Et on tuera tous les vieux !
La question des retraites est revenue sur le tapis avec la proposition de la gauche et du RN d’abroger la loi Borne, refusée massivement par la population en 2023. Le fameux déficit budgétaire ? Ce sont les retraites ? La dette publique ? Les retraites vous dis-je ! De tous côtés, les médecins de Molière sont à l’œuvre.
On fera remarquer que les diverses aides aux entreprises (CICE et autres exonérations) constituent une part considérable des dépenses de l’État. On pourrait aussi parler des gaspillages phénoménaux, du « pognon de dingue qu’a coûté la mise à l’arrêt du pays pendant le COVID. Des coûts des “experts” qui viennent doublonner les services de l’État (Mc Kinsey et Cie), sans oublier la guerre en Ukraine qui nous coûte à la fois en aide directe et en augmentation des dépenses en énergie. Bref la liste est longue. Mais non, ne m’en parlez pas, les retraites vous dis-je !
Partons de ce qui est incontestable : le vieillissement de la population entraîne mécaniquement une baisse du ratio actifs/retraités et, comme le COR, le remarque, le déficit global du système de retraites est structurel, dès lors qu’on se refuse à augmenter les cotisations et à revenir au plein emploi.
Le fond de la question est que tant que nous considérons comme éternel le mode de production capitaliste et ce qui va avec, c’est-à-dire le gavage des actionnaires, effectivement, aucune solution ne semble envisageable, hormis celle qui a été mise en œuvre par les gouvernements successifs : augmenter la durée des cotisations, augmenter l’âge de départ à la retraite, et, sans doute dans un avenir proche, baisser les pensions (ce qui, de fait, a commencé). Si on veut bien considérer que la retraite est du salaire différé et le seul “capital” dont jouisse un salarié, il s’agit donc de ponctionner, une fois de plus, cette “variable d’ajustement” qu’est le travail ! Le capital est insatiable. Toujours plus, réclament en chœur les actionnaires et avec eux les valets stipendiés que sont les journalistes de la presse “mainstream”, les faiseurs d’opinion de tous poils et les jeunes gavés qui ne pensent qu’à piquer le fric des vieux.
Mais on pourrait voir la chose autrement.
Dans notre système par répartition, les actifs paient les pensions des retraités. On pourrait penser à augmenter le nombre d’actifs ! Officiellement, il y a 71 % d’actifs qui travaillent. Donc 29 % qui vivent du travail des actifs… Sur ces actifs, un nombre considérable de chômeurs : 2,3 millions selon les statistiques officielles, mais beaucoup plus si on y ajoute le travail à temps partiel imposé, les “petits boulots”, les emplois intermittents, etc. On arrive alors à un chiffre beaucoup plus important de plus de 5 millions. Et encore, il faudrait ajouter tout cela le chômage camouflé : celui de la prolongation indéfinie des études — tout le monde doit être “docteur” ! — ou encore la multiplication des “adultes handicapés” (1,3 million), une catégorie en expansion, selon une méthode employée dans la plupart des pays d’Europe pour dissimuler le chômage. D’importants transferts sociaux invisibles se font vers ces diverses catégories de chômeurs camouflés. À quoi il faudrait ajouter tous ceux qui ont renoncé à chercher un emploi et ne sont ni chômeurs ni actifs. La masse des emplois potentiels et donc des cotisants potentiels est considérable et suffirait vraisemblablement à équilibrer le régime des retraites à long terme — d’autant les classes d’âge les plus nombreuses, les fameux “boomers” sont appelées à disparaître en vertu des lois de la biologie.
On pourrait aussi songer à augmenter les cotisations pour la retraite. Les bénéfices des entreprises seraient alors sans doute écornés. Mais si on regarde simplement la part que le capital s’est accaparée au cours des dernières décennies, on voit que la chose n’est pas impossible. Ajoutons, pour les pleureuses du MEDEF, que les impôts sur les bénéfices des sociétés sont passés de 50 % en 1945 à 25 % aujourd’hui. Ils peuvent donc bien remettre quelques petits sous dans la cagnotte des vieux.
Tout cela, à structure sociale inchangée, pourrait se discuter. Il y a une autre manière d’aborder la question des retraites. On pourrait fort bien imaginer que notre société devienne plus riche en produisant plus, c’est-à-dire en procédant à la réindustrialisation et au développement de l’agriculture. Nous sommes globalement une société très parasitaire et ce parasitisme touche massivement les actifs (ceux qui se plaignent de la retraite des vieux), puisque seulement 12 % de la population active est employée dans l’industrie, 2,6 % dans l’agriculture, moins de 1 % dans la santé et 5 % dans l’éducation. Soit au total 21 % de vraiment utiles socialement ! Ajoutons les policiers, les militaires et les personnels de la justice, on arrivera péniblement à 22 % ou 23 % ! Si on voulait être un peu polémique, on aurait pourrait se demander à quoi sont occupés tous les autres ? Pour une partie, ils “causent dans le poste”, écrivent des folliculaires, prononcent des discours pour dire que les Français ne travaillent pas assez. Il y a bien sûr tout un secteur voué au commerce et aux services qui est fort utile. Mais l’affaissement de la base productive ne laisse pas de questionner, surtout si on la compare à l’Allemagne, par exemple. Imaginons ce que serait la situation française si on produisait autant d’automobiles qu’il y a 20 ans, si on produisait l’acier dont on a besoin, les médicaments qui nous permettraient une plus grande sécurité en cas d’épidémie, etc. Dans la division du travail, nous sommes de plus en plus spécialisés dans… la consommation. Les immenses entrepôts qui cernent de nombreuses villes, petites ou grandes, en témoignent.
Nous occuper de regagner notre autonomie cela demanderait du protectionnisme et une rupture nette avec les directives de l’UE et donc un changement des rapports de production. Après, soyons fous, on pourrait imaginer que les gens n’aient plus envie de fuir le travail, tant qu’ils restent en forme.
Il y a enfin un troisième aspect. Le “progressisme” valorise les jeunes et dévalorise les vieux. Être jeune, c’est bien, vieillir c’est mal. C’est répété à longueur de journée, dans la publicité et ailleurs. La société hédoniste des consommateurs tous identiques ne veut avoir affaire en rien avec le passé. C’est la dynamique même du capital. Pendant longtemps, elle a été contrebalancée par les valeurs issues des sociétés traditionnelles qui voulaient que les jeunes respectent les vieux, censés être plus sages. Désormais, c’est fini. À l’âge du capitalisme absolu, enfin “chez lui”, il ne faut plus s’encombrer du passé. Les paroles de l’Internationale, “du passé, faisons table rase”, sont les mots d’ordre du capitalisme d’aujourd’hui. Les jeunes sont réputés ne rien devoir aux plus vieux. Tout leur est dû et ils ne doivent rien. La dette, c’est l’horreur ! Écoutez-les : les retraités leur prennent tout ce qui leur revient et il faut en finir avec ça. C’est aussi pourquoi l’euthanasie est aussi populaire. Dans la dystopie d’Iran Levin, Un bonheur insoutenable, euthanasie les gens quand ils ont atteint l’âge de 64 ans, ce qui leur éviter les affres de la maladie et la déchéance du corps. Nous en sommes là et c’est que pensent tous les bien-pensants, de droite comme de gauche. Ils ne le disent pas tous, mais on lit facilement entre les lignes ce qu’ils pensent vraiment. Par exemple, on voit des défenseurs acharnés de la propriété privée s’offusquer que les vieux soient plus riches que les jeunes. Il faudrait donc, pour que la justice selon certains éditorialistes d’un journal de droite soit respectée, que les jeunes, qui entrent tout juste dans la carrière, possèdent plus de bien que ceux qui ont passé leur vie à payer leur maison et à mettre trois sous de côté. Décidément, le monde marche à l’envers et la discussion sur les retraites en dit long sur ce qui anime nos modernes.
Il ne s’agit évidemment pas d’opposer les jeunes aux vieux ou inversement. Les vieux qui vivent de la rente du capital ne sont pas mis en accusation par nos faiseurs d’opinion, ni les jeunes qui se goinfrent des miettes tombées de la table du grand capital. Il s’agit une fois encore de montrer où mène la logique du capital, dans tout ce qu’elle peut avoir d’inhumain. La tâche n’a pas changé : construire une société “plus juste et plus humaine”, qui redonnera au travail toute sa place et permettra à tous de vivre décemment.
Le 27 septembre 2024