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Cause animale, cause du capital

vendredi 15 janvier 2021, par Antoine BOURGE

Comment en sommes-nous arrivés à perdre tout bon sens dans la production alimentaire moderne ? L’élevage a-t-il encore un avenir, entre l’industrie agro-alimentaire d’hier et d’aujourd’hui et la « clean meat » de demain ? Faut-il renoncer à manger « veau, vache, cochon, couvée » et nous tourner vers les produits de « l’agriculture cellulaire », tenante d’une autoproclamée « révolution copernicienne » ?

Jocelyne Porcher, Cause animale, cause du capital, 114 p., Le bord de l’eau éditions, 2019, ISBN 9782356876553

Ce court ouvrage commence par la présentation du projet proposé par « l’agriculture cellulaire » : un monde meilleur où les animaux retrouveront leur liberté après des millénaires d’exploitation par l’homme. Conclusion, il faut « se débarrasser de l’élevage des animaux pour l’alimentation » (p.9) et remplacer les animaux par des substituts végétaux ou la viande cultivée in vitro à partir de cellules musculaires animales. Pour motiver ce changement civilisationnel les raisons invoquées par la « cell-ag » (agriculture cellulaire) sont la protection de l’environnement, la croissance démographique et l’incapacité de l’industrie de la viande à répondre aux besoins en viande d’ici à 2050 et enfin le respect des animaux.

Industrie agro-alimentaire et agriculture cellulaire sont renvoyées dos à dos par l’auteur, comme deux facettes du capitalisme prédateur, où la science a joué le rôle primordial de courroie de transmission : « (…) les productions animales qui ont émergé au milieu du XIXe siècle et qui ont donné naissance aux systèmes industriels actuels relevaient déjà de la science. L’agriculture cellulaire est un projet de scientifiques et d’industriels tout comme l’était le projet zootechnique appuyé sur la « science de l’exploitation des machines animales », la zootechnie, qui a été créée ex nihilo pour servir un objectif de production efficace, rentable et innovant de la matière animale. » (p.12)

J. Porcher explique que, plus récemment, la science a développé toute une littérature où « les animaux [sont] reconnus comme des êtres « sentients » (p.13), c’est-à-dire capables de ressentir des émotions. « L’un des premiers objectifs de la zootechnie du XIXe siècle, à l’appui de Descartes et de Bacon, a ainsi été de détruire les rapports affectifs et esthétiques que les paysans avaient avec leurs animaux en les taxant d’inefficacité économique puis de sensiblerie lors de la modernisation de l’après-guerre. (…) Réduire les animaux à un statut de victime est une méprise historique quant à leur place dans le travail et une insulte à l’intelligence collective des paysans et de leurs animaux. » (p.15) L’agriculture cellulaire va, elle, beaucoup plus loin avec la viande in vitro qui selon Porcher est le « stade ultime du projet zootechnique de production animale qui aboutit à l’exclusion des animaux des processus de production alimentaire. (…) parce qu’il est incommensurablement plus rentable pour les investisseurs de faire sans eux [les animaux] plutôt qu’avec eux. » (p.16) Il est tentant de faire un parallèle avec les robots qui remplacent les ouvriers une fois qu’ils les ont construits. Le capital incarne indéniablement la pulsion de mort.

C’est dans la brèche du « bien-être animal » que vont s’engouffrer les Frankenstein du XXIe siècle, non pas pour promouvoir un élevage respectueux des bêtes et des hommes, ni dans l’immédiat pour abolir les fermes usines mais pour s’accaparer le gigantesque marché représentées par ces dernières notamment aux USA, en Chine et en Inde. C’est à coup de vidéos trash et gores que l’association L214 tente de « provoquer un dégoût physique et moral de la viande » (p.22) telle qu’elle est produite en batterie par l’industrie. Si J. Porcher ne nie pas la violence de l’industrie de la viande, elle met en garde : « la cristallisation actuelle sur la violence dans les abattoirs répond directement à la stratégie des industries biotechnologiques qui misent en premier lieu sur la commercialisation des ersatz à la viande (…) [et cherchent] également à produire des substituts au lait et aux œufs. » (pp.24-25) Malgré les injonctions culpabilisantes visant à ne plus manger de produits animaux, l’objectif de la biotech n’est pas de proposer des produits aux végans (une part de marché trop marginale) mais bien de « convertir » les consommateurs de produits animaux à la viande in vitro, produite hors sol, qui constitue un marché plus lucratif.

La réorganisation en cours des rapports de production implique une réorganisation des rapports sociaux et J. Porcher fait ce constat : « loin de défendre la cause des animaux, leurs autoproclamés défenseurs et le mouvement vegan sont donc, dans le meilleur des cas, des alliés objectifs et les « idiots utiles » des multinationales et des fonds d’investissement voire, ce qui semble de plus en plus clairement le cas, des serviteurs conscients des nouvelles formes de capitalisme alimentaire qui se mettent en place en excluant les animaux des rapports sociaux et de nos vies. » (p.26) Contrairement au végétarisme qui ne constitue pas une remise en cause radicale de l’élevage, le mouvement vegan est « abolitionniste », novlangue non innocente : « l’abolition de la viande » (p.42) (sic !) est leur credo car la viande est une « preuve de la mort des animaux » (p.42) (re-sic !). Il est significatif de remarquer la réduction de l’animal à sa chair et donc à une pure valeur d’échange. J. Porcher tance le véganisme aussi pour son manque de viabilité comme régime alimentaire équilibré puisque les végans doivent assurer leur apport de vitamine B12 (présente dans le tube digestif de certains herbivores) par la prise de compléments alimentaires (pp.43-44).

Le pendant du « bien-être animal » défendu par la biotech est le bien-être animal mis en avant par l’industrie agro-alimentaire. C’est d’abord un changement marketing et cosmétique plutôt qu’un changement des logiques d’exploitation selon l’auteur : « œufs d’or, poulets d’or, vaches d’or, porcs d’or » (pp.34-35) sont des étiquettes qui permettent que « l’industrie, en modifiant ses process pour se rendre socialement acceptable, renforce sa puissance contre l’élevage [non industriel]. » (p.35) Selon J. Porcher les notions de « bien-être animal » ou de « sentience » n’apportent rien de neuf au fond du problème car elles n’intègrent jamais la question du rapport des animaux au travail, ce qui constitue une impasse majeure sur les conditions réelles d’existence des animaux « sommés de produire toujours plus, toujours plus vite dans des systèmes de production toujours plus grands. Le « bien-être animal » ne permet pas de penser les conditions de vie au travail des animaux de ferme. Il permet seulement de pallier les sources les plus saillantes de leur souffrance en systèmes industriels et intensifiés tout en évitant de remettre radicalement en cause ces derniers. » (pp.37-38)

Les promoteurs de la cause animale chez les universitaires américains, notamment dans l’ouvrage Zoopolis (présenté comme la « nouvelle Bible » vegan (p.54)) donnent du crédit à la cause vegan. Cependant, J. Porcher montre clairement que la compréhension des relations humains/animaux n’est que partielle puisque uniquement saisie à l’aune de l’industrie agro-alimentaire, n’est jamais historicisée et apparaît donc comme un fait immuable « sans prendre en compte les intérêts économiques en jeu dans ces transformations. » (p.56) J. Porcher insiste sur ce point et enfonce le clou : « La condition actuelle des animaux, notamment l’exploitation des animaux de ferme, est liée à celle des humains. Il n’y a pas une condition animale distincte de la condition humaine. La violence des rapports sociaux pèse depuis l’aube des temps sur les humains comme sur les animaux et sans bouleversements sociaux profonds, nous seront impuissants à changer les conditions de vie des animaux, à leur offrir une retraite alors qu’elle nous est de plus en plus refusée, à leur assurer des droits dans le travail a moment où ces droits sont pulvérisés pour les humains, à les respecter alors que les humains sont partout traités comme des bêtes de somme ou comme des êtres superflus. » (p.56)

Dernière question importante pour comprendre la dynamique du lobby de l’alimentation biotechnologique : pourquoi maintenant ? Les horreurs de la production industrielle sont bien documentées, notamment depuis l’après-guerre mais pour J. Porcher « la critique [des systèmes industriels] n’avaient jusqu’à présent aucun intérêt économique. Depuis lors donc, des alternatives ont émergé, végétales et biotechnologiques, qui justifient l’intérêt des médias pour la « question animale ». » (p.63) Cet engouement comme le souligne l’auteur avec amusement « risque d’ailleurs de rejeter le véganisme dans l’oubli. » (p.64) Ainsi va la dynamique révolutionnaire capitaliste Les start-up de la biotechnologie se multiplient, diversifient leurs expérimentations (lait de synthèse, œufs de synthèse, etc.) et voient leurs financements croître années après années. La mécanique est bien huilée : la propagande est assurée par des associations (L214, 269life, etc.) qui se spécialisent en fonction du message à diffuser et du public visé pour convertir les enfants (et donc coloniser les supports éducatifs) et les partis politiques à cette nouvelle idéologie du capital. En effet, LFI, EELV en France ou le Labour Party au Royaume-Uni ont repris certaines idées dans leurs programmes et un parti « animaliste » est né en 2016 en France. A méditer en guise de conclusion : J. Porcher affirme que cela revient « non pas à politiser la question animale, mais à la dépolitiser ». (p.72)

« L’animal politique » est-il le prochain sur la liste des abolitionnistes de tout poil ?

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