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Effondrement (3)

Rouvrir l’avenir

mardi 24 mars 2020, par Denis COLLIN

Cet article complète les deux précédents sous le même titre Effondrement. Il tente de repréciser les perspectives que nous avons déjà ouverte à de nombreuses reprises sur la Sociale.

Le coronavirus est « la maladie du monde malade » pour reprendre l’expression de Marion Messina dans l’excellente revue en ligne Le Comptoir. « Après » l’épidémie – personne ne peut pronostiquer une date – rien de fondamental ne sera changé. L’effondrement de notre civilisation se poursuivra. Parce que la frénésie de l’accumulation du capital se poursuivra. Parce que la consommation d’énergie et de matière première retrouvera son rythme. Parce que la dévoration du « monde de la vie » par la gloutonnerie capitaliste ne trouvera pas plus demain qu’aujourd’hui une limite « raisonnable ». Tout simplement parce que, par nature, le capital, c’est la mort, son essence étant la transformation de la puissance vive du travailleur en travail mort. Encore une fois, si on prend Marx au sérieux, il faut aller jusqu’au bout du raisonnement.

Si nous ne nous résignons pas à mourir en laissant à ceux qui naîtront après nous (voir le poème de Brecht, An die Nachgeborenen) un monde de désolation, un monde posthumain, celui que produiront nécessairement les rêves cauchemardesques des rois de la Silicon Valley, alors il faut dessiner un nouvel horizon, proposer une « utopie réaliste ». Utopie parce que rien ne garantit qu’elle se réalisera, qu’elle prendra forme quelque part. Peut-être même ses idéaux sont-ils trop difficiles à mettre en œuvre. Réaliste néanmoins parce qu’on peut se mettre en chemin, expérimenter et voir si ça marche.

Tout d’abord, pour toutes les raisons exposées dans les chapitres précédents, nous devons prendre acte de la fin de toute une période historique, celle où nous avons pu croire que la science, la puissance technique et la sagesse progresseraient du même pas pour nous conduire à une société plus libre et plus heureuse, dans laquelle la libre initiative des individus concourrait au bien commun. Cette espérance était celle du meilleur de la tradition libérale comme celle du meilleur de la tradition marxiste – laissons provisoirement de côté les fous et les pervers des deux côtés qui ont nourri le capitalisme absolu et l’enfer bureaucratique. Nous devons renoncer à notre croyance « illuministe » fondamentale, la croyance « progressiste » parce que la croissance illimitée de la richesse matérielle et de la technoscience est impossible dans un monde fini. On peut lire avec profit le livre de Jared Diamond, intitulé justement Effondrement (Gallimard, collection « Folio »). Le mode de production capitaliste est le meilleur mode de production possible pour produire toujours plus, pour développer l’innovation et mettre en œuvre cette « destruction créatrice » que vantent tous ses thuriféraires. Mais si on admet que cette perspective est mortifère, alors il faut résolument non pas dépasser le capitalisme, mais l’abolir. Mais en abolissant le capitalisme, on ne peut pas continuer à faire la même chose en utilisant le plan plutôt que le marché comme ont pu le croire les partisans de feue l’Union Soviétique.

Expliquons-nous : si on veut abolir le capitalisme, on doit aussi renoncer à l’augmentation continue de la richesse matérielle. On peut garder l’objectif d’une vie matérielle décente pour tous. Mais la décence, si vague soit-elle, se définit rapidement : être abrité des intempéries, avoir chaud l’hiver et un peu de fraîcheur face aux chaleurs de l’été, disposer de ce qui permet une bonne hygiène du corps et d’une nourriture saine et variée. Parmi ces biens figure évidemment la santé. À ces conditions d’une vie matérielle décente, il faut ajouter les conditions d’une vie de l’esprit, c’est-à-dire l’instruction et la culture. Enfin, la vie décente demande une vie sociale, c’est-à-dire avoir des amis et des concitoyens. Tout cela fait déjà beaucoup !

Mais s’en tenir là, c’est être capable de renoncer à nos désirs les plus fous : le désir de se faire soi-même, le désir de devenir un transhumain, un posthumain ou un surhumain, le désir de modifier la nature et notre propre nature, ou encore le désir de voyager sans temps de voyage, le désir de la bougeotte permanente. Il nous faut des cultivateurs et des éleveurs, des maçons, des menuisiers, des chauffagistes, des médecins, des professeurs et des artistes, des producteurs d’énergie, mais nous n’avons pas besoin de laboratoires pour inventer des substituts de viande (voir Steak barbare de Gilles Luneau), pas besoin de chirurgiens pour faire de opérations de changement de sexe, pas besoin d’automobiles qui se conduisent toutes seules, pas besoin de nous entasser à 4 ou 5000 dans des navires de croisières pour « faire Venise » ou Barcelone en trois heures en troupeau serré, etc. Il est impossible de faire une liste complète et peut-être celle-ci devra être corrigée. Mais l’idée générale est assez simple : nous devons retrouver le sens de notre mesure. « Rien de trop ». Or, le mode de production capitaliste, c’est « toujours plus ». Collectivement et individuellement nous devons retrouver le sens de cette mesure, afin de maîtriser nos échanges avec la nature en économisant l’énergie et les matières mises en œuvre.

C’est le deuxième aspect : le mode de production capitaliste ne vise pas à produire des biens mais du capital ! qu’il produise de la camelote ou du poison, c’est indifférent, l’essentiel est que le capital continue à s’accumuler. Au contraire, il faudrait promouvoir une production orientée vers la valeur d’usage, c’est-à-dire une production de biens durables. Du textile plus solide – quitte à ce que la mode change moins souvent. Des automobiles, de l’électroménager ou de l’électronique plus faciles à réparer, c’est-à-dire conçu pour pouvoir être aisément réparés. Bref une orientation de l’industrie vers « moins mais mieux ». Il faudrait aussi renoncer aux gadgets comme la 5G qui n’a d’autre utilité que de développer les « objets connectés », le frigo qui commande lui-même ce qui manque et finalement un monde où l’humain n’est plus qu’un nœud de connexion des machines.

En troisième lieu, rechercher au maximum l’autarcie. C’est-à-dire limiter les échanges internationaux. Fabriquer du tissu pour l’envoyer en confection au bout du monde et ensuite faire revenir les vêtements qui finissent au rayon des soldes, c’est-à-dire au rayon on achète non parce qu’on a vraiment besoin mais parce que ce n’est pas cher, voilà qui est absolument anti-économique ! La « démondialisation » et la « relocalisation » ne sont ou ne doivent pas être que des slogans. Plus on raccourcira les distances entre production et consommation et moins forte sera « l’empreinte écologique ». Plus généralement, on peut privilégier la « low tech » sur le développement illimité de la « high tech » dont nous faisons mine d’ignorer combien elle est gourmande en énergie. Il y a sur ce sujet de très utiles travaux, de Philippe Bihouix ou de Jean-Marc Jankovici. On peut aussi renvoyer aux articles de Tony Andréani sur « La Sociale », notamment l’article intitulé « La grande transformation ».

Rien de tout cela n’est impossible. C’est même nécessaire et cela le sera encore plus demain au fur et à mesure que l’énergie deviendra chère. Pour s’y préparer, il n’est pas d’autre moyen que de développer des relations plus égalitaires – on peut restreindre ses désirs si tout le monde est logé à la même enseigne – et si la vie sociale dans toutes ses dimensions reprend de la vigueur. Ce qui suppose la citoyenneté à tous les niveaux en repartant de l’autonomie communale, le développement des associations des producteurs (coopératives) et de consommateurs. Bref quelque chose qu’on pourrait appeler socialisme, non pas un socialisme utopique où l’on nagera dans des océans de limonade, mais un socialisme possible fondé sur la maîtrise commune de notre propre destin. Nous avions commencé à envisager ces perspectives dans le manifeste de « La Sociale », Pour un XXIe siècle plus heureux, toujours disponible. Approfondir, argumenter ces perspectives, voilà quelque chose d’absolument nécessaire.
Denis Collin – le 24 mars 2020.

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