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Après la mort de Berlusconi

Un interview de Diego Fusaro

lundi 26 juin 2023

Une entrevue de notre ami Diego Fusaro avec le site QuotidianoWeb

Diego Fusaro, philosophe controversé, essayiste féroce, connu pour ses néologismes colorés et imagés, a créé à seulement 16 ans un site web sur la philosophie, Filosofico.net, qu’il dirige toujours. Sa thèse est une étude sur Karl Marx, avec laquelle il a obtenu son diplôme à l’université de Turin. Depuis le 20 juin 2015, il tient un blog pour Il Fatto Quotidiano.
Nous l’avons interviewé pour parler de la politique italienne et internationale : celle qui s’étiole avec la disparition de Silvio Berlusconi et celle à venir, à l’aube de la Troisième Guerre mondiale.
Dr Fusaro, pouvez-vous nous parler de la disparition de Silvio Berlusconi, de qui il était et de ce que représentait ce personnage encombrant, ironique, souvent embarrassant et pittoresque ?
A mon avis, il faut éviter les oppositions de la haine enragée et du culte hagiographique qui monopolisent aujourd’hui le pays. Selon moi, Silvio Berlusconi représentait le système néolibéral en transition de la Seconde République dans les années 1990. En 2011, dépassé par la logique du capitalisme technocratique, des techniciens et non plus des entrepreneurs, il a été destitué par un coup d’État financé par l’UE. L’ancien président a donc d’abord représenté un certain type de système capitaliste entrepreneurial, puis un système capitaliste dépassé, défiant le nouveau type avec ses dernières forces. Il s’est ensuite remis en selle, mais victime d’un syndrome de Stockholm qui l’a conduit à aimer ses bourreaux, à savoir les classes dirigeantes de l’UE, qui l’ont symboliquement décapité en 2011. C’est un peu ce qui arrive à l’Italie elle-même.
Votre dernier essai s’intitule Demophobia. Destra e sinistra la finta alternanza e la volontà di schiacciare il popolo (Rizzoli 2023) : ’La gauche a abdiqué son rôle d’instrument d’émancipation globale ; et, en fait, la soi-disant droite souverainiste ne se soucie pas du tout du peuple souverain. Nous sommes ainsi passés de la démocratie - le gouvernement du peuple, dans la dialectique de ses articulations - à la démophobie : la peur du peuple par ceux qui gèrent le pouvoir de manière monolithique’.
Il s’agit d’une tentative de recatégorisation de la situation politique et sociale actuelle en dépassant les catégories usées de la droite et de la gauche : toutes deux représentent en fait les intérêts du sommet, du capitalisme et de la mondialisation néolibérale. La base, composée du peuple et des travailleurs, des classes moyennes, n’est au contraire pas représentée et subit les agressions du sommet et sa domination grâce à la fausse alternance électorale entre la gauche néolibérale et la droite néolibérale. Le véritable conflit auquel nous devons apprendre à penser n’est pas horizontal mais vertical : entre la domination de quelques-uns au sommet et l’assujettissement du plus grand nombre au bas de l’échelle. Le conflit droite/gauche est fonctionnel à un pluralisme illusoire, à une démocratie fictive. Ce n’est qu’en commençant à penser verticalement la question sociale que nous pourrons travailler à l’émancipation populaire.
Pourtant, en ce qui concerne les droits civils, nous pouvons vous qualifier de conservateur, mais en ce qui concerne les droits sociaux, vous restez un marxiste.

Oui, je me considère toujours comme un adepte de Marx et de Gramsci, ce qui explique pourquoi je suis un ennemi juré de la gauche néolibérale fuchsia autant que de la droite néolibérale bleue. Mon livre Demophobia peut être décrit comme un ouvrage vétéromarxiste en économie et en politique, mais conservateur en termes de valeurs et d’éthique. Un livre à la fois traditionaliste et révolutionnaire, des aspects de ma pensée que je revendique.
Le projet de loi définissant l’utérus à louer (maternité de substitution) comme un délit universel et prévoyant la poursuite des citoyens italiens qui ont recours à cette pratique à l’étranger est arrivé au Parlement le 19 juin. L’interdiction a été confirmée en 2017 par la Cour constitutionnelle, qui a jugé que la pratique des mères porteuses ’porte atteinte de manière intolérable à la dignité de la femme et mine profondément les relations humaines’.

Je suis d’accord avec cette contrainte juridique et j’ajouterais que l’on parle beaucoup de la dignité des femmes mais peu de la dignité de l’enfant à naître, rabaissé à un produit à la demande. J’en avais déjà parlé dans mon livre Il nuovo ordine erotico (Rizzoli 2020). Malheureusement, je crains que l’utérus à louer ne soit bientôt dédouané : après tout, la logique du capital est de tout marchandiser et d’appeler cela le progrès.
Nous n’avons même pas le temps de lutter contre l’utérus à louer que la technologie travaille sur l’utérus artificiel... il s’agit d’EctoLife, la première installation d’utérus artificiel à contrôle numérique au monde, conçue par le biotechnologiste Hashem Al-Ghaili.
Ce que l’on appelle le progrès s’apparente à une hydre à cent têtes : vous en coupez une et quatre-vingt-dix-neuf autres surgissent. En effet, le progrès technique n’est plus contrôlé et réalise la prédiction funeste du grand philosophe Emanuele Severino, qui disait que la technologie est la production infinie de fins ; elle cherche donc à créer de nouvelles fins pour se donner du pouvoir, contre toute limite morale.

Parlons maintenant de politique internationale. Le 20 juin, le ministre russe des affaires étrangères a déclaré à propos de l’OTAN : ’Ils veulent se battre. Très bien, qu’ils se battent. Nous sommes prêts à le faire’. M. Lavrov a souligné que ’par la bouche’ du secrétaire général de l’OTAN, Jens Stolteberg, Moscou sait que les alliés de l’Ukraine ’sont opposés au ’gel’, comme ils le disent, du conflit en Ukraine’.

Depuis plusieurs années, l’humanité n’a pas été autant en danger qu’aujourd’hui. Et pourtant, c’est surréaliste, malgré le fait que les sondages la montrent contre l’interventionnisme guerrier, l’opinion publique ne semble pas si alarmée que cela.
C’est un effet typique de la société du spectacle déjà évoquée par le philosophe français Debord et qui génère l’indifférence, l’émoussement des sensations, tout est perçu comme dans un grand jeu vidéo. L’opinion publique est technocratique et n’a souvent aucune conscience de ce qui se passe. Nous sommes déjà dans le Métavers.
Selon vous, la guerre est-elle inextinguible par la nature humaine ? Est-elle donc ontologiquement inséparable de la dimension mondaine ? Tant qu’il y aura de l’humanité, il y aura aussi de la guerre ?
Cela dépend de ce que l’on entend par ’guerre’ : si l’on se réfère au conflit, à la contradiction et au devenir, ils sont inextinguibles parce qu’ils font partie de la réalité elle-même, comme nous l’enseigne une longue tradition qui va d’Héraclite à Hegel. Si, en revanche, nous entendons par guerre la guerre et l’effort militaire jusqu’à la puissance nucléaire, nous pouvons faire quelque chose. L’élimination des conflits est impossible, le dépassement des guerres est souhaitable avec sa régulation, sa normalisation. Notre vie est faite de pulsions et de besoins contradictoires. Éliminer la contradiction, c’est éliminer la vie. Héraclite disait : ’Le feu toujours vivant est le fondement de tout ; il doit vivre selon la juste mesure’. Tel doit être notre objectif.
Ce n’est pas un hasard si Nicolas de Cuse a parlé du dépassement ou de l’unité des contraires en Dieu, une dimension métaphysique dans laquelle les conflits sont annulés, les extrêmes sont identifiés et le temps et l’éternité se rejoignent.
Certainement par opposition à notre réalité phénoménale qui, selon Hegel, est contradiction : c’est ce qu’il écrit dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques. On peut en prendre sobrement acte et agir en conséquence ou faire comme si de rien n’était et imaginer un monde sans hostilité. Mais de cette façon, nous sommes voués à l’échec et, qui sait, à l’extinction._
(interview de Giulia Bertotto)