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Réflexions sur le cas Duhamel

ou ce qui n’est pas seulement un fait divers

mardi 12 janvier 2021, par Denis COLLIN

L’affaire Duhamel est tout autre chose qu’un simple fait divers, bon pour la presse à scandale et que des citoyens respectables devraient tout simplement laisser tomber dans l’oubli, tant « ces choses -là » salissent la politique. Mais la mise en cause d’Olivier Duhamel, accusé tout simplement de viol sur la personne de son beau-fils alors âgé de 13 ans est le révélateur cru de tout un petit monde et pas seulement des turpitude du « grand constitutionnaliste », président de FNSP (l’association support de « Sciences Po » Paris), chroniqueur multi-carte, ancien député européen PS et conseiller de Macron, « homme de réseaux », dit la presse. Avec les premières enquêtes sur ce « citoyen au-dessus de tout soupçon », on voit se dessiner la cartographie d’une partie de la classe bourgeoise, la bourgeoisie parisienne moderne, émancipée, délurée pourrait-on dire, bref la « bourgeoisie de gauche » qui se révèle comme la partie la plus pourrie de la classe dominante et sans doute aussi la plus parasitaire — et pourtant en matière de pourriture et de parasitisme, la concurrence est rude ! Nous n’avons plus de Balzac pour disséquer cette classe et Houellebecq la connaît trop mal pour en bien parler. Essayons tout de même d’y voir un peu plus clair.

Il y a un an, à peu près, éclatait une autre affaire, révélée aussi par un livre, l’affaire Matzneff faisant effraction dans l’actualité grâce au livre de Vanessa Springora,Le consentement. L’écrivain, qui s’était vanté de ses conquêtes parmi les jeunes filles, classé plutôt très à droite, avait été soutenu de longtemps par toute un régiment de l’intelligentsia journalistique et littéraire parisienne, généralement plutôt de gauche. On rappela à cette occasion qu’en 1977, une liste impressionnante des intellectuels les plus en vue figurait au bas d’une pétition, rédigée par Gabriel Matzneff, en faveur de la dépénalisation de la pédophilie. Parmi les signataires, outre les grands noms de la littérature comme Sartre, Beauvoir, Barthes, Sollers, Aragon, etc., on remarquait quelques politiques et non des moindres : Jack Lang et Bernard Kouchner, par exemple. On a ressorti les vidéos où Daniel Cohn-Bendit avachi dans un fauteuil faisant l’apologie des caresses que lui faisaient les petites filles… Ce que Michel Clouscard nommait la « social-démocratie libertaire » [1] manifestait bruyamment son existence.

Il s’agissait cependant, dans les années 1970, essentiellement des couches intellectuelles « soixante-huitardes », bien implantées dans l’édition, dans les médias et dans les milieux universitaires, mais pas tellement au-delà. On pourrait croire que ces scandales sexuels ne sont pas différents de ce que l’on a connu par le passé. De la cour des Borgia, à Rome, à la Régence de ce « Philippe le débauché » duc d’Orléans qui couchait avec sa fille, les classes dominantes ont toujours pris beaucoup leurs aises avec un morale sexuelle dont par ailleurs elles demandaient la stricte application aux manants. La pédophilie n’était pas exceptionnelle. En 1963, Charles Trenet fut jeté quatre semaines en prison pour relations sexuelles avec des mineurs de moins de 21 ans de son sexe — alors que des relations avec une fille de 15 ans auraient été parfaitement licites. André Gide dès 1924 avait confessé son goût pour les jeunes garçons, comme Lewis Caroll avait photographié les petites filles qui étaient les objets de son désir, ou, pour évoquer un « artiste » plus récent, David Hamilton, qui se contentait, semble-t-il d’une pédophilie platonique. Hollywood était et est toujours assez connu pour permettre à toutes sortes de célébrités de satisfaire leurs désirs les plus étranges. Donc, pourquoi aujourd’hui fait-on tant de bruit pour ces « faits divers » qui ne sont sans doute pas plus fréquents que par le passé ? Pourquoi la dénonciation de la pédophilie est-elle aussi à géométrie variable ? Quand un jeune lycéen qui deviendra président de la République est séduit par son professeur de français, âgée d’un quart de siècle de plus que lui, on ne crie pas à la pédophilie… Robert Hossein qui vient de mourir avait épousé une jeune fille de 15 ans et 2 jours — c’était vraiment ric-rac, mais c’était la fille de Françoise Giroud. Nos gouvernants entretiennent de chaleureuses et fructueuses relations avec des pays où l’on marie de force les filles de 9 à 15 ans, sans que l’on considère que c’est vraiment choquant.

Le thème de la corruption morale des dirigeants est classique. La mauvaise réputation de la reine Marie-Antoinette et de son entourage — et notamment la fameuse affaire du collier — ont beaucoup joué dans les modifications de l’esprit du peuple dont la cristallisation va rendre possible la révolution de 1789. Les belles gens voient d’ailleurs dans la dénonciation de la corruption des classes dirigeantes une des manifestations de ce populisme que tous s’entendent à clouer au pilori. L’ingrédient sexuel y joue toujours un rôle plus ou moins important et l’excitation qu’il produit est effectivement un facteur essentiel dans les « pestes émotionnelles » qui ravagent parfois les nations. Du reste, en France, le scandale sexuel n’a pas souvent secoué les masses sous la République. À la différence des États-Unis où quelques menus écarts peuvent coûter sa carrière à un dirigeant, même de second plan, les Français ne s’offusquent pas des aventures amoureuses de leurs dirigeants. Mais peut-être sommes-nous en train de changer et nous américanisons-nous subrepticement ?

Quoi qu’il en soit, nous pourrions avoir de bonnes raisons de relativiser les affaires révélées par les livres de Vanessa Springora ou de Camille Kouchner, tout comme il faudrait relativiser la mésaventure de Dominique Strauss-Kahn en 2011 ou la mort suspecte dans une chambre à New-York du directeur de Sciences Po, Richard Descoings. Mais nous devons constater que nous sommes bien face à des phénomènes politiques qui révèlent quelque chose de l’état d’esprit des classes dirigeantes, de l’état d’esprit du peuple, mais aussi de l’évolution même de la classe capitaliste.

Tout d’abord, il y a une différence importante entre le scandale DSK et le scandale Duhamel. Ce dernier touche à la question de la pédophilie, devenue le dernier des grands tabous. S’il faut « jouir sans entraves et vivre sans temps mort », comme le proclamait dans l’immédiat après-68 le mouvement Vive la Révolution alors dirigé, entre autres, par Roland Castro, alors il s’impose de faire sauter tous les tabous, y compris celui de « l’innocence des enfants ». Et c’est bien sur cette voie que la société semblait s’engager dans les années 1970 et 1980. Mais aucune société ne peut survivre au déchaînement des pulsions et « vivre sans temps morts » est exactement la même chose que vouloir mourir. Protéger les enfants du déchaînement du désir est un impératif social. Dans un premier temps, c’est la pédophilie des pauvres qui est pointée du doigt — avec l’affaire d’Outreau, un désastre judiciaire total — et avec la traque des curés et instituteurs soupçonnés de se tenir un peu trop près de leurs élèves ou de leurs ouailles. La lutte contre la pédocriminalité devient, au moins officiellement, une cause majeure pour l’administration de la Justice. Non sans causer des « dommages collatéraux » parfois redoutables : la ministre Royal ayant déclaré que « les enfants ne mentent pas », les réputations ruinées et les suicides n’ont pas manqué suite à des dénonciations calomnieuses d’enfants. On passait de l’extrême tolérance d’hier à une répression aveugle. Mais la lutte justifiée contre la pédocriminalité allait servir de prélude à d’autres campagnes plus douteuses. La dénonciation à tout propos et hors de propos de l’homophobie et sa criminalisation progressive, le mouvement « #metoo  » parti des États-Unis s’inscrit dans une dénonciation systématique des hommes considérés tous comme des violeurs en puissance et l’apologie de l’homosexualité dessinent ainsi les grandes lignes d’un nouvel ordre moral.

La sociologie a montré depuis longtemps l’alternance dans l’histoire de phases de laxisme moral, où l’hédonisme tend à se donner libre cours et de phases de retour à l’ordre. L’originalité de notre époque est que le retour à l’ordre ne s’effectue pas par le retour à l’ordre puritain et au familialisme étouffant, mais par l’instauration d’un ordre nouveau, fondé sur l’homosexualité et le transgenre comme prototype anthropologique. Le paradoxe est que ce nouvel ordre moral s’est instauré avec le soutien et parfois l’inspiration des contestataires d’hier et, ainsi, ce retour de balancier vers la morale la plus stricte se pare des atours du « progrès ». La réaction se déguise en progressisme. Mais c’est une réaction qui ne restaure pas l’ordre ancien, l’ordre d’avant la « révolution sexuelle », c’est une réaction qui nous fait entrer dans un ordre nouveau, un ordre proprement posthumain.

Pour comprendre ce qui est en cause, il faut essayer de comprendre ce qu’est le mode de production capitaliste aujourd’hui et quel rôle y jouent les intellectuels de gauche et le « libéralisme libertaire ». On a trop souvent cru, en raison d’une coexistence fortuite, qu’il existait un lien causal entre le mode de production capitaliste et la morale familialiste puritaine. Ce qui fait que les « révolutionnaires » de la prétendue révolution sexuelle croyaient lutter contre le capitalisme en dénonçant la « morale bourgeoise ». Mais la seule morale bourgeoise, Marx l’avait dit voilà bien longtemps, est l’obéissance à la loi inflexible de l’accumulation du capital et donc de la production de la valeur. Le xxe siècle est celui qui a organisé en grand le sexe comme industrie. Le bordel comme PME intégrée au fonctionnement de la bourgeoisie urbaine appartient au passé. Les Allemands ont été précurseurs en créant les « Eros Center », dont le premier fut ouvert à Hamburg en 1967 sur six étages, le suivant à Cologne avait douze étages. C’est un peu comme le passage du petit commerce aux premiers grands magasins. La légalisation progressive de la pornographie dans les années 1970 — incluant non seulement le cinéma, mais aussi les petites annonces de Libé ou le « minitel rose » a fait du sexe un champ d’investissement du capital fructueux. L’un des oligarques français de l’Internet, mais aussi baron de la presse, Xavier Niel, a fait fortune en créant les premiers serveurs du « minitel rose » (3615 code ULLA) et montant une chaîne de sex-shops et de « peep-shows ». Les vedettes du porno sur Internet (Mindgeek et WGCZ) sont les principaux utilisateurs de la bande passante du réseau et ces entreprises ont des rentabilités financières tout à faire remarquables. La différence entre les affaires honnêtes et le business du sexe n’existe plus et c’est la logique même du mode de production capitaliste qui veut cela. Ce que cherche le capital, c’est la valorisation de la valeur et celle-ci est totalement indifférente à la forme concrète qu’elle peut prendre. Après tout, il n’est pas plus immoral de faire fortune en vendant des armes ou en vendant des produits chimiques qui empoisonnent la planète qu’en vendant du sexe, soit fantasmé comme dans les vidéos pornos, soit réel — les prostituées ne sont peut-être pas plus mal traitées que les enfants qui extraient les terres rares dont sont avides nos gadgets technologiques et les très écologiques éoliennes.

L’éros déchaîné a été saisi par le principe de rendement, conformément aux analyses d’Herbert Marcuse. Tout cela dessine les traits de la classe capitaliste « émancipée », débarrassée de toutes les vieilleries moralisatrices qui ne font qu’entraver la bonne marche des affaires. Le capitaliste n’étant rien d’autre que le fonctionnaire du capital, celui-ci produit les hommes dont il a besoin. La vieille bourgeoisie paternaliste et souvent austère n’existe pratiquement plus. Ainsi s’est constituée la nouvelle bourgeoisie de gauche qui, après avoir pris le contrôle de la vieille SFIO, a su capter les velléitaires gauchistes qui ne rêvaient pas tant de transformer la société que d’arriver aux meilleures places. Tout cela commence dans les années 1970 et se conclut par l’élection de Macron dont la garde rapprochée est formée d’amis de DSK.

Ce que révèle le scandale Duhamel, c’est seulement une coupe de cette nouvelle « bourgeoisie socialiste » qui prétend dire le bien et fait des leçons de « progrès » à la Terre entière. Sciences Po-Paris est le Saint des saints, l’un de ces hauts lieux où se forme la classe dirigeante. M. Strauss-Kahn y enseignait. M. Descoings en était directeur. M. Duhamel présidait l’association de financement avec le soutien de M. Guillaume, préfet. Que du beau monde ! Aujourd’hui, Olivier Duhamel a pris pour avocat celui-là même qui avait défendu DSK dans l’affaire du Carlton. Et tous ces gens se tiennent par la main. Dès que le livre de Camille Kouchner a été publié, tous ont affirmé n’être pas au courant, puis ils ont commencé à battre en retraite. Depuis 2008, semble-t-il, tout le monde connaissait les sévices infligés par Duhamel à son beau-fils, mais tous ont gardé le silence et continué de faire assaut de vertu. Mme Guigou, qui savait aussi, est même présidente d’une mission contre les violences, notamment sexuelles, faites aux enfants. Ils font tous profil bas, mais gageons que, l’orage passé, tout reprendra son cours. Les faits incriminés ont 30 ans et sont donc prescrits. DSK avait raté le présidentielle, mais depuis sa mésaventure new-yorkaise, il a tout de même gagné 21 millions d’euros, placés dans des paradis fiscaux. On aura peut-être encore quelques livres écrits par des anciennes victimes de ces belles gens, mais cela ne changera rien au fond. Car comme l’a dit, selon sa belle-fille, Olivier Duhamel, « tout le monde fait ça ».

Évidemment, tout le monde ne fait pas « ça », mais dans la classe dominante totalement désinhibée on se croit plus souvent autorisé à « faire ça ». Tout en dénonçant chez les autres toutes les phobies possibles et imaginables. Ils voient bien la paille dans l’œil du voisin, mais pas la poutre qui est dans le leur (Luc, 6:41). Alain Finkielkraut, souvent mieux inspiré, s’est pour le moins emmêlé les pinceaux sur LCI, lundi 11 janvier. Il a d’abord expliqué que la justice recherche le cas dans sa « singularité » — idée pour le moins douteuse de la part de quelqu’un qu’on présente comme philosophe. Il déclare ensuite qu’on n’a « pas les éléments et quand on essaie de le faire, on se demande s’il y a eu consentement ou une forme de réciprocité ». Alors David Pujadas, désemparé, rappelle qu’on parle d’un enfant de 14 ans, mais Finkielkraut corrige immédiatement en affirmant qu’on « parle d’un adolescent » et que donc « ce n’est pas la même chose ». Il poursuit : « Même pour spécifier le crime, il faut savoir s’il y a consentement ou non. Quand vous cherchez la spécificité, on vous accuse de complicité de crime ». Il a toutefois affirmé par la suite qu’Olivier Duhamel a commis « un acte répréhensible. Ce qu’il a fait est très grave, il est inexcusable » avant de préciser qu’il est « contre un lynchage généralisé » et de conclure par « il n’y a pas d’omerta » dans cette affaire. Ces propos confus et contradictoires sont ceux de quelqu’un qui essaie d’effacer les traces et de couvrir ceux de sa caste. Renforçant ainsi l’idée de « tout le monde fait ça ».

Invoquer la morale, voilà qui n’est pas très « tendance ». L’amoralisme de notre époque est réaffirmé à chaque occasion. La morale devrait être une « morale minimale », parfaitement compatible avec la conception libérale qui dit qu’il n’y a pas de société (selon la forte parole de Mrs Thatcher) et qu’il n’existe que des individus menant des existences séparées. Dans cette conception, tous les individus sont indifférenciés et sont « comme des pions isolés » sur un plateau de jeu. Mais cette conception est absurde [2] et aucune société ne peut durablement exister sur un tel fondement moral. Il est donc parfaitement naturel d’être révolté contre l’indécence des puissants, à qui l’on pardonne d’autant moins qu’ils se présentent volontiers comme les « instituteurs » des classes populaires. Mais ce sont des « instituteurs immoraux » [3] qu’il faut licencier d’urgence.

Le 12 janvier 2021


[1Ce terme est assez contestable. La social-démocratie n’a jamais été très libertaire. Tout comme le parti communiste après elle, elle restait assez traditionaliste en ce qui concerne les mœurs et les valeurs de la famille. Clouscard, qui a consacré plusieurs ouvrages à la critique du « capitalisme de la séduction » et du « néofascisme » qui l’accompagne, hésite d’ailleurs sur l’appellation puisqu’il parle aussi pour désigner le même phénomène du « libéralisme libertaire ».

[2Voir Marie-Pierre Frondziak et Denis Collin, La force de la morale, éditions R&N, 2020

[3Les instituteurs immoraux est le sous-titre du célèbre roman d’A.D. de Sade, La philosophie dans le boudoir.