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L’émancipation des travailleurs sera l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes ! 

samedi 4 janvier 2025, par Denis COLLIN

« L’émancipation des travailleurs sera l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes ! »

Contrairement à ce qu’on peut lire parfois, cette citation n’est pas de Bakounine, mais de Marx. Elle implique qu’un régime politique de parti unique, de syndicats sous la coupe de l’État, de contrôle de la presse et de l’édition, de répression des manifestations d’opposition n’a rien, mais vraiment rien à voir avec le « socialisme » ou le « communisme », tels que Marx les pensait. L’URSS n’a jamais été « socialisme » ou alors c’était un socialisme de caserne. Ni l’URSS, ni les pays de l’Est, ni la Chine, la Corée du nord, le Vietnam et Cuba. Pour ce dernier pays, la tropicalisation du système stalinien ne l’a pas empêché de rester un système stalinien. Et je ne parle pas du « socialisme bolivarien » qui n’a jamais autre chose qu’une des formes du caudillisme latino-américain. Du colonel Chvez au général Tapioca, il n’y avait pas bien loin.

Dans le « manifeste » de la Sociale, publié en 2016, nous défendions résolument la démocratie de bas en haut. Nous n’avons aucune raison d’avoir changé d’avis. La démocratie qui vient d’en haut est tout simplement une forme de dictature d’un parti, d’un groupe, d’une caste. La grande majorité des travailleurs en est consciente et c’est pourquoi les vieux partis ouvriers fondés sur les principes du « socialisme de caserne » sont massivement rejetés. D’autant plus que tous ces partis sont composés d’intellectuels petits-bourgeois et d’une clientèle sur le modèle romain antique.

Les partis centralisés avec leur comité central, leur « politburo », leurs circulaires et leur discipline de parti, c’est fini. Définitivement et on ne doit pas le regretter. L’illusion du parti qui peut changer le monde est dissipée. Et avec elle l’illusion du « parti révolutionnaire ».

Voici ce que nous disions dans le Manifeste de la Sociale :

La liberté, c’est d’abord pouvoir décider soi-même. Mais pour cela la liberté doit être réfléchie dans son sens collectif. La liberté est commune avant d’être individuelle. Cela signifie que l’on n’est libre qu’à partir du moment où l’on n’est pas soumis collectivement, réduit en esclavage ou asservi sous un régime autoritaire, quelle que soit la forme qu’il ait prise dans l’histoire. La démocratie républicaine permet d’abord d’assurer cette liberté commune qui fait de nous des citoyens et non des esclaves ou des sujets. Dans ce contexte commun, l’homme libre est celui qui est autonome, autrement dit qui n’obéit qu’à lui-même, à la loi qu’il se donne. Il faut tout mettre en œuvre pour que cette loi soit partagée et non imposée arbitrairement ou d’autorité, comme c’est la tendance la plus naturelle du pouvoir. C’est pourquoi la liberté exige la démocratie, le pouvoir « d’en bas », le pouvoir du peuple. Notre république, dit la Constitution, est démocratique. Fort bien. Mais pour qu’elle le soit réellement, il faut d’abord redonner vie à tous les foyers de démocratie et en premier lieu aux communes. Or toutes les réformes de « décentralisation » n’ont eu de cesse de restreindre voire d’abolir cette liberté communale de base, contrepouvoir historique s’il en est.

Il faut aussi remettre en cause tout l’appareil préfectoral et transférer tous les pouvoirs d’application des lois aux assemblées départementales. Comme le demandait déjà Clemenceau, on peut supprimer les préfets.

En général donc développer toutes les formes de démocratie locale, avec de véritables enjeux. On ne peut sans cesse crier aux loups contre un supposé « mille-feuille territorial », et ne cesser de créer des collectivités supplémentaires, toujours plus technocratiques les unes que les autres, toujours plus éloignée des citoyens, toujours à dimension inhumaine : la région était la première, les communautés de communes sont arrivées ensuite avec la même vocation gloutonne et expansive sans cesse martelée, et plus récemment les métropoles sont venues confirmer cette conception inconséquente de l’aménagement du territoire en signifiant la folie des grandeurs pour quelques immenses villes à qui l’on confie le soin de la concentration absolue au détriment de tous les territoires environnants, particulièrement les milieux ruraux voués à la désertification. Comme si toutes ces tentatives de dessaisissement des citoyens des choix qui concernent leur propre avenir ne suffisaient pas, l’UE donne sa touche avec « l’Europe des régions » qui reviendrait à regrouper les grands pôles d’activité par-delà les frontières pour en tirer un maximum de profits, le reste du territoire étant délaissé, ramené au rang de simples « réserves d’indiens ». L’architecture de l’UE s’appuyant sur la négation des frontières (dans le domaine exclusivement financier) et la destruction des nations.

La démocratie, c’est donc aussi et surtout la possibilité pour le peuple de dire son mot et de décider des lois. Si la démocratie directe à la façon des Grecs anciens est manifestement impossible (et peut-être pas souhaitable) à une échelle nationale, la démocratie représentative telle que nous la connaissons ne fonctionne manifestement plus. Elle ne peut être régénérée qu’en rompant radicalement avec le présidentialisme et avec l’appareil bureaucratique de la caste dirigeante. Ce qui exige un régime parlementaire authentique : pas de pouvoir au-dessus du Parlement ! Mais ce Parlement doit représenter la nation dans toute sa diversité et donc il doit être élu à la proportionnelle intégrale. De ce point de vue, le changement constitutionnel s’impose et il doit être mis en œuvre avec le peuple, non contre lui, au moyen d’une assemblée constituante qui proposerait les nouvelles règles du jeu. On pourrait ainsi mettre fin à bientôt 60 ans de monarchie présidentielle initialement fondée sur le coup d’État de mai 1958 qui instaurait la Ve République, coup d’État qui ne dit jamais son nom !

La séparation des pouvoirs doit être garantie - pas comme aujourd’hui ! - en coupant le lien entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire. [...] Les scandales à répétition qui traversent la Ve République sont légion.

Mais il faut aussi étendre la séparation des pouvoirs en interdisant aux grands industriels et financiers de posséder les médias de masse (journaux, télévision, etc.) et en édifiant un mur entre les représentants politiques, la fonction publique et les milieux d’affaire. Là encore, il ne s’agit pas de mesures particulièrement utopiques. Le Conseil National de la Résistance il y a plus de 70 ans a montré la voie. Une des entraves à la liberté est l’existence d’une oligarchie politico-économico- médiatique qui devra être défaite sans compter. Un des moyens de garantir et développer la liberté est l’introduction des citoyens dans les organes médiatiques, comme conseils, mais aussi comme critiques et contrôles.

La liberté, c’est aussi la reconnaissance des libertés individuelles égales pour tous. Et ici la laïcité est l’enjeu majeur. La laïcité est non seulement le principe juridique de la reconnaissance de la liberté de conscience et de culte et de séparation des églises et de l’État, mais le principe politique de la séparation du pouvoir et de la religion, principe qui est bien plus vieux que la loi de 1905 ! La laïcité n’a pas à être « ouverte » parce qu’elle ne s’occupe pas des religions. Elle suppose non seulement que les religions n’interfèrent pas dans la vie politique, qu’elles ne se manifestent pas dans la vie publique et se cantonnent dans la sphère privée, mais encore que la liberté de tous et notamment de celle des enfants appartenant à des familles religieuses soit garantie à sa juste valeur. Bref que Dieu reste dans les églises et nulle part ailleurs.

Sans doute ce texte doit-il être retravaillé, amélioré, actualisé, mais il est notre fil directeur. Mais plus que jamais la défense des travailleurs, dépendants ou indépendants, suppose le combat pour la liberté, cette liberté que bafouent les prétendus « libéraux » et que méprisent toutes les cliques de petits-bourgeois terriblement révolutionnaires acoquinés avec la peste islamiste.

---- Texte de Hal Draper ----

Hal Draper (1914-1990) est un des fondateurs du parti trotskyste américain, le SWP qu’il quitte au début des années 1940 en raison du régime intérieur du parti et de la caractérisation de l’URSS comme « État ouvrier dégénéré » alors qu’il s’agir, pour lui, de « collectivisme bureaucratique ». Il reste toute sa vie un militant pour un socialisme démocratique, un socialisme par en bas. Voici un extrait d’un texte de1966 :

Les deux âmes du socialisme

3. L’apport de Marx

1966

L’utopisme était élitiste et anti-démocratique dans l’âme parce qu’il était utopique - c’est-à-dire qu’il portait son regard vers un modèle préconçu, un rêve auquel la volonté devait donner vie. Il était par-dessus tout hostile à l’idée même de transformation de la société par en bas, par l’intervention révolutionnaire des masses en quête d’émancipation, même s’il acceptait finalement le recours aux masses comme instrument de pression sur les sommets. Dans le mouvement socialiste tel qu’il s’était développé avant Marx, à aucun moment l’idée de socialisme n’a rencontré celle de démocratie par en bas.

Cette intersection, cette synthèse, sera la grande contribution de Marx. Par comparaison, Le Capital dans sa totalité est secondaire. Il fit fusionner le socialisme révolutionnaire et la démocratie révolutionnaire. C’est là qu’est le cœur du marxisme. « Voici la Loi. Le reste n’est que commentaire ». Le Manifeste Communiste de 1848 marque la prise de conscience par lui-même d’un mouvement « dont l’idée était, dès le commencement, que l’émancipation de la classe ouvrière devait être l’œuvre de la classe ouvrière elle-même » (Engels).

Le jeune Marx lui-même passa par le stade primitif, de la même manière que l’embryon humain passe par le stade branchial. On peut signaler qu’il réalisa l’une de ses premières immunisations en attrapant la maladie la plus répandue, l’illusion du despote sauveur. Il avait 22 ans à la mort du vieil empereur, quand sous les acclamations des libéraux Frédéric-Guillaume IV monta sur le trône, porteur de grandes attentes de réforme démocratique par en haut. Rien de tel ne se produisant, Marx ne revint jamais à cette idée, qui n’a pas cessé depuis d’ensorceler le mouvement socialiste par des espoirs en des dictateurs ou des présidents providentiels.

Lorsque Marx entra en politique, il était rédacteur en chef de l’organe de l’extrême gauche démocrate libérale de la Rhénanie industrielle, et il devint bientôt le principal propagandiste de la démocratie politique intégrale en Allemagne. Le premier article qu’il publia était une polémique en faveur d’une liberté illimitée de la presse de toute censure étatique. Au moment où le gouvernement impérial obtint son renvoi, il commençait à se tourner vers les nouvelles idées socialistes en provenance de France. En devenant socialiste, ce porte-parole de la démocratie libérale avait toujours pour objectif la victoire de la démocratie - mais ce mot avait dès lors un sens plus profond. Marx fut le premier penseur et dirigeant socialiste à venir au socialisme en passant par la lutte pour la démocratie libérale.

En mettant en œuvre une démarche qui, pour la première fois, faisait fusionner les idées communistes et les aspirations nouvelles à la démocratie, Marx et Engels entrèrent en conflit avec les sectes communistes existant alors, comme celle de Weitling, qui rêvait d’une dictature messianique. Avant de rejoindre le groupe qui devait devenir la Ligue Communiste (pour laquelle ils rédigèrent le Manifeste Communiste), ils stipulaient que l’organisation devait passer de la conspiration élitiste à l’ancienne à un groupe de propagande au grand jour, que « tout ce qui pouvait conduire à un autoritarisme superstitieux devait être éliminé des règles », que le comité de direction devait être élu par tous les membres, en opposition avec la tradition des « décisions par en haut ». Ils conquirent bientôt la Ligue à leur nouvelle façon de voir et, dans un journal publié en 1847, quelques mois seulement avant le Manifeste Communiste, le groupe annonçait :

Nous ne sommes pas de ces communistes qui cherchent à détruire la liberté individuelle, qui veulent transformer le monde en une énorme caserne ou une énorme maison de pauvres. Il y a certainement des communistes qui, la conscience tranquille, refusent de lutter pour la liberté individuelle et voudraient l’éliminer du monde parce qu’ils la considèrent comme un obstacle à l’harmonie universelle. Mais nous n’avons aucun désir d’échanger la liberté contre l’égalité. Nous sommes convaincus (...) que dans aucun ordre social la liberté ne sera aussi bien garantie que dans une société basée sur la propriété commune... (mettons-nous) au travail pour fonder un Etat démocratique dans lequel chaque parti serait à même, que ce soit par la parole ou par l’écrit, de gagner une majorité à ses idées...

Le Manifeste Communiste, qui est sorti de ces discussions, proclamait que l’objectif premier de la révolution était de « gagner la bataille de la démocratie ». Lorsque, deux ans plus tard, après le déclin des révolutions de 1848, la Ligue Communiste scissionna, ce fut en opposition, encore une fois, avec le « communisme sommaire » qu’est le putschisme, qui envisageait de substituer des groupes déterminés de révolutionnaires au réel mouvement de masse d’une classe ouvrière éduquée par l’avant-garde. Marx leur dit alors :


La minorité ... fait de la seule volonté la force motrice de la révolution, et la substitue aux rapports réels. Alors que nous disons aux travailleurs : « vous devez traverser 10 ou 20 ou 50 années de guerres civiles et de guerres internationales, non seulement afin de changer les conditions existantes, mais aussi pour vous changer vous-mêmes et vous rendre capables d’exercer le pouvoir politique » , de votre côté, vous dites à ces mêmes travailleurs : « nous devons prendre le pouvoir tout de suite, ou alors nous ferions mieux d’aller nous coucher ».

« Pour vous changer vous-mêmes et vous rendre capables d’exercer le pouvoir politique » : tel est le programme que Marx assigne au mouvement de la classe ouvrière, à la fois contre ceux qui disent que les travailleurs peuvent prendre le pouvoir du jour au lendemain, et contre ceux qui disent qu’ils ne le prendront jamais. C’est ainsi qu’est né le marxisme, dans un combat conscient contre les avocats de la dictature éducative, les dictateurs-sauveurs, les élites révolutionnaires, les communistes autoritaires aussi bien que les philanthropes bien intentionnés et les bourgeois libéraux. C’était ça le marxisme de Marx, pas la monstruosité caricaturale qui porte cette étiquette à la fois chez les professeurs bourgeois - qui tremblent devant l’esprit d’opposition révolutionnaire sans compromis à l’ordre capitaliste - et chez les staliniens et néo-staliniens, qui doivent dissimuler le fait que Marx n’a jamais cessé de faire la guerre à leurs semblables.

« C’est Marx le premier qui riva ensemble les deux idées de socialisme et de démocratie »1 parce qu’il développa une théorie qui rendait la synthèse possible pour la première fois.


Au centre de la théorie se trouve l’affirmation qu’il y a une majorité sociale qui a intérêt à changer le système et qui est motivée pour le faire, et que le but du socialisme peut être l’éducation et la mobilisation de cette majorité massive. C’est de la classe exploitée, de la classe travailleuse, que vient en dernière analyse la force motrice de la révolution. Par conséquent un socialisme par en bas est possible, sur la base d’une théorie qui rend compte des potentialités révolutionnaires des masses, même si à certains moments elles peuvent paraître arriérées. Le Capital, après tout, n’est pas autre chose que la démonstration des bases économiques de cette proposition.

C’est seulement une théorie d’un socialisme de la classe ouvrière qui rend possible la fusion entre le socialisme révolutionnaire et la démocratie révolutionnaire. Lorsque nous disons cela, nous n’exprimons pas la conviction que notre foi est justifiée, nous insistons simplement sur l’alternative suivante : tous les socialistes ou prétendus réformateurs qui la répudient finissent toujours par embrasser une forme de socialisme par en haut, qu’il soit de la variété réformiste, utopiste, bureaucratique, stalinienne, maoïste ou castriste. Il n’existe pas d’exceptions.

Cinq ans avant le Manifeste Communiste, un jeune homme de 23 ans, récemment gagné aux idées socialistes, écrivait encore, dans la vieille tradition élitiste : « Nous ne pouvons recruter nos membres que parmi les classes qui ont reçu une bonne éducation, à savoir les classes universitaires et commerciales... » Le jeune Engels (c’était lui) devait faire de rapides progrès. Mais cette vision dépassée est toujours présente aujourd’hui.