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Cohérence et transparence

jeudi 26 mars 2020, par Jean-François COLLIN

L’exécutif affirme gérer la crise sanitaire de manière transparente et cohérente. C’est en partie vrai. La politique d’E. Macron s’inscrit bien dans la continuité de celle de ses prédécesseurs ; elle est cohérente avec la politique de santé publique conduite en France depuis le début des années quatre-vingt. Cela ne signifie pas qu’elle soit bonne. Elle est en revanche assez brouillonne depuis le début de la crise du Covid-19.

Les gouvernements successifs ont conduit avec constance une politique de réduction des moyens de l’hôpital public depuis 1983, lorsque le gouvernement socialiste prit le virage de la rigueur. Le haut fonctionnaire Jean de Kervasdoué mit alors en place un programme visant à « quantifier et standardiser » l’activité et les ressources des hôpitaux, au nom de l’égalité entre les établissements et de la réduction du gaspillage. Au début des années 2000, le ministère de la Santé connaissait « la production » de chaque hôpital et son coût.

Puis, Alain Juppé, Premier ministre de Jacques Chirac, institua, par ordonnance, en 1996, un « objectif national des dépenses d’assurance maladie » (ONDAM), indicateur annuel représentant le volume de dépenses de santé qu’il ne faudrait pas dépasser. Cet indicateur est depuis fixé chaque année par la loi de financement de la sécurité sociale. En 2007, J.F. Mattéi, ministre de la santé pendant le second mandat de Jacques Chirac, proposa la tarification à l’acte pour la médecine, l’obstétrique et la chirurgie pratiquée dans les hôpitaux publics. Elle sera adoptée elle-aussi par ordonnance. Désormais le budget des hôpitaux dépendra du nombre d’actes qu’ils réalisent. Ce système qui soumit l’hôpital au régime d’une usine de production à la chaîne, a conduit l’hôpital à la crise qu’il connaît aujourd’hui. À tel point que E. Philippe et A. Buzyn ont annoncé, avant la pandémie actuelle, qu’ils voulaient réformer ce système à bout de souffle. En 2009, Roselyne Bachelot ministre sous la présidence de N. Sarkozy, fit voter la loi « Hôpital, patients, santé et territoire » qui donna dans les hôpitaux le pouvoir aux directeurs d’hôpitaux, fonctionnaires formés à « l’école des hautes études en santé publique », et le retira aux médecins. Puis en 2016, Marisol Touraine fit adopter une « loi de modernisation de la santé » créant des « groupements hospitaliers de territoire » auxquels les hôpitaux devaient adhérer. L’objectif était d’inciter les hôpitaux à fusionner.

Toutes ces réformes successives ont poursuivi le même objectif : supprimer 100 000 lits d’hospitalisation complète. Il a été à peu près atteint. Au cours de la seule période 2013 à 2018, 17 500 lits d’hospitalisation complète ont été fermés. Entre le 31 décembre 2017 et le 31 décembre 2018, 4 172 lits ont été fermés. Il faut ajouter qu’à Paris 900 lits sur 20 000 théoriquement disponibles, sont fermés faute de candidats à l’exercice du travail difficile et mal payé d’infirmier.
Elles ont généralement été adoptées par voie d’ordonnances, en interdisant le débat parlementaire.

Le résultat, c’est qu’avec 3,1 lits de soins intensifs pour 1000 habitants, la France est dix-neuvième sur 35 pays, selon l’OCDE, très loin du Japon (7,8 lits pour 1.000 habitants), de la Corée du Sud (7,1) de l’Allemagne (6), de la Lituanie (5,5), de la République slovaque (4,9), de la Pologne (4,8), de la Hongrie (4,3), de la Slovénie (4,2), de la République tchèque (4,1), de l’Estonie (3,5) et de la Lettonie (3,3). Elle ne devance que l’Italie (2,6), les États-Unis (2,4), l’Espagne (2,4) et le Royaume-Uni (2,1), le Chili (2), le Canada (1,9) et le Mexique (1,4).

Comme si cela ne suffisait pas, nous avons appris en 2013 que le gouvernement avait décidé, sur proposition du Secrétariat général à la défense nationale (SGDN), de ne plus confier à l’EPRUS (Établissement de Préparation et de Réponse aux Urgences sanitaires), établissement public sous tutelle du ministère de la Santé, la responsabilité de la constitution et du maintien des stocks de masques de protection, à l’exception de ceux qui seraient destinés au personnel soignant, le reste étant désormais de la responsabilité des employeurs. En 2001, l’État disposait d’une réserve d’environ 1 milliard de masques chirurgicaux et de 700 millions de masques de modèle FFP2, ceux qui offrent la meilleure protection. Roseline Bachelot avait été accusée de gaspiller l’argent du contribuable pour avoir constitué ces stocks, en plus des vaccins contre le virus H1N1 qui ne furent pas utilisés. Aujourd’hui, l’État ne dispose plus d’aucune réserve de masques FFP2 et d’un peu plus de 100 millions de masques chirurgicaux, et le gouvernement va acheter des masques en Chine. La responsabilité de cette situation incombe aussi bien au gouvernement de Jean-Marc Ayrault et à sa ministre de la santé, Marysol Touraine, qu’à l’actuel gouvernement. L’un et l’autre également obsédés par le souci de réduire la dépense publique ont considéré qu’il y avait là un bon gisement d’économie. Mais il serait juste de mettre également en cause la responsabilité des hauts fonctionnaires qui élaborent ces propositions et les mettent en œuvre avec zèle, dans un système qui distingue ceux qui se montreront les meilleurs « modernisateurs du service public », c’est à dire ceux qui proposeront et réaliseront les plus grandes économies dans les dépenses publiques.

Cette continuité dans la réduction de l’offre de soins hospitaliers à la population, au-delà des alternances politiques, est l’une des raisons du « dégagisme » déploré par les observateurs politiques qui y voient une marque d’incompréhension de la justesse des politiques conduites, et de la montée de l’abstention.
Si E. Macron n’a pas inventé la politique d’étranglement de la santé publique, il en a été un acteur, comme secrétaire général adjoint à l’Élysée, puis comme ministre et enfin comme président de la République.

Pourtant, il a semblé découvrir la crise sanitaire et l’absence de moyens pour y faire face, à mesure que l’épidémie gagnait du terrain.

Dans un premier temps, il a été pris au dépourvu par l’épidémie de Coronavirus. Il n’y a pas vraiment prêté attention. C’est pourquoi il a laissé la ministre de la santé quitter le gouvernement pour conduire la liste de la « République en marche » aux élections municipales à Paris, le 17 février, alors que l’épidémie était déjà bien connue. Agnès Buzyn avait organisé, les 20 et 30 janvier, le rapatriement à Beauvais de Français séjournant en Chine. Elle n’ignorait donc rien de l’importance de la crise sanitaire. Elle le déclarera d’ailleurs au lendemain du premier tour des élections municipales, à la stupéfaction de la population, de ses anciens collègues du gouvernement, et sans doute des électeurs parisiens.

N’aurait-elle pas, comme elle l’a déclaré le 17 mars, envoyé le 11 janvier un message d’alerte au Président de la République, avant de faire la même chose auprès du Premier ministre ?

En tout cas, le 7 mars, E. Macron se rendait au théâtre avec son épouse et déclarait : « la vie continue. Il n’y a aucune raison, sauf pour les populations fragilisées, de modifier nos habitudes de sortie ». On se souviendra qu’il assistait ce soir-là à la représentation d’une pièce intitulée « Par le bout du nez », racontant l’histoire d’un président de la République saisi de démangeaisons nasales si fortes qu’elles l’empêchent de parler en public. On n’ose pas écrire qu’il s’agit d’un pied de nez de l’histoire.

Cette sortie est en tout cas étonnante après qu’E. Macron a présidé un conseil de défense consacré à l’épidémie le jeudi 5 mars et réuni tous les chercheurs spécialisés dans le travail sur cette maladie le jour même. Qu’ont-ils bien pu lui dire pour qu’il fasse cette déclaration à la sortie du théâtre ?

Ensuite, on bascule de la comédie dans le drame.

Le nombre de personnes arrivant aux urgences dans un état grave, particulièrement dans l’Est de la France, augmente rapidement et avec eux se révèle l’impréparation des autorités face à la crise.

Devant l’absence de masques et de gel hydroalcoolique, le discours des dirigeants est confus. Le ministre de la Santé, avant d’annoncer qu’il allait commander 250 millions de masques, refusait de reconnaître que nous en manquions. Le 22 mars il déclarait sur LCI « Les masques sont livrés très régulièrement. […] Non, je ne reconnais pas qu’il en manque. Nous en avons parlé au conseil de défense, ces masques sont en cours de livraison, pour la plupart des départements ils ont été acheminés ». Le même jour : « Les services de réanimation sont pleins de gens qui pensaient qu’un masque les protégerait ».

La porte-parole du gouvernement n’hésitait pas à déclarer : « Je ne sais pas utiliser un masque, ce sont des gestes techniques [sic] ».
Le directeur général de la Santé, Jérôme Salomon, l’a aussi répété : « Il est inutile de porter un masque si l’on n’est pas malade », notamment car celui-ci peut provoquer « un faux sentiment de sécurité ».

Pourquoi alors ces images du Président de la République entouré d’autres personnalités, mardi 24 mars en Alsace, tous équipés de masques FFP2, à l’occasion d’un déplacement dans cette région durement frappée ?
En Corée du Sud, à Taïwan, et même en Chine une fois la crise déclarée, le port généralisé de masques de protection, les tests de détection généralisés ont été des instruments précieux dans la lutte contre la pandémie. Pourquoi ne le seraient-ils pas ici ?

La vérité est que « l’avis de scientifiques » souvent invoqué a été utilisé pour camoufler l’impréparation du gouvernement, la pénurie de moyens et la mauvaise gestion de la crise. Faute d’avoir anticipé, l’exécutif court en désordre derrière le Covid-19. Il appelle les Français à rester chez eux et tance les tire-au-flanc qui restent à la maison au lieu d’aller sur les chantiers ou dans les champs. Le ministre de l’Agriculture lance un appel aux volontaires pour aller aider les paysans à récolter les produits arrivant à maturité, mais il ferme les marchés qui en assurent la vente, tout en laissant ouverte la possibilité d’aller dans les supermarchés, dont on voit mal en quoi ils sont plus sûrs que les marchés ouverts. Le ministre de l’Éducation, qui avait dit qu’il n’était pas question de fermer les écoles, la veille de leur fermeture, annonce leur réouverture au moment ou le fameux « conseil scientifique » se prononce pour un confinement prolongé. Et l’on pourrait multiplier les exemples de cette cacophonie.

E Macron, d’abord déstabilisé, voit maintenant le bénéfice politique qu’il peut tirer de tout cela. Sans parvenir à mettre de l’ordre dans les actions brouillonnes de ses troupes, ni réunir les moyens permettant de lutter autrement que par le confinement de la population, il se pose en chef de guerre.

Ce n’est plus E. Macron qui préside, ni le Conseil scientifique permanent, avec lequel l’exécutif marque maintenant sa distance, après avoir pendant plusieurs jours dit qu’il ne faisait qu’appliquer ses décisions, c’est Clemenceau.
Emmanuel Macron à Mulhouse, c’est Clemenceau dans les tranchées en 1915, c’est ce que dit son « entourage » à l’Élysée et que la presse reprend complaisamment.
Le voilà rassuré. Il a retrouvé la verticalité du pouvoir, qui lui convient tellement.
Reste à savoir si cela suffira à nous rassurer et à faire reculer le Coronavirus.

Messages

  • Merci pour cet article synthèse. Donc, on retiendra que la crise sanitaire actuelle a trois principales causes : 1) l’accélération de la mondialisation néolibérale, 2) les politiques menées par nos gouvernements de droite et de gauche, mais surtout de gauche, puisque la responsabilité de Hollande/Touraine est absolument manifeste. On n’oubliera pas non plus que Macron est une créature du hollandisme - sa substantifique moelle oserais-je dire - et 3) la nullité et le cynisme proprement incroyables de la macronie. On oscille entre le dégoût et la colère. A propos des masques, je signale un bon article de Benoît Collombat sur le site de France-Culture : https://www.franceculture.fr/politique/penurie-de-masques-les-raisons-dun-scandale-detat

  • Bonjour,
    j’apprécie cette analyse faisant justement remonter la responsabilité de nos gouvernants au tournant de la rigueur de 1983 avec Mitterrand-Delors-Mauroy puis Fabius aux commandes et tous les autres jusqu’à Macron-Philippe.
    Cependant je n’ai pas lu les termes qui feraient apparaitre au grand jour les contraintes en toutes matières imposées aux états par l’Union européenne :
     Rôle de la Commission de Bruxelles dans les politiques suivies,
     contraintes liées à l’Euro monnaie unique,
     perte de la souveraineté nationale,
     traités de libre échange incitant aux délocalisations,
     déficit en dessous de 3% du PIB,
     "recommandations" européennes,
     règle d’or,
     GOPÉ (Grandes Orientations des Politiques Économiques),
    etc.
    Voilà l’arrière plan de toutes les dérives acceptées et mise en oeuvre avec zèle par les euro-béats (ou euro-cyniques !) à qui, malheureusement, la majorité des citoyens de notre pays confie, sans méfiance aucune, le pouvoir de nuire aux intérêts de la majorité de la population.
    « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes.

  • Oui, Jean-Paul, le temps long permet de comprendre. Voilà près de 40 ans que nous (enfin beaucoup d’entre nous) avions mis nos espoirs dans l’arrivée de la gauche au pouvoir. "On a gagné". Deux ans après (en vérité quelques mois après) il a fallu déchanter. Le "tournant de la rigueur", loin d’être une parenthèse fut un tournant historique. Jacques Cotta et moi en avions donné une première analyse dans L’illusion plurielle (JC Lattès 2001). Je suis revenu sur le sujet il y a un peu plus d’un an avec Après la Gauche. Il faut maintenant se poser la question de comprendre comment les élites politiques, administratives, et au premier chef celles qui sont issues du PS, ont pu en arriver à cette décomposition incroyable.
    Denis Collin

  • Bonjour, je ne sais pas si vous avez eu connaissance de cet article signé Pepe Escobar et paru sur le site Asia Times ?, dont voici l’adresse Internet :
    https://asiatimes.com/2020/03/why-france-is-hiding-a-cheap-and-tested-virus-cure/
    C’est bien plus que de l’incohérence et *une ténébreuse histoire parfaitement obscure de conflit d’intérêt et de gros sous.
    Amicalement
    *ce n’est plus le cas, fort heureusement

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