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Qu’est qu’une société décente ?

samedi 15 août 2020, par Denis COLLIN

George Orwell a popularisé ce concept de « décence commune » (common decency). Néanmoins ce concept peut se comprendre par lui-même et on peut en cerner assez aisément les contours, sans rester prisonnier des définitions lexicales traditionnelles qui cantonnent la décence au respect des conventions communément admises et à une certaine retenue dans les comportements sociaux.

La décence commune renvoie d’abord à l’idée du « sens commun », autrement dit à l’idée qu’il existe une faculté de juger en matière morale qui est générale dans toute l’humanité, un bon sens qui permet de reconnaitre le bien et le mal, le juste et l’injuste dans la grande majorité des cas. La casuistique se délecte de tous ces cas de figure si difficiles à décider et qui forment la trame de l’argumentation morale en philosophie. Mais l’essentiel est l’accord entre tous les hommes de bonne volonté qui font confiance à leur bon sens — la chose au monde la mieux partagée selon Descartes. Qu’il faille tenir ses engagements, ne pas dérober le bien d’autrui, respecter les personnes humaines, donner — recevoir — rendre, voilà des règles morales que tous acceptent avec des dérogations plus ou moins larges suivant les situations. Les idéaux de liberté, égalité, fraternité, sont tous ancrés dans cette morale commune, avec cette innovation majeure qu’ils sont réputés universels et non limités aux membres du clan, de la tribu, de la caste ou de la nation.

Il va presque de soi qu’une société dans laquelle le faux témoignage, la violence envers autrui ou la trahison des serments sont monnaie courante n’est pas, à l’évidence une société décente. De même, il est impossible de dire décente une société où règne la débauche, où la démesure est devenue une marque de gloriole et où chacun prétend que son bon plaisir est la seule loi qui vaille. On convient qu’il y a beaucoup d’indécence chez ceux qui vivent dans le luxe tapageur pendant que la grande majorité souffre et manque du nécessaire. Au demeurant, quand les puissants cachent leurs richesses, ce n’est pas par décence — car l’accumulation de richesses est en elle-même un manque de mesure — mais seulement un hommage que le vice rend à la vertu.

Cette manière d’envisager la décence au point de vue moral recoupe l’essentiel des morales généralement admises, qu’il s’agisse des morales antiques (stoïciennes ou épicuriennes), des morales issues du christianisme originel ou encore de la philosophie moderne. La décence hégélienne s’appelle Sittlichkeit, ou encore « éthicité » ou « bonnes mœurs » selon les traducteurs. Inversement la pensée libérale, le plus souvent, a légitimé voire loué l’accumulation illimitée de richesses (de Locke à Ayn Rand…).
Peut-on passer de ces idées morales à une conception politique ? Le libéralisme politique exige que l’on sépare nettement les principes juridiques d’organisation de la société des doctrines morales « englobantes » (voir John Rawls, Théorie de la justice). Il y aurait beaucoup à dire à ce sujet. La séparation entre politique et morale, quel que soit son intérêt, est impossible à tenir rigoureusement et Rawls lui-même n’y parvient pas (voir notre Morale et justice sociale, Seuil, 2001). D’un point de vue républicaniste, il y a nécessairement un certain nombre de principes moraux qui sont partagés dans une république, faute de quoi la république se corrompt et va à sa perte. Ce qui fait tenir ensemble les citoyens d’une république, c’est qu’ils partagent une « certaine conception substantielle du bien », une certaine idée des « bonnes mœurs » qui doivent assurer une vie aussi heureuse que possible pour tous. Il y a donc bien, incluse dans la conception républicaine une morale, réduite à ce qui gouverne la vie commune, une conception commune de ce qui est décent.
Cette décence commune peut se décliner en quelques principes qui sont largement partagés.

(1) Une société décente est une société dans laquelle les écarts de richesse sont limités — personne ne doit être assez riche pour acheter quelqu’un et personne ne doit être si pauvre qu’il soit contraint de se vendre, disait Jean-Jacques Rousseau. Ce n’est pas, loin de là, une société parfaitement égalitaire. Des différences de revenu et de position sociale sont inévitables et peut-être même nécessaires dans une certaine mesure. Mais on doit pouvoir trouver une mesure, un peu grossière sans doute, des écarts admissibles — il fut un temps où les syndicats soutenaient que les écarts de salaires dans l’entreprise devaient rester inférieurs à 1 à 10. De même on devrait, décemment, trouver des moyens pour éviter les trop grandes concentrations de patrimoine.

(2) Une société décente est une société dans laquelle chacun peut vivre décemment de son travail. Du même coup d’ailleurs, si on met à part ceux qui sont trop jeunes, trop vieux ou trop malades pour travailler, tout le monde a une obligation de travailler. On réconcilie la morale chrétienne (« qui ne travaille pas ne mange pas ») et les paroles de L’Internationale, « l’oisif ira loger ailleurs ». Le « droit au travail » est le droit le plus sérieux que l’on puisse revendiquer. Il figurait en tête des revendications des ouvriers de juin 1848 et constituait l’article 1 de la république sociale.

(3) Vivre décemment de son travail, cela implique que le travail ne soit pas un esclavage et que la place qu’il prend dans notre vie soit légitimée par les besoins sociaux et qu’il permette de se loger, de se nourrir, d’élever ses enfants, de renforcer l’estime de soi des individus. Il s’agit aussi d’être protégé contre la maladie et les autres aléas de la vie et de pouvoir, le moment venu, jouir d’une retraite honorable. Ce qui suppose qu’un fonds social alimenté par le produit du travail soit constitué pour gérer collectivement toutes les nécessités de la protection sociale.

(4) Dans une société décente, chacun peut mener la vie qui lui convient sous réserve qu’il accomplisse ses devoirs sociaux et respecte la même liberté pour chacun. Ce qui n’est possible que si on sépare la vie privée et la vie publique, mais aussi la vie commune de la vie intime. Certaines orientations, certains comportements appartiennent non seulement à la vie privée, mais aussi à la vie intime. C’est singulièrement le cas de la sexualité qui précisément doit rester dans l’intimité ou dans la fiction et non devenir un enjeu de batailles politiques publiques. Personne ne peut être empêché d’avoir des relations homosexuelles ou des relations de groupe, mais en aucun cas on ne mélangera ces questions intimes qui ne peuvent avoir de transcription légale avec le droit civil. Dans ce domaine, n’existent que les lois qui tentent (avec plus ou moins de succès) de régler les questions de la filiation, des devoirs des parents (père et mère) envers les enfants et des devoirs des enfants envers les parents, les parents étant entendus comme le père et la mère ou leur substitut éventuel en cas de disparition des parents, d’abandon ou de maltraitance.

(5) Dans une société décente, les personnes publiques ont le devoir de montrer l’exemple de la probité, du respect des convenances langagières et d’autres comportements attendus de qui détient un office public. Les citoyens doivent pouvoir s’assurer que ceux qui exercent ces fonctions pour lesquelles ils ont été élus n’ont pas profité de l’occasion pour s’enrichir au détriment du bien public.

Une société décente n’est pas une société parfaite. Elle admet que des rapports salariaux puissent perdurer — les salariés étant protégés par un droit du travail robuste, seul à même de limiter les effets pervers possibles de ce contrat de soumission qu’est le contrat salarial. C’est une société qui contient des éléments de socialisme, mais ce n’est pas une société socialiste. Les socialistes peuvent espérer que l’évolution ultérieure se poursuivra vers une société complètement socialiste, les républicains non socialistes y voient un point d’équilibre suffisant pour garantir l’adhésion de la majorité du peuple aux principes du républicanisme.

Il n’est pas certain que ces idées de société décente, de décence commune ou ordinaire offrent un idéal attirant au moment où les thèses les plus extravagantes occupent les esprits des faiseurs d’opinions. Trop raisonnable, trop conservatrice, faisant trop peu de cas de la multiplicité des désirs des individus, la société décente apparaîtra insupportable à ceux qui se pensent les « héritiers du futur ». Quant aux libéraux, ils la trouveront évidemment bien trop socialiste. Mais qu’importe ! La revendication d’une vie décente avec toutes ses implications est susceptible de rassembler une large part de ceux d’en bas, des ouvriers qu’on n’écoute plus, des paysans que capitalistes et végans condamnent à l’unisson, des travailleurs indépendants qui ont beaucoup de mal à « joindre les deux bouts ». Enfin ce qui a été évoqué ici de manière très générale pourrait facilement trouver une traduction en programme politique électoral.

Le 15 août 2020. Denis Collin

Messages

  • Pourquoi dire que la common decency fait partie d’une pensée conservatrice ? Il y a une autre généalogie : ce n’est pas du Burke ! Orwell s’est engagé en Espagne, était anti-colonialiste, peintre admirable de la pauvreté ... ce n’était pas un anar de droite mais un socialiste libéral et anti communiste (comme mon père si je puis risquer une touche personnelle mais je ne l’ajoute pour faire comprendre que par mon éducation j’étais à même de comprendre Orwell : quand j’ai lu 1984 à 18 ans j’ai pensé à Beria pas à Anna Arendt)
    Votre texte n’est pas un texte d’histoire littéraire, mais il faudrait tout de même situer ce que dit Orwell, par exemple en lisant les 4 volumes de déclarations, interventions à la radio d’Orwell, parus autrefois chez Champ Libre. La réception d’Orwell est une suite de contre sens (cf. par exemple l’interprétation de 1984) comme on peut en s’en convaincre avec le Pléiade qui vient de sortir et qui en reprend un bon nombre (mais qu’attendre d’une collection qui en est à publier d’Ormeson !). Merci cependant pour mettre en lumière la common decency. ce n’est pas un mot d’ordre politique mais une boussole personnelle.

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