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Des GJ à Antonio Gramsci

mardi 18 décembre 2018, par Denis COLLIN

Ceux qui croient que la grille de lecture droite/gauche est l’Alpha et l’Omega de l’analyse politico-sociale sont bien désemparés par les événements français de cet automne. Ces « gilets jaunes » insaisissables, qui sont-ils ? Des « poujadistes » hurlent les uns ! Des gens manipulés par l’extrême-droite ajoutent d’autres. Des révolutionnaires spontanés objectent d’autres encore. Bref un phénomène inconnu qui aurait besoin de nouvelles grilles de lecture. Les sociologues mobilisent leurs instruments de mesure, les bavards télévisuels bavardent à longueur d’émissions sur les chaînes d’information en continu.

En vérité les choses sont bien plus simples que cela. La grille droite/gauche a toujours dissimulé l’antagonisme fondamental entre le peuple et les grands, antagonisme dont l’axe principal est l’opposition des prolétaires et des capitalistes. Mais on a identifié les premiers aux partis « marxistes », « socialistes », « communistes », etc. qui eux-mêmes s’identifiaient à la « gauche » contre la « droite » identifiée aux capitalistes. Autrement dit, on a substitué à la réalité des rapports de sociaux, des rapports de classes, les fantômes idéologiques qui se présentaient sur la scène politique. Comme je l’ai montré dans Après la gauche, la fantasmagorie marxiste a trouvé son existence profane dans l’opposition droite/gauche. Mais, pour des raisons que j’ai tenté de mettre à jour, tout cela s’est effondré. La gauche est progressivement devenue indistinguable de la droite. Le « centriste » ex-PS Macron, parrainé par le PS (de gauche) mène une politique qui eût horrifié la plupart des responsables de la droite des années 1970, à l’époque où ils se disaient partisans du socialisme à la suédoise (Pompidou) ou du travaillisme (Chirac). Les « gilets jaunes » expriment au grand jour, dans l’action, les glissements que l’on pouvait analyser sur le plan électoral depuis l’époque de Mitterrand. Les classes populaires, ouvriers, paysans, petits artisans, n’ont jamais été tout uniment de gauche. Mais la gauche y exerçait une influence forte et souvent très majoritaire dans de nombreux secteurs de la classe ouvrière. Mais avec la mondialisation, la destruction des anciens collectifs de travail, la marginalisation des classes moyennes traditionnelles, le développement de la précarité, cette hégémonie au moins morale de la gauche sur les classes populaires a disparu au fur et à mesure que la gauche se ralliait avec armes et bagages au « néolibéralisme » et au « sociétalisme » (par opposition à la question sociale). Chose étonnante pour les aveugles, si nombreux à gauche, les pauvres viraient non à droite mais à l’extrême-droite. Les régions ouvrières sinistrées donnaient leur voix à la famille Le Pen ou se réfugiaient dans une abstention rageuse. Et avec eux tous les exclus de cette « mondialisation heureuse » tant vantée par les belles gens de Delors à Minc en passant par Attali, les communautaristes de tous poils et les agents stipendiés de l’Arabie Saoudite et du Qatar.

Les gilets jaunes sont d’abord les gens qui travaillent. Travailleurs dépendants et indépendants, le peuple travailleur qui trouve d’ailleurs sa fierté, son sens de sa propre dignité dans le travail. S’ils ne travaillent pas c’est parce qu’ils ne le peuvent pas ou plus (chômage, handicap, retraite). Il y a même cette catégorie invisible de notre beau système social que les politiciens prétendent sauver avec chacune de leurs réformes, les retraités condamnés à des petits boulots pour arrondir les fins de mois. Et c’est cela qui étonne nos belles gens de gauche : « centralité du travail ». Ils avaient oublié les travailleurs et même condamné le travail par le revenu d’existence à la sauce Hamon. Ils étaient gagnés à l’idée de la société duale : d’un côté ceux qui sont « in », ceux qui sont dans les nouveaux métiers de l’informatique, de la communication, du management. En plus de tout, crime cette suprême cette « France d’en bas » se bat pour des choses aussi « mesquines » que le montant du SMIC ou du minimum vieillesse et sans en connaître la musique (le plus souvent) redit ces paroles de l’Internationale : « l’État opprime et la loi triche, l’impôt saigne le malheureux, nul devoir ne s’impose au riche, le droit du pauvre est un mot creux ». Comment se fait-il que ces gens qui « fument des clopes et roulent au diesel » ne sachent pas que les luttes de genre et la « PMA pour tou.te.s » sont les vraies batailles d’aujourd’hui. Décidément ce retour en force de la lutte des classes, celle des opprimés contre leurs oppresseurs, celle des « petits » contre les « gros », du peuple contre les grands, ne passe pas. C’est pourquoi experts et politologues se relaient pour obscurcir la réalité. Ainsi, présentée avec beaucoup de ferveur par Brice Couturier (le courtisan parfait, avec aptitudes remarquables à la reptation), une éditorialiste du Guardian (un journal de « gauche »), Madame Nathalie Nougayrède peut-elle soutenir que le seul évènement auquel on puisse comparer les « gilets jaunes » est … le 6 février 1934 ! Les « papys » sur leur rond-point transformés en camelots du roi ! il fallait l’oser… D’ailleurs, ils osent tout et c’est à ça qu’on les reconnaît ! Et Madame Nougayrède d’appeler à aider Macron qui s’est dressé « fièrement » (sic) contre les terribles populistes fascistes européens et qui se heurte aux mêmes mouvements en France, dans une France qui devient « l’homme malade de l’Europe ». Cette dame est une « femme de gauche » qui écrit dans un journal de gauche puisqu’elle a été directrice de l’honorable journal du soir que le monde entier nous envie, Le Monde, la bourgeoisie de gauche faite journal. Qu’elle puisse développer une analyse aussi folle avec le soutien d’un chroniqueur de France-Culture en dit long sur l’état de décomposition intellectuelle des faiseurs d’opinion « progressistes » dans notre pays et dans les autres pays d’Europe.

Droite/gauche, c’est définitivement terminé. Désormais, c’est l’opposition haut/bas qui domine la scène politique. On dit que les revendications des « GJ » sont « de gauche ». Dans leur grande majorité, c’est absolument exact : ce sont les revendications des partis ouvriers quand ils formaient l’ossature de la gauche. Mais ce ne sont plus les revendications de la gauche depuis les années 80, depuis que la gauche est devenue le parti de « la France qui gagne » (Fabius, 1986), le parti de Bernard Tapie et de « Vive la crise » sponsorisé par Libération. Ce ne sont pas non plus les revendications de l’extrême-droite. À ceux qui pourraient se méprendre, Madame Le Pen a clairement rappelé ses positions : pas de hausse du SMIC, fin de la sécurité sociale, bref les fondamentaux de cet ultra-libéral sur le plan économique qu’est Jean-Marie Le Pen. Du reste Marine Le Pen a ainsi clairement apporté son soutien à l’orientation de Macron, tout comme Orban qui, en Hongrie, fait passer une sorte de « loi travail » qui se heurte aujourd’hui à la résistance ouvrière. L’opposition macronienne des « libéraux progressistes » et des « nationalistes populistes » n’est que de l’enfumage, propagé par l’aide plus ou bénévole des magnats de la presse et de la télévision.

Ce que deviendra le mouvement des GJ, personne ne peut le dire pour l’heure. Mais d’ores et déjà il a puissamment contribué à remettre de l’ordre dans la vie politique, à débarrasser le plancher des supercheries, à dévoiler les mains qui s’agitent derrière le théâtre d’ombres. Il indique la direction à suivre : réaliser le bloc social et politique du peuple travailleur, agissant pour la justice sociale, le redressement moral de la nation et la souveraineté démocratique. Et il n’a fallu longtemps pour qu’on s’aperçoive que les « prolétaires » étaient hégémoniques dans ce bloc. On a beaucoup cité Gramsci (souvent sans l’avoir lu) et c’est du pur Gramsci que nous avons devant nous. Manque cependant un « prince » gramscien, c’est-à-dire un parti de masse apte à construire ces casemates nécessaires pour mener une longue guerre de positions contre le système capitaliste et ses hommes de main dont l’action menace l’existence même des nations. On aurait pu espérer que la France Insoumise serait ce cadre. Mais le refus de construire autre chose qu’un mouvement gazeux, l’incapacité à rompre avec la vieille gauche (« ma vraie famille » a même dit le chef de LFI). Tout est donc à faire. Mais les circonstances nouvelles feront naître des germes du renouveau.