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La liberté, une valeur en voie de disparition ?

vendredi 14 juin 2019, par Denis COLLIN

Voilà 8 ans, j’ai publié un ouvrage intitulé La longueur de la chaîne (éditions Max Milo, 2011). J’y pointais les tendances des sociétés dites « libérales » à mettre en pièces la liberté, sous quelque acception que l’on prenne cette notion. Réglementation des comportements, de la parole et de la pensée, société de surveillance généralisée, transformation des démocraties en oligarchies, etc. Le temps, hélas ! n’a fait que confirmer ce diagnostic.

Les terrifiantes promesses de la prétendue « intelligence artificielle » telle que la met en œuvre publiquement le gouvernement chinois (mais gageons que les autres gouvernements sont plus ou moins secrètement engagés dans la même voie) rendent visibles aux yeux de tous le célèbre « Big Brother » imaginé par George Orwell. 1984, c’est maintenant. Et sans avoir besoin de recourir à la terreur pour l’imposer. Le joyeux consentement des fanatiques de la high tech, des startupers et des oligarques de la finance, de la politique et des médias (le cœur du macronisme) suffit à nous faire marcher vers le pire. Plus besoin qu’on vous torture pour vous faire avouer que 2 et 2 font 5. Du post-modernisme aux « gender studies », toute la crème de l’intelligentsia universitaire s’est employée à faire de la vérité une « construction sociale » et a, par avance, donné crédit à la vérité alternative et aux mensonges d’État.

Je voudrais souligner ici un point particulier : l’évolution des « démocraties ». Certes, il n’y a jamais eu de démocratie achevée. Certes, les démocraties ont toujours été plus ou moins des formes de domination des classes dominantes. La République fut bien une république bourgeoise et même, selon le mot d’Engels à propos de la France de la IIIe République naissante, un « empire sans empereur ». Cependant ces formes démocratiques de gouvernement de la bourgeoisie incluaient de larges libertés publiques et l’existence d’une opposition vaste et souvent radicale. Même sous la Ve République gaulliste, forme dégénérée bonapartiste de la République, le mouvement syndical et les partis ouvriers (au premier chef le parti communiste) représentaient pour des millions de citoyens la possibilité d’une alternative radicale à la domination du capital. Indépendamment de la politique des chefs communistes ou socialistes, la lutte pour l’émancipation des travailleurs et l’expropriation des expropriateurs avait une sorte d’incarnation. Il suffit d’évoquer cette situation pour mesurer l’état actuel de notre « démocratie ». « There is no alternative » disait Mme Thatcher qui infligea au mouvement ouvrier britannique une défaite historique lors de la grande grève des mineurs. « There is no alternative » répète Emmanuel Macron, suivi par tous ses valets de plumes et porte-parole stipendiés ou bénévoles. Qui ose encore parler de prolétariat, de classe ouvrière, de renversement du capitalisme, et même de « réformes de structures anticapitalistes » comme le prônait le programme du PS au congrès de Metz de 1979 ? Les terribles contestataires de la « France insoumise » (insoumise à quoi, on se le demande !) se réclament du « peuple urbanisé » : que les « ploucs » aillent se faire voir ailleurs !

Ce conformisme généralisé, cette « tyrannie douce de la majorité » dont parlait Tocqueville, semble avoir triomphé. « Semble » seulement. Car si elle ne trouve plus aucune expression politique sérieuse, la révolte est bien vivante, des classes populaires, de ce prolétariat qui ne peut vivre qu’en vendant sa force de travail et aussi de tous ces indépendants qui survivent en travaillant comme des forçats. Et avec eux les retraités dont la condition n’a cessé de se dégrader et qui ont joué un grand rôle dans le mouvement des Gilets Jaunes, et avec eux aussi une partie des petits patrons ou des travailleurs qualifiés des secteurs de pointe. Bref, une « France d’en bas » invisible et qui est sommée de le rester. D’où le déchainement de la répression politique, policière et juridique à un niveau jamais vu depuis la guerre d’Algérie. D’où l’intrusion massive de la surveillance policière dans les partis politiques et dans cette partie de la presse qui voudrait encore faire son travail. Jusqu’au directeur du très servile « Le Monde » convoqué par la DGSI ! D’où la réduction des droits de l’opposition au Parlement avec la limitation drastique de son temps de parole. D’où l’abolition du principe de l’égalité du temps de parole dans les compétitions électorales. Un processus insidieux, un « coup d’État permanent » mené par la « société du 10 décembre » du Bonaparte moderne. On peut s’interroger sur la caractérisation exacte du macronisme. Le mot « fascisme » n’est pas adapté. Manquent les traits essentiels du fascisme, savoir la mobilisation armée de la petite-bourgeoisie exaspérée et des déclassés et l’organisation de la liquidation physique du mouvement ouvrier. En fait la classe dominante n’a nul besoin de recourir à ces méthodes coûteuses du fascisme. Le mouvement ouvrier disloqué, démoralisé, désarmé ne semble plus un danger. Le projet totalitaire n’a pas plus besoin des méthodes révolutionnaires du fascisme. C’est de l’intérieur de la classe dominante et de l’appareil d’État que se développent cette subversion de toutes les valeurs démocratiques et cette destruction de toutes les institutions que le mouvement ouvrier avait réussi à construire dans le cadre même de la démocratie bourgeoise. Le macronisme n’est pas un phénomène isolé. En Europe, son plus proche modèle est celui du gouvernement turc d’Erdogan : l’AKP était présentait au début comme un parti centriste, démocratique, une sorte d’équivalent islamique de la démocratie chrétienne, et il n’a cessé de se « radicaliser » une fois parvenu au pouvoir, pour aboutir à la situation actuelle où l’on jette en prison à vie les intellectuels et les opposants politiques, où les élections sont annulées quand leur résultat déplaît au pouvoir, comme tout dernièrement les municipales d’Istanbul. Mais en réalité, tous les gouvernements « démocratiques » sont peu à peu gangrénés par la même maladie totalitaire. Il ne doit plus y avoir la moindre place pour un projet alternatif, pour un mouvement luttant pour l’abolition du capitalisme. Et voilà pourquoi toutes les libertés fondamentales sont grignotées peu à peu.

On pourrait multiplier les exemples. La répression du mouvement des Gilets Jaunes en a donné tant et tant. Mais aussi ce professeur parisien arrêté et gardé à vue pour une pancarte peu amène pour le ministre de l’Intérieur, un célèbre fêtard et joueur de poker. Mais aussi… L’essentiel est de bien comprendre qu’il ne s’agit pas de « bavures » mais d’une stratégie cohérente de grignotage de la démocratie. Quand un député LREM affirme que ceux qui ne soutiendront pas Macron seront considérés comme des ennemis, quand toute la galaxie LREM soutient qu’on a le choix entre rallier LREM pour le bien du pays ou défendre ses intérêts particuliers dans les partis, il est clair que c’est l’existence même du pluralisme politique qui est mise en cause. Contrairement à ce que répètent les médias aux ordres et les politiciens macrono-socialistes, le danger principal ne vient pas du RN de Mme Le Pen, un parti qui joue les utilités depuis tant de décennies. Le danger principal, la principale menace contre nos libertés publiques et privées vient de l’État lui-même, de l’État entièrement assujetti aux intérêts financiers dominants et à la nouvelle caste « éduquée » qui parle couramment le « business English », a appris les méthodes du management par la terreur et de la manipulation sournoise, une caste qui n’a plus aucun lien ni aucune communication avec ceux d’en bas.

Cesser de regarder le présent avec les lunettes du passé, cesser de voir dans ce qui se passe aujourd’hui la répétition des « années sombres de notre histoire », mais bien comprendre cette nouveauté terrifiante que nous avons encore du mal à discerner, telle est la première condition de la lucidité (« la blessure la plus rapprochée du soleil » disait René Char).