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Gilets jaunes : lutte des classes, élections et spéculation…

… Gauche, droite, extrême droite, ou tout simplement le peuple, les opprimés contre les oppresseurs ?

lundi 17 décembre 2018, par Jean-Paul DAMAGGIO

Depuis quelques jours la discussion sur la nature du mouvement des gilets jaunes tourne sur une question : mouvement de gauche, ou mouvement de droite. Gilets de droite, ou gilets d’extrême droite ? Evidemment la cohérence de cette question est électorale. Qui pourrait bien tirer les marrons du feu de cette période qui voit le peuple se dresser ? Les appétits s’aiguisent. Certains rejouent la présidentielle de 2017 et y vont de leurs pronostics. D’autres se projettent dans les prochaines européennes ? Jean Luc Mélenchon et la FI ? Marine Le Pen et le RN ? Laurent Wauquier et LR ou encore le PS, le PCF, Debout la France ou autres Patriotes… Qui dans la défaite annoncée de la Macronie rejetée ? Des études et des sondages viennent appuyer une thèse ou une autre. Certains y voient une « résurgence » de la gauche. D’autres la résurrection de la droite. D’autres encore le confirmation de l’extrême droite. L’avenir d’une façon ou d’une autre serait tracé. Les uns évidemment contestent les autres et réciproquement. Et aucun ne réalise à quel point ils s’inscrivent tous dans le vieux monde pour tenter de prévoir le nouveau ! Car est-ce le souci électoral et de futurs hypothétiques résultats qui dominent et qui marquent la situation ?

En l’état, la signification du mouvement des gilets jaunes est étrangère à la question électorale. Tenter de l’y ramener révèle à la fois une incompréhension profonde de sa nature et la tentative de siffler la fin de la partie.

Le mouvement des gilets jaunes n’est pas l’expression d’un simple conflit ponctuel, d’un mécontentement passager. Il remet à l’ordre du jour l’explosion de la lutte des classes telle que nul ne l’envisageait il y a encore quelques semaines. Telle une trainée de poudre, ce sont « ceux d’en bas », le peuple travailleur, celui du non à Maastricht en 1992 ou du rejet de la constitution européenne en 2005, celui que les « grands » de ce monde avait pris l’habitude de ne plus entendre, qui fait simplement irruption sur la scène de l’histoire. La force, la profondeur inquiètent les cercles dirigeants. Samedi après samedi, tout est fait pour tenter d’endiguer l’engouement populaire pour la couleur qui a envahi ronds points et carrefours. Il y eu la casse, les quartiers de Paris mis à sac, les voitures brûlées, les provocations utilisées, les pillages exhibés, il y a eu la violence organisée, la police déployée agissant souvent sans discernement sur ordre, utilisant gaz, flash-ball, grenades, sortant les engins de guerre dans les rues de la capitale. Tout l’arsenal de la peur a été mis à contribution. Il y eu aussi les tentatives de diversion, l’invention des gilets modérés contre les « jusqu’au-boutistes »… Et malgré tout, ce sont toujours des dizaines de milliers qui manifestent, qui se mobilisent, qui se déplacent… Plus de 65% des français continuent de soutenir l’expression de cette lame de fond. La haine du président de la république est profonde et s’accélère, s’approfondit et s’exprime maintenant de façon unanime sur le thème « Macron démission ». Quoi qu’il arrive, plus rien ne sera comme avant !

C’est le même mouvement qui en Hongrie touche Viktor Orban. Celui qui était montré du doigt par les européistes à la mode Macron pour incarner le populisme se montre le chantre, à sa façon, des directives de l’union européenne. Voulant réintroduire une forme d’esclavage en autorisant les heures supplémentaires sans limite et en permettant aux patrons de bénéficier d’un délai de trois ans pour les rémunérer, le pouvoir hongrois est confronté aux ouvriers, aux salariés, au peuple travailleur qui manifeste sans compter. Là encore, ce sont ceux d’en bas qui se dressent pour dire leur opposition à cette agression sociale qui frappe de plein fouet. Au passage, cela défait les schémas pré établis dont Macron se voulait le fer de lance en se baptisant représentant des progressistes contre les populistes. Orban qui affronte son peuple n’a évidemment pas grand chose à voir avec le populisme. Orban et Macron sont sur la même ligne, serviteurs du capital au détriment du travail. Ils illustrent à merveille la parole de Marx, indiquant que « la lutte des classes est nationale dans sa forme, internationale dans son contenu ».

La volonté de ranger les gilets jaunes à gauche ou à droite procède d’une incompréhension en reléguant le moteur de cette mobilisation au second plan et en se retranchant dans les vieilles définitions, en reprenant les vieux clivages qui ont définitivement volé en éclat. La question n’est pas celle de l’étiquette mais du contenu. Le corps électoral est balayé par toutes les contradictions que recèle la situation. Tous les électorats sont traversés par les mêmes clivages et partout se retrouvent des partisans actifs du mouvement en cours, ou des opposants. Des liens se créent, inenvisageables hier, entre des opposants, voire des adversaires de toujours, qui se retrouvent sur les mêmes lieux, le même gilet sur le dos.

Il existe un paradoxe dans le mouvement des gilets jaunes qui prend tout le monde à contre pied.
Si nous adoptons les références qui datent des vieux clivages, les revendications portées par les gilets jaunes sont marquées à gauche. La vieille gauche en effet s’est construite et renforcée sur des valeurs qui sont au centre du mouvement actuel : redistribution, fiscalité, services publics, défense du bien commun, mais aussi respect de la démocratie, de la dignité, du travail, du salaire, des conditions de vie… Ces valeurs sont le moteur qui ont fait exploser la colère.

Plusieurs universitaires ont interrogé directement les manifestants, à l’aide de 166 « questionnaires approfondis » remplis sur les ronds-points occupés. Le nombre et les conclusions péremptoires qui en sont tirées sont une caricature des sondages qui veulent révéler l’état de l’opinion à un instant donné. Mais ils coïncident cependant sur un certain nombre de questions avec ce que nous avons tous pu constater au fil de la mobilisation. La question du gasoil balayée, c’est celle des moyens de vivre qui s’est imposée. Selon nos universitaires, il ressort que le mouvement, composé pour l’essentiel des classes populaires et moyennes, est motivé par le pouvoir d’achat (53% des personnes interrogées), la baisse des impôts (46%) et l’inégale distribution des revenus (20%).

Revendications « historiquement de gauche » ? Oui, à considérer que la gauche a eu le privilège de représenter les couches sociales les plus sensibles à l’égalité avant de les délaisser. Si la gauche a disparu, ce n’est pas -la preuve est sous nos yeux- parce que le peuple attaché pour sa survie aux réalités matérielles inscrites au coeur de la lutte des classes a disparu, mais parce que cette gauche a abandonné le terreau sur lequel elle s’était historiquement fondée. Depuis au moins 1982-83, le tournant de la rigueur opéré par François Mitterrand, la politique de la gauche -toute la gauche réunie- a été orientée vers les intérêts du capital au détriment du travail. La sidérurgie, la métallurgie, le textile, l’industrie en général, ont été livrés à la mondialisation au nom du moindre coût. Des millions d’emplois ont été liquidés. La base sociale traditionnelle de la gauche a été abandonnée par des partis qui dés lors se sont tournés vers la petite bourgeoisie ou la bourgeoisie tout court, choix théorisé et défendu au sein même du parti socialiste réduit aujourd’hui au rôle de figurant pré groupusculaire du monde politique.

Les projections sondagières ne s’arrêtent pas là. On apprend ainsi que les grands gagnants des élections si elles devaient se dérouler demain matin -ce qui déjà plaque une situation improbable sur un affrontement de classes bien réel- seraient Marine Le Pen et Nicolas Dupont-Aignan. Cela alors que nos universitaires sondeurs, forts de leurs 166 questionnaires, indiquent que quelques 5% se situent à l’extrême droite, 13% à droite, 6% au centre, 16% à l’extrême gauche et… 46% à gauche. En terme électoral, nul n’indique ce que pourtant on peut constater de façon assez partagée, à savoir un rejet massif des représentations politiques, du cadre électoral lui-même comme expression du système, et un mouvement réel vers une abstention de masse record. La non prise en compte de cette réalité montre à quel point les esprits d’analystes pourtant reconnus sont embourbés dans le cadre de la 5ème république antidémocratique dont ils ne peuvent se défaire.

En attendant, la mobilisation des gilets jaunes qui pose la question du pouvoir -verbalement (Macron démission) et physiquement (C’est à l’Elysée qu’il faut aller)- ne peut aujourd’hui n’être que dévoyée lorsque la perspective envisagée comme débouché se situe sur le terrain électoral. Le mouvement électoral vers le RN s’inscrit dans la continuité. Depuis que François Mitterrand a instrumentalisé le FN dans les années 85 pour en tirer profit, celui-ci a cristallisé tous les mécontentements et souvent contre l’intérêt objectif des citoyens a obtenu leur vote anti système. Pourtant le FN est un des piliers du système. Il a permis avec Marine Le Pen l’élection de Macron aujourd’hui, comme celle de Chirac hier avec Jean Marie Le Pen. Son incarnation factice de la souveraineté a joué à plein jusqu’aux dernières élections présidentielles lorsque Jean Luc Mélenchon s’est saisi des questions nationales avant de retomber dans ses vieilles lunes, le retour à la gauche et la marginalité qui va avec…

La fabrication de cahiers de doléances, le refus de tout délégué qui irait négocier, la force et l’intelligence collective qui émane de ce mouvement posent en germe une situation de double pouvoir. Le pouvoir de Macron, assis sur la force armée d’une part, celui qui est ultra minoritaire dans le pays, qui réside dans les palais de la république, le pouvoir du peuple d’autre part, celui dont la voix confuse mais forte monte des barrages, des ronds points, des manifestations, sur un contenu qui en fait la force et qui n’a pas grand chose à voir avec les spéculations électorales.

Nul ne peut prétendre représenter aujourd’hui ou demain la force qui s’impose dans le pays. Et les quelques tentatives apparaissent comme des diversions grotesques, bouées de secours d’un Macron et de ses affidés aux abois.

Sur le plan syndical, la visite des responsables des grandes centrales à l’Elysée quelques jours avant que le Président de la république ne fasse son allocution n’a servi qu’à lui donner une certaine constance, une légitimité illusoirement retrouvée pour parler à la Nation. Mais la place des syndicats n’aurait-elle pas été plutôt sur les champs Elysées pour protéger les gilets jaunes ?

Sur le plan politique, les conseils multiples dispensés à Emmanuel Macron pour sortir de la crise n’avaient ils pas comme conséquence première le sauvetage d’un régime lorsque la volonté populaire exprime la nécessité de l’abattre ? Jean Luc Mélenchon qui en appelle dans un premier temps à des élections législatives anticipées est à côté de la réalité vivante qui réclame la démission de Macron, et non une nouvelle majorité dans une cohabitation qui aurait le luxe de s’inscrire dans la 5ème république rejetée. Marine Le Pen qui indique que « la solution est dans le bulletin de vote » joue le rôle d’arbitre qui sifflerait la fin de la partie. Laurent Wauquier qui s’inquiète des violences suit la même pente d’une autre façon…

A l’exception de François Ruffin qui devant l’Elysée a exprimé le point de vue populaire en demandant sans ambiguïté le départ de Macron, tous ont joué de fait la béquille contestataire d’un régime qu’il ne s’agit pas de replâtrer mais de défaire.

La question que devraient se poser les responsables politiques n’est-elle pas de savoir comment renforcer le mouvement engagé. A la veille des fêtes, alors que la Macronie est tentée de pousser la manière forte pour obtenir une fin illusoire des gilets jaunes, il existe une demande non de sigles, non d’organisation existante dont toutes sont assimilées au système, mais une demande de réponses politiques sur le fond, les raisons du mouvement, et la façon de le faire triompher.

Ce ne sont pas les futures élections européennes qui constituent aujourd’hui un sujet de préoccupation, mais pour une des toutes premières fois de façon aussi massive la question de la Nation, de sa souveraineté, de son indépendance vis à vis de l’union européenne. Et comment aborder ces questions sans souligner les reculs successifs de tous ceux qui sur le plan électoral laissaient jusque là percevoir une possibilité de rupture avec l’UE ? Comment ne pas réaliser les différentes escroqueries dont le peuple pourrait être victime ?

Jean Luc Mélenchon qui de façon totalement incompréhensible, à front renversé, condamne toute possibilité de Frexit, indiquant par là-même peut-peut-être sans s’en rendre compte que ce n’est pas Mélenchon qui dans sa volonté de reconquête de la gauche a réalisé une OPA sur Emmanuel Maurel, mais Maurel qui sur le fond a phagocyté Mélenchon. Que valent dés lors les approbations concernant les revendications sociales portées par les gilets jaunes, si les conditions politiques de leur satisfaction -l’affrontement avec l’UE allant à la rupture- sont a priori balayées.

Marine Le Pen jusque là voulait occuper la posture souverainiste opposée à la mondialisation. Depuis les dernières élections présidentielles et sa prestation de l’entre deux tours face à Macron elle a indiqué qu’elle était opposée à la rupture avec l’UE et avec l’euro. Bref, opposée aux conditions de la souveraineté retrouvée. Sur l’essentiel elle n’approuve pas le contenu social mis en avant par les gilets jaunes. Sur la question des salaires où comme Emmanuel Macron elle privilégie un transfert des « cotisations sociales » qui sont le salaire différé, sur le salaire net, au détriment de tout ce qui est socialisé, la sécurité sociale, les services publics, etc… Sur le Smic… Sur l’opposition des faibles contre les plus faibles dont seul le système peut bénéficier… Tel est le sens du discours récurrent sur l’immigration. Sur les fonctionnaires (trop nombreux) et donc la fonction publique et les services publics… Sur la mise en coupe réglée des organisations syndicales, le contrat contre la loi…. A sa façon c’est aussi la partition de l’UE que récite la responsable du RN.

Si les élections peuvent exprimer à un moment donné une image déformée de la lutte des classes, elles ne peuvent constituer aujourd’hui le point de cristallisation d’une situation en plein mouvement. Le délitement des vieux clivages balayés par le temps -et par la multitude de capitulations et d’abandons- met plus que jamais à l’ordre du jour dans les préoccupations des français rassemblés avec leur gilet jaune les questions de souveraineté populaire, de justice sociale, de laïcité, de défense des travailleurs dépendants et indépendants, des frontières et de leur perméabilité financière, des ravages de l’idéologie libérale libertaire, de république sociale. C’est de défense des travailleurs et de leurs droits qu’il s’agit, de mesures qui hier étaient au coeur du programme du conseil national de la résistance, ossatures d’une véritable république sociale, protégeant la liberté et les droits sociaux de tous.
Telle est l’issue que vise objectivement le mouvement des gilets jaunes opposé dans les faits et sur le fond à toutes les escroqueries et tous les leurres qui seront mis sur son chemin.