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L’héritage "socialiste" (1)

jeudi 5 mars 2020, par Denis COLLIN

Nous publions ici la première partie d’une réflexion sur l’héritage "socialiste", tant est-il que nous pouvons mettre dans une large mesure la situation actuelle et Macron au compte de cet héritage. Dans cette première partie nous essayons de dresser le tableau de la situation présente.

Un adolescent attardé, désinhibé, à la tête d’une bande de députés recrutés par le DRH Delevoye et prêts à voter mécaniquement tout ce qu’on leur demande et même le contraire de tout — ils ont été surnommés les « Playmobil » — telle est l’image véhiculée par une bonne partie de l’opposition à Macron, une opposition qui se régale des idioties, crachées en rafale par les vedettes de la macronie, pour ne rien dire des tentatives de Benjamin Griveaux dans le cinéma X… De l’ascension de Macron, ses liens avec l’oligarchie et les cercles du néolibéralisme français et international, tout ou presque a été dit et, sur ce point, je ne peux que renvoyer au livre de François Ruffin (recensé pour « La Sociale »). Mais il faut essayer de regarder les choses à plus long terme. La « société du 10 décembre » macronienne a bien organisé une sorte de coup d’État, entre la démission d’Emmanuel Macron de ses fonctions de ministre du gouvernement Hollande-Valls et l’élection de mai 2017.

Cependant, l’entreprise de Macron se situe dans le temps long et la matrice d’où est sorti ce monstre qui semble avoir décidé de jeter à bas tout l’édifice de la République n’est ni plus ni moins que le Parti socialiste. Je connais nombre de militants socialistes, puisque j’ai été des leurs pendant de nombreuses années. Je sais que beaucoup sont des républicains sincères, des militants attachés aux acquis sociaux, des défenseurs de la paix, bref des braves gens qui dans leur majorité ont vécu les dernières années dans un déchirement profond. Je sais aussi que nombre d’entre eux ont contribué au grand succès de Jean-Luc Mélenchon qui leur a semblé incarner, à ce moment-là, la continuité historique de la « gauche », c’est-à-dire de la vieille gauche française, de 1936 à 1981, qui voyait dans les élections à la fois le prolongement des luttes syndicales et le moyen de faire avancer, de quelques petits pas, notre pays vers un peu plus de socialisme et notre république vers un peu plus de protection dans le monde impitoyable imposé par les grands groupes capitalistes et les gouvernements qui les servent. Ce socialisme n’est pas le rêve exalté du « grand soir » si souvent suivi de matins tristes ou tragiques. C’est un socialisme ordinaire, brinquebalant, mais au moins un socialisme possible, le seul possible diront certains, en tout cas le seul qui soit à portée de notre main. Je ne sais pas si ce socialisme-là peut renaître de ses cendres ; en tout cas, je l’espère. Mais pour tisonner les braises qui couvent encore, il est nécessaire de porter un regard lucide sur le passé et de faire « l’inventaire » (le fameux « droit d’inventaire » dont parla Jospin au moment de se lancer à son tour dans la bataille pour la présidentielle en 1995).

Tableau du désastre

Dans un court essai, publié à l’automne 2018, j’avais montré que nous sommes maintenant Après la gauche (voir le livre éponyme), que la vieille gauche, née au moment de l’affaire Dreyfus était bel et bien morte. Le vocabulaire imprègne encore largement nos esprits et nous nous référons encore souvent à cette idée de gauche, mais n’y correspond plus aucune réalité sociopolitique un tant soit peu consistante. La gauche républicaine bourgeoise, celle des radicaux, celle qui porta la république au début du XXe siècle, est morte sans doute depuis très longtemps (quand elle passa le flambeau à Pétain en 1940) et ne se survivait qu’à travers quelques partis fantomatiques, maintenus sous respiration artificielle dans le seul but de montrer aux citoyens que le passé demeurait quoi qu’on fasse. Le lent déclin du PCF n’a jamais pu être enrayé depuis les années Marchais. Mitterrand semblait avoir réussi son pari de marginaliser le PCF en s’alliant avec lui. Mais Mitterrand, tout malin qu’il s’est cru et qu’on l’a cru, n’est pour pas grand-chose dans le déclin du communisme… En Italie, sans Mitterrand et avec comme « socialiste » le pourri Craxi, le PC s’est aussi lamentablement effondré alors que ses bases semblaient encore bien plus solides que celles du PCF. Enfin le PS n’est plus que l’ombre de lui-même alors qu’il était arrivé à son apothéose une première fois avec l’élection de Mitterrand en 1981 et une seconde fois en 2012 quand il conquit avec Hollande la présidence, l’Assemblée nationale, après avoir pris presque toutes les régions, la majorité des conseils départementaux et celle des grandes villes. « Le Capitole est proche de la Roche Tarpéienne », disaient les Romains. Toutes les tentatives de construire des partis ou des coalitions alternatives à la « vieille gauche » se sont effondrées, la dernière en date et la plus sérieuse, « La France Insoumise », impulsée par Jean-Luc Mélenchon, s’est sabordée en replongeant avec délice dans toutes les extravagances « gauchistes », alliée tantôt aux Frères musulmans, tantôt aux « animalistes », refusant de défendre les militants laïques qui la soutenait depuis longtemps comme Henri Pena-Ruiz.

À la place de la gauche, nous avons une myriade de groupes activistes plus intolérants, plus sectaires, plus cinglés les uns que les autres, souvent indifférents au peuple réel pour mieux se concentrer sur « l’intersectionnalité des luttes » imaginée par Mme Chantal Mouffe… ou par Mélenchon lui-même dans ce fort mauvais livre qu’est L’ère du peuple. Laissons de côté le NPA, Lutte ouvrière, les POI et POID qui continuent, plus ou moins, comme si de rien n’était, leur petit bonhomme de chemin… vers on ne sait plus quoi.

Alors que le gouvernement de Macron-Philippe est discrédité, alors que la colère n’a jamais aussi générale, voilà que nous devrions nous faire à l’idée que la seule solution face à Macron est Mme Le Pen, et comme Mme Le Pen, ce n’est décidément pas possible, il ne resterait plus en lice que Macron…

Comment en est-on arrivé là ?

Dans L’illusion plurielle. Pourquoi la gauche n’est plus la gauche (JC Lattès, 2001), Jacques Cotta et moi-même avions analysé la longue décomposition de la gauche et laissé entrevoir ce qui semblait inimaginable à l’époque, l’élimination de Jospin dès le premier tour de la présidentielle et l’invraisemblable « duel » Chirac-Le Pen. Il faudrait reprendre ce livre que nous pouvons, en toute modestie, considérer comme bien plus clairvoyant que l’essentiel de la littérature politique de l’époque. Pourquoi revenir si loin en arrière ? Tout simplement parce que nous sommes, en ce moment, en train de solder les comptes du dernier demi-siècle, depuis la grande secousse de 1968, qui ne saurait être réduite à un mouvement étudiant, ni même à la grève générale française, ni aux mouvements en Italie, mais englobe l’ébranlement de l’ordre économique international, avec la fin des accords de Bretton Wood, actée par le discours de Richard Nixon du 15 août 1971 ; mais englobe aussi le début du déclin de « l’empire soviétique » : l’écrasement du « Printemps de Prague » n’a pas suffi à empêcher la naissance de Solidarnosc en Pologne ni l’aventure afghane qui allait précipiter la chute de Moscou et déboucher une décennie plus tard sur la dissolution de l’URSS et du Pacte de Varsovie.

Malgré des poussées remarquables — Portugal en 1974, Pologne en 1980 — qui ont pu faire croire que le mouvement d’octobre 17 était toujours vivant, le « mouvement ouvrier » a subi de fait un recul majeur. En effet, loin de se développer, la conscience de classe des ouvriers n’a cessé de régresser. L’idée que la classe ouvrière était la porteuse de l’avenir du monde s’est étiolée avec les partis, principalement communistes, qui incarnaient cette idée. Le communisme, le marxisme, le socialisme se révèlent n’être que des mots vagues progressivement privés de tout contenu. Peut-être est-ce le triomphe socialiste de 1981 qui a, paradoxalement, liquidé ce qui n’apparaît bien souvent que comme de vagues rêveries. Le programme de Mitterrand promettait la rupture avec le capitalisme (en 100 jours affirmaient même certains mitterrandistes) et l’entrée de la France dans une nouvelle époque historique, celle d’une transition vers le socialisme. Il fallut vite déchanter : après avoir hurlé « on a gagné » en s’enivrant place de la Bastille un certain 21 mai 1981, très vite les médications du docteur Delors et l’austérité défendue par ce faux homme peuple qu’était Pierre Mauroy. Et ce furent les « années Tapie », les « horribles années 80 ».
Ce que certains ont pris pour des révolutions — par exemple le fameux « socialisme bolivarien » n’ont été, au mieux, que des mouvements des classes moyennes, entrainant parfois les ouvriers, pour tenter de se faire une place dans le grand marché mondial. Nous avons connu des mouvements nationaux liés à l’entrée de tous les pays dans le grand tourbillon de la mondialisation. Mais de révolution socialiste, ouvrière, ou tout ce que l’on veut du même genre, il n’y en eut point. Au Brésil, par exemple, la figure emblématique de Lula a réussi à combiner les revendications ouvrières — qui n’ont jamais mis en cause le capitalisme — et l’aspiration de la bourgeoisie nationale brésilienne à travailler pour son propre compte sur le marché mondial et à sortir du statut simple « bourgeoisie compradore ». Ce qu’a obtenu l’ère « luliste » est loin d’être négligeable, mais ce n’était pas du socialisme.

En lieu et place de la vieille gauche, nous trouvons des mouvements encore confus, que les analystes nomment « populistes » (règle numéro 1 : appelez « populiste » ce à quoi vous ne comprenez rien) et qui ressemblent fort au mouvement ouvrier naissant. Les « Gilets Jaunes », mêlant salariés et indépendants, qui ont remplacé le rouge par le jaune, l’Internationale par la Marseillaise et « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous » par « Force et honneur », laissent les « vieux marxistes » perplexes. Mais s’il y a une issue à la situation actuelle dans laquelle nous sommes, c’est bien plus de ce côté-là qu’il faut regarder que vers « l’intersectionnalité des luttes »…
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Messages

  • C’est bien en effet à la disparition de la conscience de classe que l’on peut mesurer l’état de la classe ouvrière et, plus généralement, dans la population et le "milieu" politique de notre époque. Mais on ne peut évidemment pas le "reprocher" aux travailleurs ou aux citoyens : quand aucune lumière, même falote n’éclaire vaille que vaille le chemin, il est difficile de voir dans quoi on marche. Le délabrement populaire actuel, quant aux possibilités d’action est largement dû à des décennies de vide politique, syndical, intellectuel...montrant une soumission idéologique plus ou moins consciemment assumée. Pour en rester au PC et à la CGT, quand on compare les analyses que les anciens faisaient de la "construction européenne" et les positions des directions actuelles —"Europe sociale" ! CGT à la CES !— on peut comprendre que travailleurs, chômeurs, citoyens se soient retrouvés démunis d’éléments de réflexion et d’action sur l’état de nos sociétés et sur les forces qui les dominent. C’est pour tenter de résister, bien modestement à ma faible mesure et mes moyens quasi nuls, que j’avais rédigé quelques textes (peu diffusés évidemment) dont certains sont sur le blog. Et nous voyons aujourd’hui des syndicalistes et des militants contraints de refaire tout un cheminement, de reconstruire et se réapproprier des analyses, de revendiquer la nécessité de transformations...en s’opposant à leurs directions ! Les gilets jaunes ne sont que la démonstration criante de ces décennies de désert politique et idéologique qui ont éteint tout mouvement contestataire et transformateur et abandonné la défense des classes populaires...qui ont reçu une définition de plus en plus précise : des "sans dents" aux "gens qui ne sont rien"...
    Méc-créant.
    (Blog : "Immondialisation : peuples en solde !"http://Immondialisation-peuples-en-... )

  • S’il s’agit de remplacer pour finir un mot concept-valise par un autre, ce qui est par ailleurs décrié dans l’analyse, il est à redouter que les effets soient les mêmes. Il faut maintenant du concret , c’est à dire un programme détaillé , négocié et adopté par les progressistes, économiquement hétérodoxe, et capable de répondre aux aspirations populaires sur tous les sujets qui permettront d’y répondre . Le temps presse compte tenu des échéances bien sûr, mais aussi parce que l’œuvre de destruction libérale enfonce un coin chaque semaine dans les droits et la vie des citoyens. Faut il un Conseil de la Refondation ? en y associant des va et vient avec des instances populaires et partidaires à voir, mais il faut dès maintenant offrir des perspectives concrètes de transformation et une méthode populaire d’y parvenir . Le plus indispensable et difficile sera de créer une dynamique pour acquérir et soutenir l’adhésion populaire. Urgent.

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