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Où allons-nous ?

jeudi 25 juillet 2024, par Denis COLLIN

Il est temps, grandement temps, d’aller jusqu’au bout de l’analyse de la situation culturelle, idéologique, économique et politique dans laquelle nous nous trouvons et qui interdit maintenant tout faux-fuyant. Voilà déjà un bon moment que je ne crois plus aux explications traditionnelles issues du trotskisme, selon lesquelles la situation est mûre pour la révolution et les « appareils » trahissent les masses et fraient la voie à la contre-révolution. Je n’y crois plus et je l’ai écrit à plusieurs reprises notamment dans Le cauchemar de Marx et, plus récemment, dans Comment peut-on encore être marxiste. Toute la téléologie historique du marxisme, quelles que soient ses formes, est à laisser tomber définitivement. Marx reste un penseur central, mais il n’y a rein à tirer du marxisme. Il n’y a rien à en tirer sinon de nouvelles désillusions. Ne pas se raconter d’histoires, tel est le premier des préceptes que nous devrions suivre. Ne pas se raconter d’histoires est une entreprise difficile parce que, pour des gens de mon âge, c’est tout un passé qu’il faut réexaminer, tout un pan de ce que nous avons fait qui doit être rejeté comme autant d’impasses.

Le monde

Commençons par quelues mots de la situation mondiale, aussi prétentieux que cela puisse paraître de présenter une synthèse en quelques lignes.

La situation mondiale est aujourd’hui pleine de dangers considérables que nous ne devrions pas sous-estimer. À nouveau est revenue sur le devant de la scène la possibilité de l’apocalypse nucléaire. Apocalypse veut dire révélation de la vérité : la vérité du capitalisme se révèle dans la possibilité de la destruction de la civilisation humaine et même de la vie humaine elle-même. C’est Khrouchtchev qui disait qu’après une guerre nucléaire les vivants envieraient les morts. Voilà, même si nous n’arrivons pas à ces extrémités, le maintien comme système dominant du mode de production capitaliste fabrique un monde qui nous semblera de plus en plus invivable. Peut-être est-ce parce que nous sommes incapables de nous adapter à ce Nouveau Monde qui est devant nous, peut-être est-ce à cause de craintes irraisonnées du progrès technique ou de la crise écologique ou des deux à la fois. En tout cas, l’avenir radieux n’est plus à l’ordre du jour. Nous avons déjà beaucoup écrit sur toutes ces questions, je n’ai pas envie d’en rajouter un nouveau chapitre ici. Il est nécessaire de comprendre que les conditions de l’action politique, si l’on admet que cette action ait encore un sens, sont complètement transformées.

La première et la plus importante de ces transformations est sans doute que la période qui s’est ouverte à l’âge classique c’est-à-dire aux XVIIe et XVIIIe siècles, et qui annonçait le progrès historique de l’humanité, cette période est vraisemblablement close. Le progrès technique va sans doute continuer, mais comme le XXe siècle nous l’a appris, le progrès technique peut parfaitement s’accommoder d’une régression terrible en ce qui concerne la morale, la liberté et les mœurs. D’ores et déjà, nous pouvons voir qu’en bien des domaines le progrès technique conduit à une dégradation continue de la situation matérielle et morale d’une très grande partie de l’humanité. L’Europe qui avait été le moteur de cette évolution pluriséculaire, dont les lumières avaient tracé le programme, est aujourd’hui en train de se décomposer et peut-être de disparaître ou alors de se réduire à un vague promontoire américain sur le continent eurasiatique. La disparition de l’Europe, certes, ne serait pas la fin de l’humanité et peut-être laissera la place à d’autres civilisations.

Mais il y a là une première question. Le capitalisme high tech chinois et le « big brother » qui surveille cette civilisation sont un modèle qui a de l’avenir, du moins tant que la population chinoise n’a pas régressé massivement, ce qui se profile tout de même à l’horizon de quelques décennies. De même Modi tente lui aussi de donner de la vigueur au modèle hindou qui concurrencera la Chine sous peu. D’autres puissances émergent dans le monde musulman, qui peuvent prendre toute leur place. Mais je n’ai envie d’aucune de ces nouvelles civilisations montantes. La reconnaissance de la place centrale de l’individu, une certaine idée de la liberté, l’héritage humaniste sont pour moi les biens les plus précieux de l’humanité. Et ils doivent être défendus. Tombouctou c’est sûrement très bien, mais je préfère Venise, Florence, Sienne, Rome, etc.

Il y a une autre question, plus vaste, abyssale, pour tout dire. Pour la première fois de son histoire, c’est naturellement que la population humaine va décliner, et non en raison de glaciations ou d’épidémies. Pendant encore quelques décennies, c’est l’Afrique qui va continuer de fournir des humains en nombre, mais là aussi, ça ne devrait pas durer. Or, le mode de production capitaliste fonctionne aussi, directement et indirectement, à l’accroissement de la population. L’accumulation des humains est le corollaire de l’accumulation du capital. Il y a chez Marx quelques indications sur ce sujet, mais finalement c’est assez maigre. Des nations entières sont menacées de disparition à termes assez rapprochés : que va devenir la Corée avec ses 0,8 enfant par femme ? Cette diminution globale dépend pour partie des changements sociaux, comme les progrès de la santé publique, l’élévation du niveau d’instruction des femmes, etc., mais aussi, semble-t-il, d’une baisse naturelle de la fertilité des humains. Cette baisse de la fertilité est une des explications envisagées pour expliquer les raisons de la disparition de nos « cousins » de Neandertal… À l’ordre du jour, La servante écarlate ? Certes, les prédictions démographiques ont été souvent démenties, mais là nous sommes en face d’un basculement qui semble n’avoir rien de conjoncturel.

Et la classe ouvrière ?

Voilà pour l’horizon historique. Socialement, nous, enfin certains d’entre nous, les vieux, nous avons cru que la classe ouvrière était porteuse du sens de l’histoire. Mais illusion ou pas, tout cela est terminé. La classe ouvrière a été dynamitée, dispersée, ventilée façon puzzle, comme dit l’autre, par la mondialisation, par l’automatisation, par la destruction de l’habitat ouvrier… et par l’immigration. La CGT des transports parisiens est contrôlée par les islamistes et ses revendications portent plus sur les salles de prière que sur la lutte contre le capital. À la place de la classe ouvrière, nous avons une plèbe, dont une partie, comme la plèbe romaine, vit de subventions (l’anone) et l’autre survit, chacun dans son coin, en occupant les niches que lui laisse le capital. En haut de la société, les clients des patrons du capital vivent grassement en faisant leur boulot de séides du patron. Il faut lire les études de Jérôme Fourquet en complément de Guilluy pour voir ce qu’est devenu notre pays. Ajoutons 7 millions d’immigrés (+350 000 par an sous Macron), sans oublier les Français de naissance, mais descendants d’immigrés et qui veulent « niquer la France ». D’où l’impression qu’ont beaucoup de Français (de toutes générations) d’être submergés et « grand-remplacés », une impression d’autant plus violente que cette immigration, de plus en plus souvent, ne veut pas « s’intégrer », mais occuper le pays, les prédicateurs leur donnant ce rôle : la Belgique et la France doivent être les deux premiers pays islamiques d’Europe ! Le RN s’est développé sur ce terreau. Aussi.

La lutte des classes ne souffre pas d’interruptions, certes, mais c’est une autre lutte des classes à laquelle nous assistons. La fracture ne passe pas (pas seulement) entre la bourgeoisie et le prolétariat, tous deux en mauvaise posture, mais entre une nouvelle caste des seigneurs de la mondialisation, de leurs vassaux et de leurs laquais et une nouvelle plèbe, comprenant ouvriers, travailleurs indépendants, petits boulots uberisés, et les fractions paupérisées des classes intellectuelles.En nombre, la fracture est très inégale : ¾ en bas, ¼ en haut, mais ceux du haut sont les seuls se faire entendre et ils ont fait sécession (voir La révolte de élites de Christopher Lasch). Le cinéma, sérialisé et américanisé a presque totalement exclu les ouvriers, sauf sous la forme de paumés, finis, les working class heroes. La fracture est géographique, les habitants de Métropolia s’arrangent pour ne plus croiser ceux de Périphéria pour reprendre les appellations proposées par Jean-Claude Michéa. La fracture est aussi culturelle et morale. Les « gens d’en haut » parlent le langage du « Maître invisible » du « divin marché » (voir l’excellent Dany-Robert Dufour). Ils sont homos, trans, et tout ce qu’on veut pourvu qu’on ne soit pas blanc hétéro. Leur amour de la « diversité » est le masque de l’homogénéisation globale, fondée sur la destruction de toutes les communautés humaines dans lesquelles peut se développer une résistance et même une critique du système. « Familles, je vous hais ! » crient les gens d’en haut. Car la famille est souvent le « dernier refuge » (voir encore Christopher Lasch). Une partie du vote RN trouve son origine dans le dégoût que la classe dominante dans ses extravagances continues provoque chez ceux d’en bas. L’indécence commune des puissants, le culte des « folles » et des « trans » en transes, l’homosexualisme (qu’on ne confondra pas avec les droits des homosexuels à vivre leur vue intime comme ils l’entendent), autant de raisons de rejeter cette classe dominante et de voter pour ceux qui semblent finalement être les seuls à garder les pieds sur terre.

La « mondialisation » a permis aux classes dominantes de faire produire où elles le veulent ce dont elles ont besoin. Les ouvriers « locaux » n’ont plus vraiment d’intérêt pour elle, le Marocain est bien moins cher ! L’emploi industriel ne représente plus que 10% de la population active en France. Par ailleurs, les « producteurs », au sens le plus général, sont en voie de disparition. Les paysans continuent de mourir à petit feu. Les artisans manquent partout. La « France périphérique » n’a ni médecins, ni services publics. Dans le meilleur des cas, elle est vouée à être la terre de résidence secondaire de la « gentry », laquelle ne se mélangera pas aux « ploucs ».

Les rapports sociaux sont loin de prendre l’aspect simplifié que prédisait le marxisme. D’où le désarroi de la « gauche intellectuelle » face à un mouvement comme les Gilets Jaunes qui fut d’abord qualifié de « facho » avant que certains ne tentent de la récupérer.

Pour beaucoup de ceux d’en bas, le sentiment dominant est celui d’une instabilité profonde, d’une menace « existentielle » qui peut se reporter sur l’étranger rendu responsable des malheurs du peuple. Comment ne pas devenir « xénophobe » quand les usines vont être délocalisées dans quelque contrée lointaine où les salaires sont bas et la protection sociale minimaliste ou inexistante ? Les cadres supérieurs, les saltimbanques payés sur fonds publics, les artistes « performateurs » propulsés par les DRAC n’ont pas ce genre de problème : ils aiment bien les immigrés qui portent à vélo les repas tout prêts… Celui qui a (encore) son pavillon et vit sous la menace délocalisations n’a aucune envie de devenir celui qui pédale à vélo pour Uber-eats.

Crise de civilisation

Ces considérations (qu’on pourra appuyer des travaux de Christophe Guilluy ou de Jérôme Fourquet) n’épuisent pas notre sujet. Il y a une crise globale du mode de production capitaliste, une crise de leadership : les USA au XXe siècle, après la Grande-Bretagne au XIXe siècle, ne peuvent plus assumer ce rôle. Les nouveaux venus comme la Chine et l’Inde n’en ont encore ni les moyens, ni la volonté. Certains parlent de « défaite de l’Occident » (E. Todd). J’ai eu l’occasion de dire ce que je pensais de cette antienne qui remonte non pas au siècle dernier, mais encore à celui d’avant ! En fait, le mode de production capitaliste atteint ses limites (cf. le livre de I. Wallerstein et alii : Le capitalisme a-t-il un avenir ?, La Découverte, 2014). Son développement ultérieur ne peut qu’engendrer le chaos, voire des conflits menaçants pour la civilisation humaine (cf. supra). La domination de la technologie, devenue la seule norme, assèche la pensée et l’état de délabrement de l’école et des arts et des lettres en témoigne. Ce qui s’accompagne pour les générations qui viennent d’une baisse inquiétante du niveau de connaissances scientifiques.

Rosa Luxemburg posait l’alternative en ces termes : socialisme ou barbarie. Nous sommes à nouveau devant ce dilemme, à cette différence toutefois que le socialisme semble avoir disparu ! Que des professeurs craignent maintenant d’enseigner les résultats indiscutables des sciences comme la théorie de l’évolution, voilà qui ne manque pas d’inquiéter. À quand les « terre-platistes » ? Ce retour en force de l’obscurantisme pourrait d’ailleurs fort bien s’accompagner d’un coup de barre à droite sur la question de mœurs – la mode transhumaniste est clairement dirigée contre le plaisir sexuel. Ce n’est d’ailleurs pas un des moindres paradoxes de la situation.

Mais le plus grave est la lente érosion du surmoi qui se manifeste singulièrement dans la jeune génération. Des faits divers ont suscité l’effroi, sans pour autant que la justice ni les autres pouvoirs publics ne s’en émeuvent outre mesure. Que des gamins de 12 à 14 ans violent et torturent une de leurs copines au motif qu’elle est juive ce n’est pas un fait divers, mais un fait de société. La dénonciation permanente des « féminicides » semble, de même, s’accompagner d’une augmentation des violences contre les femmes. Toutes nos croyances « progressistes » quant à la pacification des rapports entre humains, au respect mutuel, etc. semblent mises en pièces par la fragmentation de la société en groupes « ethniques » en guerre les uns contre les autres. Le « France orange mécanique » (pour reprendre le titre du livre de Laurent Obertone) est devant nous.

Les « progrès de l’esprit humain », tels que les envisageaient les penseurs des Lumières devaient être des progrès de la liberté. Mais on peut voir aujourd’hui que ce qui progresse, c’est la « cage d’acier » de la « société rationnelle », accomplissant les sombres prédictions de Max Weber. La multiplication des interdits et, corrélativement, celle des moyens de surveillance semble accomplir les pires prophéties des grandes dystopies. Mon livre La longueur de la chaîne est tristement validé par l’histoire récente de nos sociétés.

Crise de civilisation et progrès de la barbarie : voilà où nous en sommes. Le progressisme se révèle comme une arme de destruction massive des progrès accomplis depuis le début des temps modernes (une date donnée ici pour fixer les idées).

Comment en sortir ?

Bref, exit la « classe pour-soi ». Question : combattre a-t-il encore un sens ? Le sens est celui de la tradition héritée et que je (nous) revendique (revendiquons). Comme le disait Machiavel, dans toute république, il y a un antagonisme entre les grands (qui veulent dominer) et le peuple (qui veut ne pas être dominé) et, comme le secrétaire florentin, je suis « peuple ». Pas de classe ouvrière messianique, mais le parti du « populo », le parti de « Ma France » que chante Jean Ferrat, le parti de la lutte pour la paix. Être du côté du populo, c’est défendre une société décente (la common decency d’Orwell). Et tout cela se décline selon des lignes que nous avons maintes fois développées dans La Sociale et ailleurs.

Reste : comment faire ? Le souverainisme est une impasse. Nous l’avons testé et les dernières européennes l’ont montré. De la critique du carcan européen, la plupart des gens n’en tirent pas qu’il faut sortir. Ils ont sans doute tort, mais c’est un fait. Ne pas en tenir compte sera stupide. Un front des souverainistes n’a aucune chance de se réaliser. Par ailleurs, nous n’avons aucun moyen de nous adresser aux électeurs populaires du RN qui votent pour ce parti pour dire « merde » à la classe politique. Tous ces gens, qu’il ne faut pas mépriser, rebasculeront du « bon côté » quand le « bon côté » existera et ce n’est pas la gauche actuelle qui le reconstruira. Mais autour de nous, les braves gens de gauche ne manquent pas qui entendent nos arguments, mais ils nous trouvent souvent « excessifs »… Ils ont une nostalgie de la « gauche d’avant », de cette gauche qui paraissait unir le progrès social et moral dans un seul mouvement. Il est difficile de renoncer à ses propres illusions.

Les déterminismes structurels globaux de la période semblent peu favorables à la construction d’une nouvelle force politique de masse, apte à agir sur la situation au moins nationale. Cependant, il est possible d’essayer de tracer un programme de réflexion qui aura son importance à l’étape suivante, un programme qui inclut une critique systématique de l’idéologie progressiste et gauchiste dont il faut absolument se défaire. Je vois ainsi les grandes lignes de ce programme de travail :

  • Définir clairement ce que sont les acquis de la civilisation que nous voulons conserver. Ceci suppose qu’on revienne sur la question de l’école, de la république, de la démocratie, de la laïcité, des libertés personnelles et de ce qui a constitué l’État social. Cette défense des acquis définit la dimension profondément conservatrice de notre engagement.
  • Redonner un sens précis à notre objectif que nous pouvons appeler « socialisme ». Le socialisme doit être pensée comme la république jusqu’au bout, à la manière jauressienne. Ce socialisme implique des institutions sociales (poursuite de ce qui a été entrepris par le mouvement ouvrier), mais aussi le développement de la coopération sous toutes ses formes. Le socialisme de Jaurès est coopérativiste et nous devrions poursuivre nos recherches en ce sens. On pourrait ainsi renouer avec ce qui s’était confusément exprimé sous le nom d’autogestion. Les coopératives seules ne suffisent pas. On a besoin de services publics forts, d’un contrôle du système bancaire, et de programmes étatiques – par exemple pour les transports ou l’énergie.
  • Développer la dimension écologiste comme un élément central, non en s’en tenant à quelques solutions techniques miraculeuses (du genre des éoliennes en mer), mais en faisant de la défense de la nature un axe central de la critique du mode de production capitaliste.
  • Repenser la politique comme la démocratie de bas en haut. Démocratie par en bas, avec la revivification de la démocratie communale, la lutte contre la métropolisation, et l’empilage bureaucratique. Démocratie par en haut en nous libérant de la servitude européenne – il suffit de dire « non » pour que les prétentions des euroïnomanes s’effondrent – et encore démocratie par en haut en revenant à un régime parlementaire et à la représentation proportionnelle. Démocratie à tous les étages en abrogeant toutes les lois qui mettent en liberté surveillée (c’est-à-dire en prison) la liberté d’expression et en instituant la séparation entre les organes de presse et leurs propriétaires (garantie de l’indépendance des sociétés de rédaction).
    Travailler dans ce sens, organiser des débats et des colloques, proposer une alternative, voilà ce qui semble à notre portée et à quoi nous invitons tous nos amis.

Denis Collin, le 18 juillet 2024.