictions de la situation politique française et pistes pour l’avenir

mardi 29 mai 2018, par Denis COLLIN

Pour mener une bataille, la première chose à faire est de procéder à une appréciation aussi exacte que possible des forces en présence, celle des adversaires autant que celles des nôtres. Faute de cette appréciation lucide, on risque fort de remplacer la stratégie par l’incantation, les espoirs insensés faisant souvent place aux désespoirs tout aussi insensés.

Rappelons tout d’abord que Macron et sa majorité ne sont pas les produits d’une vague de fond, d’un soulèvement centriste néolibéral, mais d’une série de carambolages dont certains ont su tirer avantage. On se souvient qu’il a fallu liquider Fillon pour que Macron commence à percer. Il a fallu mettre en scène la menace lepéniste et organiser le naufrage du PS. Sans doute n’y a-t-il pas derrière tout cela un grand complot, mais l’ensemble des coïncidences heureuses pour Macron est suffisant pour susciter la réflexion… d’autant que 90% de la presse a œuvré très vite pour la victoire de Macron – 90% des titres mais pas 90% de journalistes, lesquels ne doivent pas être assimilés outre-mesure à leurs patrons. La politique de Macron ressemble comme deux gouttes d’eau à celle que proposait Fillon, mais Macron a su agglomérer autour de lui les cheveaux de retour du centrisme, toutes baronnies socialistes corrompues, les traîtres de la droite qui sont venus à la gamelle au premier coup de sifflet et toute une armée d’idiots utiles, de stratèges en chambre et autres petits bourgeois apeurés. Tout cela, en prenant appui sur les institutions antidémocratiques de la Ve République a donné au président actuel les moyens institutionnels de gouverner. Mais cela ne fait pas une majorité, ni un bloc social cohérent. Sondage après sondage, il apparaît que Macron n’est pas populaire. Les bonnes opinions en faveur de Macron sont en gros proportionnels aux revenus, mais gros et très gros revenus ne sont pas majoritaires en France. Ses réformes suscitent l’hostilité, d’abord chez les citoyens concernés (94% d’agents de la SNCF contre la réforme) mais aussi plus largement dans la population. Taper dans les retraites pour financer les actifs (c’est-à-dire en fait les baisses de « charges » patronales) puis proposer une nouvelle journée de « solidarité » (cette raffarinade) pour aider les retraités et surtout alléger la terrible charge qui pèse sur les malheureux riches, rebaptisés « premiers de cordées », rien de tout cela ne susciter l’adhésion. C’est au contraire un rejet profond, une haine silencieuse qui se développe dans tout le pays contre l’arrogance et la suffisance de celui qui se prend pour Jupiter et de son armée de petits marquis si représentatifs de ceux qu’Emmanuel Todd nomme « crétins éduqués ».

Pour autant, il n’y a nulle vague populaire, pas de marée, par de tsunami… Macron a réussi à faire sa loi travail sans trop d’encombres. La réforme du lycée, une réforme de très grande ampleur, ne suscite que des mouvements très limité. La réforme de la SNCF risque fort de passer au fur et mesure que le nombre de grévistes diminue. Les lycéens n’ont pratiquement pas bougé faceà « parcoursup » et la mobilisation des étudiants est restée très limitée, les blocages n’étant rien d’autre que la manifestation de l’impuissance de « l’avant-garde » à convaincre la masse. Face à cette situation, que tout travailleur peut vérifier sur son lieu de travail, tout étudiant dans sa fac et tout cheminot qui fait le compte des grévistes et des non-grévistes, on entend des discours qui ne convainquent que les convaincus, des envolées lyriques annonçant le grand soir pendant que les gens de la moyenne, ceux qui vivent en dehors du monde des militants, retournent chaque petit matin travailler comme d’habitude…

Les initiatives de la France Insoumise depuis la rentrée 2017 ont été honorables. Mais elles n’ont jamais débordé le cadre restreint des militants, des militants de la FI, des militants de gauche fidèles à ceux que fut (dans leur esprit) la gauche, des militants syndicaux les plus engagés. On peut dénoncer les chiffrages de la police et des médias : quand on annonce 39700 manifestants, c’est un peu ridicule. Pourquoi pas 39721 ? ça manque de précision. Et sans doute les compteurs qui ne peuvent que fournir une fourchette fournissent-ils de préférence la fourchette basse. Mais tout de même : entre 30000 et 150000 annoncés le 23 septembre, la vérité est plus proche du premier chiffre que du second. Ainsi la place de république a une superficie de 3,4 ha. Si on place un manifestant au m², cela fait 34000 manifestants quand la place est pleine. Mais la place était loin d’être pleine et si on tient compte qu’une partie de la manifestation était encore sur les boulevards quand les discours ont commencé, on concédera qu’une fourchette située en 30.000 et 40.000 est raisonnable. Je suis prêt à concéder 50.000 aux plus enthousiastes mais on est très loin du chiffre annoncé par la direction de LFI. Avec la « fête à Macron », le 5 mai, à l’initiative de François Ruffin on est dans les mêmes ordres de grandeur. Pour les manifestations du 26 mai, on a de bonnes raisons de supputer que le chiffre de 280.000 est obtenu par les méthodes de gonflage et qu’un bon 100.000 dont 40.000 à Paris c’est une estimation correcte. Et il ne faut pas compter sur le CGT

Malheureusement, la très mauvaise habitude d’inventer des chiffres fantaisistes de manifestants est enracinée ! On avait l’habitude de dire dans les années 70 « Mutualité pleine : 5000 participants », mais il n’y avait que 1732 places assises (1789 à l’origine) et même en tassant des participants dans les allées on n’a jamais dépassé les 2500… Mais tout cela n’est pas sans importance politique : le gonflage des chiffres fait croire que la victoire est toute proche et certains d’exprimer les sentiments du peuple tout entier les militants s’enferment dans leurs discours triomphalistes et oublient la tâche qui est précisément de convaincre les non-convaincus qui sont de loin la grande masse. Deuxième effet pervers : on fait apparaître comme médiocres des mobilisations qui prises en elles-mêmes sont plutôt honorables et tout cela empêche de saisir la dynamique des forces réelles : après tout le 26 mai, à l’appel de 50 organisations, associations et syndicats ne font pas beaucoup plus que la France Insoumise seule… Il faudrait en tirer des leçons politiques.

Dans l’appréciation de la réalité, il faut aussi prendre en compte d’autres données plus importantes encore. On sait que Macron n’est pas très bien élu : 24% au premier tour et 66% d’une faible participation au second tour. Et LREM remporte les législatives avec une abstention record. Mais cette abstention indique aussi que les citoyens ne font confiance à personne et pas plus à « l’opposition ». Les bons résultats électoraux de Mélenchon ne peuvent faire oublier qu’il est arrivé en quatrième position et que les candidats de la FI n’ont obtenu aux législatives que des réussites mitigées. Les partielles ont d’ailleurs confirmé cette analyse : nulle part, sauf en Guyane, la FI n’a été en mesure d’inquiéter les sortants et ce sont LR et le PS qui ont profité de la déconvenue des LREM.

L’évolution du « paysage » syndicale ajoute à ce tableau en demi-teintes. Les syndicats semblent de plus en plus loin de la « base ». La position de la CGT s’est singulièrement érodée. Elle n’a guère plus de 400.000 adhérents et se situe dorénavant derrière la CFDT dans les élections professionnelles. Si FO a progressé dans la fonction publique, c’est plus par l’adhésion à FO de certains syndicats autonomes (comme le SNETAA dans l’enseignement technique ou le syndicat de la police) que par la progression propre du mouvement syndical. À l’Université, l’UNEF, discréditée par ses liens avec le PS, travaillée par les islamistes, est à l’agonie.

Tenir lucidement compte de l’état des forces, ce n’est pas sombrer dans le pessimisme. Personne n’a besoin de contes rassurants pour combattre. En revanche, prendre en compte l’état réel des forces oblige à réfléchir à deux questions :

1) Quelle stratégie pour prendre le pouvoir et opérer cette révolution citoyenne appelée de ses vœux par le candidat Mélenchon ? Une stratégie, c’est à la fois un objectif politique et des alliances.

2) Quelle force politique construire, qu’on la nomme parti, mouvement, ligue, rassemblement ou tout ce que l’on voudra, cela ne change rien. Faut-il ou non développer des organisations de base qui vont permettre d’élaborer une vision commune de l’avenir, de coordonner systématiquement l’action en vue de reconquérir l’hégémonie au sens de Gramsci.

Tant qu’on ne cherche pas à répondre à ces questions, on est plus ou moins condamné à des discours incantatoires, mais la magie du verbe n’a qu’un temps, ou à flotter entre des stratégies contradictoires, soit le retour au bloc des gauches, à la gauche vraiment à gauche et autres formules confusionnistes de la même farine, soit la construction d’une force indépendante, un bloc social transcendant les clivages droite-gauche. Bref l’alternative entre une stratégie « populiste » et une union de la gauche nouvelle manière, il va falloir choisir. Pour moi, il est clair que la première hypothèse est la seule praticable. Le retour à l’union de la gauche étant la certitude d’un retour aux formules qui ont immanquablement échoué au cours des dernières décennies.

Au début 2016, nous avons publié un manifeste de La Sociale qui se concluait ainsi :

Quelle organisation ?

Il y a de nombreux militants et plusieurs organisations qui partagent tout ou partie des analyses et orientations qui sont les nôtres. Il est assez facile de s’accorder sur la nécessité d’une organisation politique apte à lutter directement, sur le plan électoral comme sur celui de la mobilisation populaire par les moyens classiques (manifestations, meetings, pétitions). Mais pour l’heure nous devons plutôt faire le constat d’une dispersion et d’un émiettement de toutes les forces qui devraient s’unir dans le combat contre le capital, pour la république sociale. « La Sociale – Devoir de résistance » n’est pas un nouveau parti, ni un nouveau groupe politique ambitionnant de devenir un parti. Elle est ouverte à tous ceux qui partagent nos préoccupations quels que soient par ailleurs leurs engagements politiques ou syndicaux. Lieu de débat et, chaque fois que c’est possible, lieu d’action. Le débat, en soi, ne fait pas une association. Le cadre que nous proposons permet d’orienter le débat pour le rendre réellement utile. Débattre pour nourrir l’action de chacun, agir pour nourrir le débat nécessaire, et débattre pour préparer l’action commune, voilà le cadre de regroupement que constitue « Devoir de résistance-La sociale ».

1) Des enseignements de Marx nous conservons le cœur, l’analyse du capital comme rapport social, l’analyse de l’exploitation et de l’aliénation du travail et le rôle central du conflit social et politique. Nous mettons en question le prétendu clivage droite-gauche qui n’est de plus en plus qu’un leurre visant à camoufler l’antagonisme de fond entre le capital et le travail. Droite et gauche apparaissent de plus en plus comme de simples variantes des politiques des classes dominantes. Nous revendiquons ainsi la liberté de réfléchir et d’agir en nous plaçant toujours du côté des classes et couches sociales opprimées par le capital, en combattant pour l’émancipation humaine, sans être cadenassés par l’attachement au système ou à des intérêts partisans qui viendraient faire obstacle à cette lutte.

2) Partant du constat que l’alternative formulée par Rosa Luxemburg, « socialisme ou barbarie » est plus urgente que jamais, nous pensons que l’horizon de toute pensée de l’émancipation est le renversement du système capitaliste, c’est-à-dire l’expropriation des expropriateurs, la restauration de la propriété individuelle sur la base des acquis de la coopération sociale. Mais une révolution aussi gigantesque suppose une longue période de transformations progressives, de réformes structurelles anticapitalistes permettant que mûrissent les forces sociales aptes à accomplir cette tâche. L’opposition réforme/révolution est sans objet. Une révolution sociale n’est jamais un heureux coup de main imposant à la société tout entière les visées d’une avant-garde prétendument éclairée. Une révolution sociale est un long processus, graduel, même si parfois des ruptures s’imposent, qui trouve son chemin en avançant et non en essayant de suivre les doctrines et les solutions clé en main des « experts ».

3) Notre perspective n’est ni la dictature du prolétariat ni le dépérissement de l’État, mais l’instauration d’une nouvelle république, une république sociale, apte à assurer la protection des citoyens contre toutes les formes de domination. Politiquement donc, nous nous situons dans la tradition déjà très ancienne qui vise à la synthèse entre les revendications sociales les plus larges et la forme républicaine de gouvernement (garantie des libertés publiques et individuelles, séparation des pouvoirs, etc.).

4) Au niveau international, nous sommes résolument internationalistes, c’est-à-dire que nous luttons pour la paix entre les peuples et le respect de la souveraineté des nations, seule possibilité de construire un ordre mondial juste. Si nous nous opposons à l’UE, instrument au service du capital, nous sommes en revanche pour une confédération européenne des nations souveraines liées entre elles par un traité de paix perpétuel.

5) Nous faisons de la liberté notre principe cardinal, la liberté sous toutes ses formes, libertés individuelles, liberté politique, liberté de choisir sa propre vie, liberté de ne pas vivre sous la menace du chômage, de la maladie, de la vieillesse, liberté de développement développer pleinement toutes les potentialités qui sont en chacun. L’égalité et la justice sociale sont les conditions de cette liberté dans toutes ses dimensions. De ce point de vue nous faisons nôtre ce qu’il y a de meilleur dans la tradition du libéralisme politique hérité des Lumières.

6) La défense de la culture et les questions morales ne peuvent rester étrangères à la politique. La corruption, le mensonge, la « langue de bois » politicienne et les abus de pouvoir font partie des facteurs qui éloignent les citoyens de la vie publique et nourrissent la colère. Nous refusons l’amoralisme cynique d’une large partie de la gauche aussi bien que le « politiquement correct » qui en est le revers. Dire la vérité, quelque amère qu’elle soit, défendre des principes de justice, alerter la conscience de nos concitoyens, cela fait partie de nos tâches.