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Livres : Le parrain rouge

jeudi 5 décembre 2024, par Denis COLLIN

Je viens de lire, avec un intérêt soutenu Le parrain rouge de François Bazin (Plon) consacré à la vie de Pierre Boussel dit Lambert. C’est un livre honnête et non un réquisitoire contre Lambert et le lambertisme - PCI, OCI, puis PT et POI. Le courant lambertiste fut longtemps ignoré des grands médias. Ces trotskistes archaïques ne faisaient pas de « bons clients » pour la société du spectacle. Les choses ont changé quand on commença à soupçonner que Jospin était une « taupe » lambertiste et on a vu depuis toute une série d’ouvrages plus ou moins bons consacrés aux secrets des lambertistes.

L’ouvrage de Bazin a l’avantage du sérieux et il s’est efforcé de vérifier ce qu’il avance. Ainsi les vieux « canards » contre Lambert sur son attitude en 1940 ou sur ses rapports avec Henri Molinier et le prétendu « entrisme » dans le RNP de Déat sous l’Occupation, tout cela est convenablement traité. Bazin a fait son boulot de journaliste et il est allé vérifier les sources, notamment policières et judiciaires. Ici et là on pourrait noter quelques inexactitudes, somme toute secondaires. Mais l’essentiel est juste et permet au lecteur qui n’a pas eu l’heur ou le malheur de fréquenter le lambertisme de s’en faire une idée assez précise.

Bazin a un fil directeur : les contradictions du personnage. Lambert est à la fois attaché à une orthodoxie trotskiste rigide — le Programme de transition de 1938 a tout dit et il n’y a rien à changer — mais cette orthodoxie est principalement utilisée comme outil de cohésion interne et comme arme contre les ennemis du « parti ». Mais Lambert est aussi un homme qui s’autorise à franchir toutes les lignes quand ça l’arrange, à inventer de nouvelles théories qu’il aurait violemment critiquées la veille, tout en les présentant comme la continuation logique du dogme. Lambert est un homme de réseaux et de contacts. Il a une obsession : ne pas être isolé de la « classe », laquelle s’identifie de fait pour lui aux syndicats et essentiellement à partir de 1959 à l’appareil de FO. Cette obsession du mouvement syndical est la ligne qui relie les changements de pied successifs. Contact-man, com l’appelait « Raoul » va obtenir ainsi des succès réels et ainsi sera construite la plus grosse organisation trotskiste française et européenne, avec des « taupes » un peu partout. Mais après 1981, ce qui avait fait le succès du lambertisme va largement se retourner contre lui. Mitterrand a trahi les espoirs que Lambert avait mis en lui et Chirac va le rouler dans la farine. Alors qu’il avait l’habitude d’instruire des procès et d’exclure les éventuels concurrents, il va se retrouver avec une scission qu’il n’avait pas vue venir derrière Cambadellis, qui emmène avec lui 400 militants. Le mouvement va végéter et après la mort de Lambert (2008), il va même scissionner, l’aile « syndicale » procédant à l’exclusion du dauphin désigné (Gluckstein-Seldjouk). Le POI se reproduit comme les amibes, par scissiparité.

En dépit d’une influence syndicale certaine (dans l’UNEF avant le départ de Cambadellis, dans FO) le lambertisme est resté un courant marginal, ne jouant qu’à la marge dans la vie politique française. Électoralement, les diverses candidatures lambertistes pratiquement insignifiantes (0,42 % au mieux). Il a fallu que le POI rallie LFI pour avoir un député.

Lambert a cependant un héritier : champion de la magouille et des revirements opportunistes, prêt à dresser le procès de ses amis d’hier et à les exclure de manière encore plus expéditive que Lambert, c’est Mélenchon, lui-même ancien lambertiste resté très longtemps (jusqu’à mitan des années 1980 ?) un de ces lambertistes hors les murs après son entrée au PS dans l’écurie de Claude Germon. Mais Mélenchon a dépassé son maître. Il n’utilise plus les idées et le programme qu’en fonction des intérêts électoraux et autres du moment. Les méthodes expéditives et la soumission au parrain sont les mêmes à LFI à l’OCI. Du reste, Mélenchon lui-même, un jour de franchise, avouait qu’en politique, il n’y a que des parrains… Mais Mélenchon s’est débarrassé de tous les oripeaux marxistes et « la classe » est un terme qui n’a pas la moindre signification pour lui.

Un dernier mot : François Bazin fournit sur la guerre d’Algérie et les rapports entre Lambert et Messali des éclairages fort utiles. Il réhabilite Messali et Lambert par la même occasion. Mais il n’y a pas un mot sur l’évolution plus récente du lambertisme, évolution vers le FLN algérien du temps de Bouteflika qui entretenait de bons rapports avec la lambertiste locale, Louisa Hanoun. Il ne dit rien non de l’évolution de la Libre Pensée, devenue provoile et adepte de la « laïcité ouverte ». Le ralliement des lambertistes à l’islamisme reste un mystère. Mais, alors qu’ils avaient refusé de voter en 2017 pour le Mélenchon encore laïque et républicain, ils ont rallié avec enthousiasme le Mélenchon de 2022, provoile et soutenu par les Frères musulmans. Lambert était mort et son dauphin exclu : on ne peut leur imputer cette évolution. Mais elle est bien dans l’esprit du lambertisme.

Une question pour conclure : qui cette histoire peut-elle intéresser ? Lambert n’est pas un personnage historique. Les turpitudes des uns et des autres dans FO ou ailleurs ne concernent qu’un tout petit monde et surtout des vieux, comme l’auteur de ces lignes. Il faut laisser les morts enterrer leurs morts, dit l’évangile.

Le 5 décembre 2024