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Un « coup d’état » contre les classes populaires

Des Trumpistes au Capitole

dimanche 17 janvier 2021, par Antoine BOURGE

L’intrusion de plusieurs dizaines de militants d’organisations extrémistes au sein du Capitole, mercredi 6 janvier à Washington D.C., a fourni aux médias internationaux des images carnavalesques. S’agit-il d’un « coup d’état » manqué de fractions organisées de la population qui prouverait, parce qu’il a échoué, la vigueur de la démocratie américaine ? Ou bien d’actes désespérés révélant la déliquescence du système politique, économique et social des États-Unis ?

Une foule de fascistes sanguinaires ?

Parmi les personnes rassemblées, nous pouvons en distinguer grossièrement deux types.

D’un côté l’immense majorité des manifestants aux abords du Capitole qui brandissaient le drapeau américain, et s’étaient retrouvés pour assister au discours de D. Trump non loin du Capitole avant le verdict du Congrès au sujet du vainqueur de l’élection présidentielle, dont la séance a été perturbée par les intrus qui ont fait la une des médias. Dans son discours D. Trump dénonce les « fake news media », les adeptes de la « cancel culture », les réseaux sociaux pro-Démocrates et accuse les Démocrates de fraude électorale. Rhétorique habituelle du démagogue : déclaration d’amour aux « vrais » Républicains, à la démocratie et aux élections contre détestation des impôts et de la Chine. Son discours oscille entre déclarations insensées, insultes et dénonciation de la « Big tech » mais on ne trouve pas cette incitation à la violence débridée dont les médias et représentants politiques européens ont parlé [1]. La phrase suivante est extraite de son discours : « I know that everyone here will soon be marching over to the Capitol building to peacefully and patriotically make your voices heard. » On trouve des appels plus clairs à l’insurrection. Qu’y a-t-il d’anti-démocratique quand des dizaines de milliers de citoyens suivent, surveillent, critiquent un processus électif ? Si ces milliers de personnes avaient voulu occuper ou renverser le Capitole, nul doute qu’elles y seraient parvenues. Le message est autre : rappeler aux élus qu’ils sont les dépositaires de la souveraineté populaire et que la confiance qui les lie aux citoyens passe par un souci de justice et d’honnêteté.

De l’autre, les quelques centaines d’hurluberlus de divers horizons qui ont escaladé les parois du bâtiment et la centaine d’intrus qui ont investi le Capitole, où se trouvent la chambre des Représentants et le Sénat. En prévision de ce rassemblement une collection de groupes extrémistes [2] friands de la théorie du complot et des armes, racistes et suprémacistes gravitant dans la sphère de D. Trump, fantasmaient certainement la victoire électorale de D. Trump tant ce dernier leur a répété que l’élection avait été truquée dans certains États. Étaient-ils suffisamment organisés et coordonnés pour prendre le contrôle du Parlement ? Malgré la facilité d’accès au bâtiment avec la complicité évidente des forces de sécurité du Capitole, les assaillants n’étaient pas accompagnés de milices armées, n’avaient visiblement pas pour but de tenir durablement le Capitole et d’y installer un régime dictatorial ou quoi que soit d’autre. Le nombre de victimes et de blessés, dans un pays armé jusqu’aux dents comme les États-Unis, aurait pu être bien plus lourd que celui annoncé :

« La police annonce un total de cinquante-deux interpellations, dont vingt-six dans le Capitole, la mort de quatre manifestants, dont trois à l’extérieur du Capitole pour « urgences médicales », ainsi que quatorze policiers blessés. L’un des policiers a été déclaré mort vingt-quatre heures plus tard. » [3]

Visiblement le culte des idoles a remplacé toute conquête sérieuse du pouvoir, même chez les néo-Nazis les plus convaincus.

Un système électoral bancal

Outre les fascistes d’opérette, la question du fonctionnement démocratique des élections américaines semble cruciale mais peu soulevée. On se souviendra [4] en décembre 2000 du résultat controversé de l’élection de G. W. Bush contre Al Gore, où le recomptage des voix a été refusé par la Cour Suprême des États-Unis. Al Gore s’était incliné alors que certaines voix n’avaient pas été comptabilisées.

Le système des « grands électeurs » est également contestable. En effet, un candidat à l’élection peut obtenir une majorité de voix de la part des citoyens américains sans être élu car ce sont les « grands électeurs » qui élisent le Président sous l’égide du Vice-président et du Parlement. Chaque État a un nombre de « grands électeurs » proportionnel à sa population avec un minimum de trois « grands électeurs » pour les plus petits États. A part pour le Nebraska et le Maine qui désignent un nombre de « grands électeurs » proportionnel au suffrage, tous les autres états fonctionnent avec un scrutin majoritaire où le candidat gagnant engrange tous les « grands électeurs ». Les électeurs peuvent légitimement avoir le sentiment d’être floués sans une dose de représentation proportionnelle. L’autre côté pervers du système des « grands électeurs » est que les « grands électeurs » peuvent voter contre la décision populaire mais, dans ce cas, ne sont pas reconduits pour les élections suivantes. Cela se produit rarement mais c’est encore une faille qui fait peu de cas du vote des citoyens. En 2016, D. Trump avait obtenu 3 millions de voix de moins que H. Clinton, mais il a pourtant obtenu plus de « grands électeurs » et a donc été élu.

D’autre part, bien qu’ils exècrent les monopoles et louent les bienfaits de la concurrence dans l’économie, Démocrates et Républicains se partagent le monopole politique aux États-Unis. Les gouverneurs des États, les députés ou les sénateurs sont, à quelques exceptions près, tous affiliés à l’un des deux partis précités. Il existe pourtant d’autres partis mais les fonds récoltés par les deux principaux partis sont si colossaux que la propagande – porte à porte, produits dérivés, omniprésence dans les médias – dans un pays aussi grand ne permet pas à des organisations plus modestes de faire entendre leur voix. La démocratie US se résume donc à choisir entre deux partis promoteurs du capitalisme, mondialisé ou national, multiculturel ou « patriote », progressiste ou conservateur.

L’ennemi de l’intérieur

D’aucuns réclament le tribunal militaire pour les dangereux « terroristes de l’intérieur » comme les appelle [5] Sarah Anthony (députée démocrate du Michigan). Parmi les intrus certains sont d’anciens ou actuels militaires qui pourraient être jugés pour actes de sédition. Que le jugement advienne ou pas n’a que peu d’importance, c’est un signal destiné à restaurer l’ordre dans l’armée dont certains de ses membres sont présents dans les rangs des Oath keepers, organisation para-militaire d’extrême droite dont le but est de « défendre la Constitution contre les attaques intérieures et extérieures » et qui comptait 35000 membres en 2016. L’organisation (dont le site a été gelé), en invoquant l’Insurrection Act, exhorte D. Trump d’envoyer l’armée – contre qui ? – pour rétablir « l’ordre », autrement dit faire en sorte que le résultat penche en faveur de D. Trump. Conseil qu’il n’a pas suivi. On voit combien l’hystérie domine puisque les résultats ont été certifiés suite aux recours déposés et examinés démocratiquement. Il est à craindre une propagation de la soif de condamnation des opinions « anti-démocratiques » ou « anti-américaines » qui ne sont pas sans rappeler les turpitudes du maccarthysme et de sa « chasse aux sorcières ». Puisque la démocratie et la Constitution sont défendues à tout bout de champ, les libertés fondamentales devraient garantir le débat sans qu’on puisse être inquiété pour ses idées, comme l’aphorisme attribué à Voltaire le formule si bien : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire. »

Cela fait longtemps que D. Trump est marginalisé au sein du parti Républicain. Mais depuis le 6 janvier 2021, il est devenu l’ennemi public n°1, lâché par son parti et conspué par les Démocrates et tous les médias de l’establishment. Ses comptes sur les réseaux sociaux ont été suspendus par Twitter et Facebook, ce qui finalement confirme ses diatribes contre la « Big Tech » ; réduire au silence Trump n’est pas un signe de bonne santé démocratique, notamment quand des sociétés privées décident de ce qui peut ou ne peut pas être dit [6]. Il est aussi, et pour la deuxième fois, confronté à une procédure d’impeachment qui consiste à tenter de le destituer. Cette manœuvre est révélatrice de la lamentable stratégie politique et l’incompréhension historique des événements par des Démocrates. D’abord parce que la procédure a peu de chance d’aboutir puisque elle nécessite que 66 sénateurs votent pour destituer D. Trump. Or à partir du 21 janvier le sénat sera composé par 51 sénateurs démocrates. Si toutefois la destitution était validée, D. Trump ne pourrait pas se représenter en 2024, ce qui est la stratégie à courte vue des Démocrates. Dans la mesure où 74 millions d’Américains ont voté pour D. Trump et que les Démocrates ont obtenus une courte victoire en termes de voix, le mieux aurait peut-être été de proposer un programme social digne de ce nom plutôt que de faire entrer D. Trump irrémédiablement dans l’histoire.

L’ennemi n’est pas toujours celui qu’on pourrait croire. Bien que surnommé « l’endormi » J. Biden est éveillé sur la question du « terrorisme intérieur ». En effet, il se vante d’être l’inspirateur et le rédacteur du Patriot Act, cette loi passée au lendemain du 11 septembre 2001 autorisant le contrôle généralisé des communications et des données personnelles des citoyens américains, mettant à mal les libertés individuelles. Les événements du 6 janvier dernier laissent à craindre un élargissement du spectre de la loi pour mettre sur écoute, surveiller et punir encore plus impitoyablement les « terroristes intérieurs ». Ainsi, syndicats, partis politiques et associations diverses seront passés au crible par la police de la pensée afin de vérifier qu’ils n’ont pas de projets de renversement du gouvernement US. Ce monde orwellien prendra appui sur le rejet de D. Trump comme figure commode du « traître à la Constitution ».

Establishment contre classes populaires

Plus que les milices hystériques, les vitres cassées ou les agents de sécurité pointant leur arme vers les putschistes de carnaval, ce qui frappe c’est l’image de cet homme installé dans le siège de la Démocrate Nancy Pelosi, présidente de la chambre des Représentants (députés) car elle est porteuse d’un symbole et d’un message. L’exclusion de millions d’Américains du champ politique et leur abandon par la classe politique américaine ne passe plus. Au fond, que J. Biden devienne président changera tout pour que rien ne change pour des millions d’américains précarisés et pauvres qui n’ont d’autre solution que de se nourrir dans les banques alimentaires et ne sont pas couverts par la sécurité sociale alors que la situation sanitaire liée au COVID-19 est catastrophique aux États-Unis.

Candidat de « Wall Street », non content d’avoir éliminé le dangereux socialiste B. Sanders, J. Biden est le prototype de la gauche « woke » caractérisée par l’anti-racisme, les droits LGBT, le féminisme ou la question environnementale plutôt que par les questions sociales. Alors que la pauvreté avait explosé au cours de la présidence Obama, la présidence Trump a été marquée par un regain des salaires notamment pour les personnes noires ou d’origine hispanique [7]. Il faut donc chercher dans son bilan politique les raisons pour lesquelles D. Trump a obtenu 10 millions de voix de plus en 2020 qu’en 2016, notamment chez les noirs et hispaniques. Si l’on prend le salaire minimum, son augmentation a touché les blancs, les noirs et les hispaniques, c’est donc une mesure sociale qui ne s’encombre pas des atermoiements de la gauche avec un anti-racisme qui ne fournit pas tellement plus que de la compassion et des quotas pour les « minorités visibles ».

***

Le 6 janvier 2021 ne fut pas « l’incendie du Reichstag » américain que certains prophétisaient [8]. Mais le « demos » a su se rappeler au bon souvenir de ses représentants. Les intérêts de classe font éclater au grand jour la question de la sincérité de la représentation des citoyens par une caste politique stratosphérique, établie dans deux formations politiques qui ne proposent que des chemins différents pour maintenir un capitalisme pourrissant. Celui-ci ne se maintient que par l’élargissement du contrôle généralisé des masses, ma mise en place d’une politique de la pensée et les attaques sociales sous la bannière du progressisme de gauche des plus réactionnaires.

Antoine Bourge
17 janvier 2021


[1Dans Libération on pourra lire : « Choquant » et « honteux » : indignation internationale après l’assaut du Capitole

[2On pourra se référer à ces articles sur le site du Monde ici ou où sont listées les principales mouvances extrémistes.

[3Le Monde

[4On peut approfondir le sujet sur L’encyclopédie britannica

[5Comme on peut le lire ici

[6A ce sujet on peut lire Anne-Sophie Chazaud sur Sputniknews

[7A lire sur le site du Monde : « Le taux de pauvreté des Noirs était, en 2019, de 18,8 %, en fort recul par rapport aux 27,4 % atteints au début de la décennie, même s’il reste beaucoup plus élevé que celui des Blancs (7,3 %) et des Hispaniques (15,7 %). Ce recul s’explique par le retour à l’emploi des populations afro-américaines et la hausse au niveau local du salaire minimal. »

[8Cité par le Monde Diplomatique : « Le 23 septembre dernier, sans être contredit par l’animateur-vedette de la chaîne MSNBC, le publicitaire Donny Deutsch a ainsi comparé les partisans de M. Trump aux foules fanatisées qui participaient aux rassemblements nazis : « Je veux dire à mes amis juifs qui vont voter pour Donald Trump : comment osez-vous ? Il n’y a aucune différence entre ce qu’il prêche et ce que prêchait Adolf Hitler. » Deux jours plus tard, un commentateur du Washington Post estime lui aussi qu’il faut cesser de craindre l’analogie entre le début de la dictature nazie et les tentations totalitaires du président des États-Unis : « Amérique, nous sommes au seuil de notre incendie du Reichstag. Nous pouvons l’empêcher. Ne laissons pas incinérer notre démocratie. » ».