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Du trotskisme et en particulier du “lambertisme”

dimanche 6 juin 2021, par Denis COLLIN

Nous avons publié récemment, sous la signature de Zach, un article intitulé « Deux ou trois mots sur l’histoire du lambertisme ». Bien que l’évolution actuelle du courant lambertiste, coupé en deux parties rivales, le POI et le POID, n’ait pas une importance démesurée dans la situation politique présente, il nous semble qu’est nécessaire une discussion globale sur le destin du trotskisme, non seulement parce que quelques animateurs de ce site ont été très engagés jadis dans le groupe lambertiste dénommé jadis OCI puis PCI, mais aussi parce le trotskisme qui se présentait comme le marxisme révolutionnaire sauvegardé dans toute sa pureté prétendait apporter une alternative sérieuse à l’échec et à la déconfiture politique des vieux partis ouvriers, PS et PCF pour la France. En outre, contre le « social-chauvinisme », le trotskisme prétend et prétend toujours incarner l’internationalisme prolétarien le plus authentique.

L’article de Zach s’appuie sur la thèse de doctorat de Jean Hentzgen, Du trotskysme à la social-démocratie : le courant lambertiste en France jusqu’en 1963, soutenue en juin 2019 et précédée de travaux préparatoires largement accessibles. Je ne veux pas faire ici une recension de la thèse de Hentzgen dont le fil conducteur est de montrer comme le courant lambertiste va progressivement se transformer en une sorte d’aile gauche de la social-démocratie, devenant une véritable pépinière de cadres pour le PS : Jospin, Cambadélis, Mélenchon, Stora et quelques autres furent en leur temps des « bébés Lambert ». En même temps, ce courant a résisté et a refusé de se plier au courant du moment et ainsi il a pu se tourner dans les années 60 vers la jeune génération et construire une organisation assez solide qui aura plusieurs milliers de militants avec une aura et une influence loin d’être négligeable.

Comme Zach, je voudrais d’abord souligner ce qui me semble positif dans l’héritage du « lambertisme ». En premier lieu, je noterai la capacité à résister aux sirènes des discours révolutionnaristes de la petite bourgeoisie radicalisée, qu’elle soit tiers-mondiste ou purement européenne. Les lambertistes, tout en soutenant l’indépendance de l’Algérie, n’ont jamais cru que le FLN puisse être, en quelque façon un « parti révolutionnaire ». Combien ont-ils eu raison ! Le FLN a été dès avant l’indépendance un organe visant à corseter le peuple algérien et a assuré après l’indépendance le rôle que lui avait assigné l’impérialisme français d’exploiteur des réserves pétrolières de l’Algérie au compte de la France et surtout de la caste bureaucratique militaire qui a étendu sa chape de plomb sur toute l’Algérie dans les années qui ont suivi l’indépendance. Le coup d’État de Boumediene de 1965, transformant l’Algérie en « république islamique » aurait dû mettre définitivement fin aux illusions que certains ont pu entretenir concernant le FLN. On s’étonnera en revanche de voir que les « lambertistes » algériens derrière Louisa Hannoune entretenaient de bons rapports avec Bouteflika…

Les lambertistes n’ont jamais cru que Castro incarnait le renouveau révolutionnaire en Amérique latine et ailleurs dans le monde. On ne saurait que saluer cette clairvoyance. Certes, Castro ne fut pas, comme le disait Gerry Healy, l’allié anglais des lambertistes, un « nouveau Battista », mais il institua un régime bureaucratique semblable aux « démocraties populaires » des pays d’Europe d’Est. Contre les mirages de la « guérilla », les lambertistes continuèrent de faire fond sur la classe ouvrière latino-américaine. On s’étonnera alors que cette ligne n’ait pas été maintenue et que la recherche de révolutionnaires « sui generis » ait fini par contaminer le CCI, héritier de l’OCI — par exemple dans le soutien inconditionnel apporté au régime de Mugabe au Zimbabwe. Ou encore l’absence de tout regard critique sur le « bolivarisme » prôné par Jean-Luc Mélenchon, candidat officieux des lambertistes…

Les lambertistes ont eu le mérite de défendre avec vigueur les principes de la laïcité et de l’école publique laïque. Contre les billevesées des groupes gauchistes, ils ont défendu l’école et l’université dispensateurs de savoirs objectifs et n’ont jamais voulu en faire des « bases rouges ». Dès la fin des années 1970, ils ont compris que la question de la nation se posait directement non seulement dans les pays colonisés, mais aussi en Europe. Contre le carcan de l’UE, ils ont défendu la république « une et indivisible » et milité pour une confédération des nations souveraines en Europe. Ils restent des défenseurs des services publics et des acquis sociaux issus du CNR (sécurité sociale, conventions collectives, etc.).

On le voit, nous avons de larges convergences avec les lambertistes sur quelques questions essentielles. Mais, car il y a de gros « mais », ces convergences ne sauraient faire oublier les divergences. Car sur quelques questions cruciales, les lambertistes se sont trahis eux-mêmes. J’ai signalé plus haut les cas douteux de l’Algérie et du Zimbabwe. Mais en France même, après avoir conquis la direction de la Libre Pensée, vénérable association républicaine, ils l’ont transformée en organe de lutte contre l’islamophobie… au moins indirectement. La LP continue de dire pis que pendre des curés et des pasteurs, mais la volonté conquérante des islamistes ne la choque pas du tout. Contre toute attente et après avoir combattu pendant des années le concept de « laïcité ouverte » comme trahison de la laïcité, la LP apporte son soutien aux principaux défenseurs de cette trahison, Bianco et Baubérot. C’est là incontestablement un point de rapprochement avec Mélenchon ! On pourrait parler longuement de la politique suivie dans les syndicats et principalement dans FO où le courant CCI a « accompagné » les errances de l’ancien secrétaire général Mailly avant de participer à l’opération d’éviction de Pavageot au profit de Veyrier : les intérêts de la défense des acquis… dans l’appareil passent avant les intérêts matériels et moraux des travailleurs.

Plus fondamentalement, en tant que représentants conséquents du trotskisme, les lambertistes ont échoué, complètement, à réaliser la tâche qu’ils s’étaient donnée de construire un nouveau parti ouvrier révolutionnaire, capable d’entraîner des pans entiers des vieux partis. Toutes les stratégies, pourtant intelligemment pensées, visant à créer des ponts entre les militants ouvriers et l’embryon du parti révolutionnaire, n’ont jamais dépassé le stade anecdotique. Les « comités d’alliance ouvrière » (CAO), les « comités unitaires de base » ont fini par accoucher du POI dirigé d’une main de fer par le CCI, pendant qu’une autre importante fraction des lambertistes, regroupés derrière Daniel Gluckstein tentent de faire vivre le POID dirigé par la TCI… Mais ces deux frères siamois n’ont d’existence que pour leurs sympathisants proches, mais aucune fraction significative des travailleurs ne le reconnaît et, électoralement, ils pèsent un poids à peu près nul. Après avoir atteint 6000 militants au début des années 1980, le courant lambertiste est à 2000 actuellement, toutes tendances confondues. L’UNEF leur a échappé dans les années 80 avec le passage de la « bande à Camba » dans les rangs « socialistes ». C’est un bilan peu reluisant que peuvent présenter les héritiers de Lambert, Just, Bloch, Broué, Chisserey, de Massot, etc.

Comment expliquer cette situation ? On peut invoquer le caractère des individus (ça compte), la bureaucratisation de toutes les organisations et les menus avantages que cela apporte aux dirigeants — dans le cas lambertiste, le patrimoine immobilier, le fameux « 87 » de la rue du Faubourg Saint-Denis a un rôle non négligeable — mais tout cela est finalement assez secondaire. Il est inutile de tenter de refaire un trotskisme pur, un trotskisme qui réussirait. Les conditions des années 1970 et 1980 ont été des plus favorables et pourtant il n’en est sorti que défaite sur défaite. Courant après les remplaçants possibles au rang de « sujet révolutionnaire », plusieurs courants issus du trotskisme sont passés avec armes et bagages du côté de l’islamisme, comme hier ils furent castristes ou partisans du parti communiste vietnamien. Mais ce sont les fondements même du marxisme orthodoxe qui sont en cause. L’analyse que Marx fait du mode de production capitaliste et des grandes tendances qui déterminent son mouvement reste tout à fait juste et pleinement confirmée par tous les développements récents. En revanche, la stratégie politique, très floue, qui fut la sienne et surtout les développements ultérieurs que l’on trouve dans le marxisme orthodoxe n’ont plus aucune prise sur la réalité. Le travail sur les classes sociales et à reprendre à zéro, la théorie de l’État dépérissant est totalement invalidée et la « croissance illimitée des forces productives » apparaît comme une chimère, dangereuse de surcroît. On ne sortira pas de l’impasse en maintenant l’objectif d’un « grand soir » révolutionnaire, mais seulement en réfléchissant aux causes qui ont conduit la grande masse des travailleurs à se détourner du projet socialiste et de l’espérance communiste. De là on devrait trouver une politique réaliste qui permette aux travailleurs, dépendants et indépendants, de se mobiliser contre les ravages que produit le capitalisme mondialisé.

Denis Collin — le 4 juin 2021