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Droite-gauche, républicains des deux rives : deux impasses symétriques

mercredi 6 janvier 2021, par Denis COLLIN

Voilà déjà une vingtaine d’années que nous défendons l’idée que droite et gauche sont devenues des catégories politiques inutilisables. Dès 2001, [1] nous donnions les premiers éléments d’une analyse que les évènements n’ont fait que confirmer.

Électoralement, la gauche est au plus bas. Le PS, s’il conserve quelques places fortes municipales n’est plus que l’ombre de lui-même. Le PCF est fantomatique et son influence chez les ouvriers est réduite à presque rien. Dans la CGT, de nombreux secteurs sont maintenant aux mains des islamistes et de leurs amis et la CGT elle-même est devenue un syndicat largement minoritaire. En 2017, l’électorat de gauche s’est très largement reporté sur Jean-Luc Mélenchon, candidat qui avait expressément répudié la validité du clivage droite-gauche. Nous avons explicité les causes principales de cette mutation historique dans un livre paru en 2018, Après la gauche [2]. La raison fondamentale du déclin de la gauche réside dans le fait que la gauche était l’alliance du mouvement ouvrier avec les bourgeois républicains plus ou moins réformistes et qu’elle reposait sur deux piliers : 1° la puissance du mouvement ouvrier ayant conquis de nombreuses casemates à l’intérieur de la société capitaliste (syndicats, municipalités, institutions sociales) ; 2° la stratégie d’une partie de la classe dominante visant le compromis avec le mouvement ouvrier pour sauver l’essentiel, c’est-à-dire les rapports capitalistes de production. Mais ces deux piliers se sont effondrés. Le mouvement ouvrier a subi au tournant des années 1980 une série de défaites dont la plus emblématique fut celle des mineurs britanniques. Soumis à la pression de la concurrence mondiale, il a été contraint de se battre le dos au mur, pendant que ses grands bastions étaient systématiquement démontés (la sidérurgie et le textile, l’automobile, etc.). Avec la fin du « socialisme réel », la bourgeoisie, de son côté, s’est orientée vers une stratégie de liquidation du compromis social issu de la Seconde Guerre mondiale. Dès lors, les vieilles alliances politiques apparaissaient comme un théâtre d’ombres, alors qu’en réalité se retrouvaient face à face les deux classes fondamentales, mais avec une classe capitaliste dans une position de force comme elle n’en avait jamais connu auparavant.

Face à cette situation a émergé une nouvelle stratégie politique, mise en avant par Jean-Pierre Chevènement lors de sa campagne de 2002, le « pôle républicain » unissant les « républicains des deux rives ». Cette stratégie partait d’un constat juste : la « mondialisation capitaliste » disloque les nations et les cadres anciens de l’action politique, propulsant à la place des gouvernements nationaux une gouvernance supranationale organisée par la « classe capitaliste transnationale ». La reconquête de la nation apparaît ainsi comme un enjeu politique décisif permettant de réunir tous les citoyens, quelle que soit leur origine sociale, qui sont attachés à la patrie. Le modèle sous-jacent est celui de la Résistance, alliant gaullistes, socialistes et communistes dans le Conseil national de la résistance (CNR). Cette stratégie a complètement échoué. En 2002, Chevènement a tout juste dépassé les 5 % des voix, talonné par Olivier Besancenot de la LCR ! Et depuis aucun regroupement sur cette même ligne n’a dépassé le stade de quelques cénacles intellectuels. Ce que Chevènement avait tenté depuis la gauche a été essayé depuis la droite par Dupont-Aignan, par Philippot depuis le FN/RN et tente de retrouver une certaine vie autour de la revue Front Populaire lancée par Michel Onfray.

En vérité, la stratégie « républicains des deux rives » est condamnée pour les mêmes raisons qui condamnent la stratégie « union de la gauche » que certains tentent aujourd’hui de faire renaître. Cette stratégie ne repose en effet sur aucune force sociale réelle, mais seulement sur des intellectuels ou prétendus tels qui ne savent qu’agiter les figures du passé, en appeler à la « grandeur de la France », au « rôle de la France dans le monde » et autres billevesées. La « grandeur de la France » était inséparable de sa puissance dans le monde et notamment de sa puissance coloniale, mais aussi industrielle, agricole et intellectuelle. Tout cela appartient au passé, un passé glorieux certes, mais passé dans un monde où la Chine « produit » chaque année plus de docteurs que l’UE et les États-Unis réunis ! Et de fait, la classe dominante française, les possédants, les intellectuels à son service et la classe moyenne supérieure (les deux déciles du haut de l’échelle) pensent leur avenir comme mondial. Ils parlent ou font semblant de parler anglais. Leurs enfants vont dans les bonnes écoles et si possible avec quelques années dans une université américaine ou anglaise. Et ils se voient comme des gagnants au moins potentiels du seul système possible, et méprisent les « ratés », les « gens qui ne sont rien », les « déplorables », etc. Ils se pensent parfois encore comme des gens de gauche, mais cette gauche est « sociétale » et non plus sociale, car sur le plan fondamental ils sont ralliés à la propriété privée capitaliste et au marché, considérant qu’« il n’y a pas d’alternative » comme le disait Mrs Thatcher ! La vieille droite est moribonde parce que ses valeurs et ses objectifs ont été repris par cette nouvelle classe dominante. Donc, ceux qui pourraient être tentés par cette stratégie des républicains des deux rives sont des débris sans influence de cette vieille droite. Il y a là-dedans des « neuneus » comme Villiers, et des hommes intelligents comme Henri Guaino — qui traîne derrière lui cette casserole d’avoir été le porte-plume de Sarkozy. Mais s’il suffisait d’être intelligent pour avoir une influence politique, ça se saurait !

D’un autre côté, les classes populaires, classe ouvrière et employés, travailleurs indépendants, petits patrons, ne se reconnaissent nullement dans cette alliance des belles gens du monde des républicains des deux rives. Ils votent éventuellement pour Marine Le Pen, parce que c’est le vote contre les partis des « élites mondialisées ». Ils peuvent s’insurger, comme le fut cette puissance insurrection des « gilets jaunes ». Mais le programme du CNR et la « grandeur de la France », ils s’en moquent comme d’une guigne. Ils savent qu’il y a six millions de chômeurs recensés, que huit millions de Français ont recours aux banques alimentaires et autres restaus du cœur pour manger, et que tout cela n’est qu’un début et que demain sera pire qu’aujourd’hui. Pendant ce temps, le gouvernement vole au secours d’Arnaud Lagardère, un fils à papa propre à rien, et se prépare à ponctionner les retraites pour permettre aux milliardaires de continuer de s’enrichir. Et au Sénat, des républicains de l’autre rive se sont empressés de voter le report à 63 ans de l’âge du départ à la retraite.

Il y a les palinodies politiciennes, de droite, de gauche ou au-delà de la droite et de la gauche. Et il y a la réalité implacable d’une lutte de classes féroce dans laquelle la classe dominante, toutes tendances confondues veut faire payer les « sans-dents ». S’il y a quelque chose à faire, ce n’est pas se réunir dans d’élégants colloques « républicains », « citoyens » et « patriotes » où l’on va tenter de faire revivre un chevènementisme moribond. Il faut repartir du point le plus élevé atteint par le mouvement social au cours des dernières années, c’est-à-dire le mouvement des « gilets jaunes ». Il prendre en compte les analyses de Christophe Guilluy qui montre que les classes populaires, sous de formes diverses, ne se laissent plus manipuler par les classes dominantes et, à la sécession des élites, répondent par une sécession du peuple. S’il y a une chose à faire, c’est œuvrer à la construction d’un bloc populaire, regroupant travailleurs dépendants et travailleurs indépendants, un « bloc de classes » au sens de Gramsci, sur la ligne d’un affrontement avec le grand capital mondialisé. C’est une longue tâche qui fera renaître les mots de socialisme et de communisme : le socialisme pour définir une orientation politique de réformes de structure anticapitaliste, de planification, de partage des richesses, le communisme indiquant cette priorité que l’on accorde au bien commun sur les appétits individuels. Unir la vieille visée communiste avec la république libre pour les citoyens y soient libres et égaux, voilà le programme assez simple, dont il faut maintenant trouver la manière de le mettre en œuvre. Mais, de grâce, cessons de tenter de réaliser les vieilles chimères.

Le 6 janvier 2021.


[1Denis COLLIN et Jacques COTTA, L’illusion plurielle. Pourquoi la gauche n’est plus la gauche, JC Lattes, 2001

[2Denis COLLIN, Après la gauche, éditons « Perspectives libres », 2018