Rappel des faits : Crypto AG (AG = SA en français), est une société de droit suisse fondée en 1952 par le Suédois Boris Hagelin. Celui-ci avait hérité de l’entreprise de Arvid Gerhard Damm qui construisait des machines de chiffrement à partir d’un brevet suédois déposé en 1919. Après la mort de Damm et peu avant la Seconde Guerre mondiale, Hagelin prit sa direction. Durant la guerre, la société est dirigée depuis les États-Unis et à la fin du conflit, les activités sont transférées de la Suède vers la Suisse. L’entreprise fabriquait des machines à crypter qu’elle vendait, entre 1970 et 1993, à une centaine de pays soucieux d’assurer la sécurité de leurs échanges téléphoniques. Il s’avère qu’en sous-main, la CIA avait racheté l’entreprise et avait installé une « porte dérobée » (backdoor) permettant de neutraliser le cryptage, donc d’accéder aux échanges supposément sécurisées. La CIA partageait le secret (et l’actionnariat, via une société basée au Liechtenstein) avec le BND, le service de renseignement allemand. Crypto a été scindée en deux sociétés distinctes.
Pour corser le tout, deux personnalités politiques, membres du parlement suisse, siégeaient au Conseil d’Administration de Crypto AG. L’information fut éventée par le Washington Post après déclassification de documents de la CIA, puis reprise par des journalistes de Suisse alémanique. La prise en otages des personnels de l’ambassade des Etats-Unis à Téhéran avait alerté les Iraniens, puis conduit à une enquête du Service de renseignement suisse, qui n’avait rien trouvé, donnant ainsi quitus à l’entreprise qui en fit un argument de vente. Au sommet de l’Etat, officiellement, personne ne savait rien. Les personnalités à la retraites ont tout oublié. Ce serait une affaire privée. Pour certains, la faute en incomberait aux sous-traitants italien ou allemand, Motorola et Siemens, qui auraient livré des composants truqués.
La Suisse officielle arbore sa neutralité pourtant mise à mal au fil des décennies. Pendant la Première guerre mondiale, l’affaire des colonels avait prouvé que des cadres de l’armée avaient transmis des informations sur les alliés aux attachés militaires allemands et austro-hongrois. Couverts par le chef d’état-major général, ils bénéficieront de l’indulgence politique et judiciaire. Pendant la 2ème Guerre, la Suisse et ses banques se sont compromis avec les nazis, non sans héberger à Berne l’OSS, ancêtre de la CIA. Pendant la guerre froide, l’organisation secrète P 26 s’insérait dans le dispositif global Stay Behind, piloté par l’OTAN, même si des puristes soucieux de virginité helvète remarquent que les instructeurs chargés des entrainements auraient été britanniques et non américains. Les relations avec l’Afrique du Sud de l’apartheid doivent cacher quelques secrets inavouables puisque la Confédération a décidé de proroger la période de classification des échanges diplomatiques. Les relations privilégiées des banques suisses avec le premier producteur d’or du monde auraient fait le bonheur de la place financière helvétique. Les antennes satellitaires basées à Loèche (canton du Valais), propriété d’une société privée basée au Luxembourg, sont suspectées de travailler pour la NSA. Enfin, nouvelles technologies obligent, les révélations d’Edward Snowden, qui fut chargé d’espionner la planète depuis Genève et note que la NSA est chez elle à Swisscom (la société suisse de télécommunications), confirment le consentement des autorités économiques et politiques.
Bref, la Suisse est neutre dans la mesure où elle ne prend pas ouvertement part à un conflit armé. Elle a toutefois assez le sens de ses intérêts pour aller où souffle le vent et, dans le doute, pour répartir ses œufs dans différents paniers. On appellera cela de l’intelligence ou de l’opportunisme, selon ses goûts ou ses convictions. Il n’en reste pas moins vrai que la diplomatie suisse joue un rôle positif reconnu par les belligérants, qui ne se font pas d’illusions pour autant. Il semble d’ailleurs que Russes et Chinois se soient sagement abstenus de se doter des fameuses machines Crypto.
En attendant les rapports des comités ad hoc et du juge en retraite chargé de faire la lumière sur les connivences nouées autour de Crypto, les différents ministres se glissent des peaux de banane partisanes. La Ministre de la Défense démo-chrétienne, Viola Amherd, fait charitablement savoir qu’elle avait transmis à ses collègues du Conseil fédéral (le gouvernement) une note prouvant qu’un prédécesseur radical, Kaspar Villiger, contrairement à ses assertions, connaissait les tenants et aboutissants de l’affaire, hypothèse corroborée par une note de la CIA rendu publique.
L’essentiel de la classe politico-médiatique suisse est gênée par l’affaire, à droite surtout. Dick Marty, une fois encore, sauve l’honneur et la vérité. « La neutralité suisse est un roman national. Nous ne sommes pas neutres économiquement et diplomatiquement. L’affaire Crypto montre la force de l’empire américain en Suisse. »
Depuis 1996, la Suisse a rejoint l’antichambre de l’OTAN, élégamment nommée « partenariat pour la paix », aux côtés d’autres pays « neutres » comme la Suède ou l’Autriche.
Ceux qui font tant de tapage sur les ingérences russes et chinoises, réelles ou supposées, vont encore ranger au rang d’anecdote cette éclatante intrusion américaine et allemande dans la vie des entreprises et des Etats. Laurent Joffrin et consorts préfèrent s’attarder sur les grivoiserie de Benjamin Griveaux et les dramatiques menaces pour la démocratie dont témoigne leur révélation.
Au-delà de la dimension helvétique de l’affaire, c’est d’une leçon de géopolitique qu’il s’agit. Ou s’arrête l’économie ? Ou commence la politique ? Quelles sont les frontières entre le public et le privé ? Où est la frontière entre Etat de droit et raison d’Etat ?