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Un contrôle de constitutionnalité contestable

lundi 27 juin 2022, par Jean-François COLLIN

Il faut refuser l’utilisation politicienne du droit à l’avortement

La cour suprême des États-Unis d’Amérique a adopté, le 24 juin 2022, une décision dans l’affaire « Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization  » par laquelle elle a renversé sa jurisprudence de 1973 (décision Roe V. Wade). Comme si cette décision modifiait notre ordre juridique, elle provoque une proposition de réforme constitutionnelle du camp d’E Macron qui devrait être rejetée de la façon la plus nette

En 1973 la Cour suprême avait considéré que le droit à l’avortement était un garanti par la constitution fédérale des États-Unis et qu’il ne pouvait être remis en cause par une loi d’un des États fédérés. Quarante-neuf ans après, suivant les conclusions du juge Alito, elle dit le contraire et décide que la Constitution ne dit rien sur le droit à l’avortement, qu’elle est neutre sur ce sujet et qu’il revient à chaque État américain de définir sa législation dans ce domaine. Cette décision de la Cour suprême donne raison à l’État du Mississippi qui avait adopté une loi très restrictive sur l’avortement dont la constitutionnalité était contestée par une clinique de Jackson qui pratique l’avortement.

On pourrait utilement rappeler au juge Alito que la constitution américaine, pas plus qu’elle ne parle de l’avortement, ne donne à la Cour suprême le pouvoir de contrôler la constitutionnalité des lois. Ce pouvoir, la Cour suprême se l’est arrogé par une décision qu’elle a prise en 1803, « Marbury contre Madison », vivement condamnée par Thomas Jefferson comme un coup de force. Hélas, comme souvent, les juges se drapant dans la dignité offensée de leur indépendance, étendent leur pouvoir à l’abri de toute mise en cause. Mais on se demande pourquoi l’argument par lequel la Cour suprême récuse la protection constitutionnelle du droit à l’avortement ne vaudrait pas avec autant de force contre sa décision ?

Cet exemple nous rappelle le danger qui s’attache au contrôle de constitutionnalité des lois exercé par des instances dont le caractère politique est évident. C’est vrai de la Cour suprême des États-Unis, au sein de laquelle Donald Trump a assuré une majorité à des juges conservateurs soutenant ses orientations idéologiques et sensibles, notamment, aux pressions des activistes religieux qui constituent un lobby puissant sur la classe politique américaine. Ce n’est pas la première fois que cette juridiction intervient bruyamment dans le champ politique. Elle avait mené une guerre déterminée contre Roosevelt et son New Deal dans les années trente. Cette guerre ne s’était interrompue que grâce au décès (de mort naturelle bien sûr) d’un certain nombre de juges de la Cour suprême et à la désignation de leurs remplaçants par Roosevelt.

Mais on peut aussi penser à la Cour de Justice Européenne qui n’a pas cessé, par sa jurisprudence, d’élargir le champ de son contrôle et de créer un droit européen bien différent de ce qui figure dans les traités.

Il faut enfin évoquer le rôle du Conseil constitutionnel en France, dont le dernier renouvellement partiel a illustré jusqu’à la caricature le caractère politique des nominations et qui lui aussi étend sans limites le bloc de constitutionnalité sur lequel il s’appuie pour rendre ses décisions. On rappellera que cette instance a approuvé, en son temps, les comptes de campagne de Jacques Chirac en dépit de leur irrégularité, à la demande de son Président Roland Dumas, « pour ne pas déclencher une crise institutionnelle ».

La décision de la Cour suprême américaine prétexte d’une manœuvre politique en France

La décision du 22 juin de la Cour suprême a suscité un véritable tollé aux États-Unis, c’est normal. Mais on ne pouvait pas soupçonner qu’elle aurait des conséquences aussi immédiates sur la vie de notre pays. À peine a-t-elle été connue qu’une modification de notre constitution était annoncée.

Pourtant, en France, le droit à l’avortement n’est pas menacé. Il est autorisé pour les femmes majeures ou mineures. Il a été renforcé par une loi récente, promulguée le 2 mars 2022, qui porte de 12 à 14 semaines de grossesse le délai pendant lequel il est possible de recourir à une IVG. Cette même loi a étendu aux sages-femmes la compétence de pratiquer des IVG chirurgicales. Elle a pérennisé l’allongement du délai de recours à l’IVG médicamenteuse (sept semaines contre cinq semaines jusqu’en 2020). Elle précise qu’un pharmacien refusant la délivrance d’un contraceptif en urgence sera en méconnaissance de ses obligations professionnelles. Enfin, un répertoire recensant les professionnels et structures pratiquant l’IVG devra être publié par les agences régionales de santé. Il sera librement accessible.

Si le droit à l’avortement est menacé en France, il l’est plus par le délabrement de notre système de santé, le manque de médecins, de sage-femme et d’infirmiers dans les hôpitaux, le manque de soutien dont bénéficie le planning familial, que par les lois.

Cela ne signifie pas qu’il y ait un consensus en France. Les représentants de différents cultes religieux sont fermement opposés à l’avortement, mais pour le moment, dans notre République laïque, ils ne font pas la loi. Souhaitons que cela dure. Le parti « Les Républicains » s’est illustré par son opposition à l’adoption de la loi du 2 mars 2022, ne sachant plus très bien comment se distinguer du parti d’Emmanuel Macron. Mais ni du côté des partis politiques ni du côté de l’opinion publique française il n’existe de risques réels de remise en cause du droit à l’avortement consacré par la loi du 17 janvier 1975 défendue par Simone Veil.

Pourtant, la toute nouvelle présidente du groupe parlementaire « La République en marche », Aurore Bergé, soutenue par la Première ministre Élisabeth Borne, a indiqué le jour même où était rendue publique la décision de la Cour suprême américaine, qu’elle allait proposer de modifier notre constitution pour y inscrire le droit à l’avortement. Une telle prise de position, évidemment, a reçu l’approbation du Président de la République qui navigue à vue pour essayer de reprendre la main après la défaite sévère qu’il a subie lors de l’élection législative. La République en marche avec ses 154 députés sur un total de 577 sièges, soit un peu moins de 27% des députés élus, tente sans trop de succès de faire vivre l’idée qu’elle reste le parti majoritaire à l’Assemblée, au mépris de l’évidence la plus aveuglante. Elle n’est que le parti ayant obtenu le plus de sièges lors de cette élection, très loin de la majorité des sièges à l’Assemblée nationale, pour ne pas parler de la majorité des électeurs inscrits.

Ne voulant pas passer d’accord avec d’autres partis qui partagent pourtant l’essentiel de son orientation politique, comme les Républicains, ou incapable de le faire, Emmanuel Macron a maladroitement essayé de renvoyer la responsabilité de l’impasse dans laquelle il se trouve sur les autres partis.

Dans ce contexte, la décision de la Cour suprême américaine est une véritable aubaine. Alors qu’il n’y a pas de débat sur le droit à l’avortement en France, Emmanuel Macron va le créer, obligeant les autres partis politiques à se rallier à sa proposition d’inscription du droit à l’avortement dans la constitution de la Vème République, se réservant ensuite de dénoncer comme d’affreux réactionnaires ceux qui refuseront de le faire. Ce faisant, il devra sans doute stigmatiser ceux qui sont le plus proches de lui, c’est à dire Les Républicains, puisque Marine Le Pen a indiqué qu’elle n’était pas opposée à la constitutionnalisation du droit à l’avortement. Quant à la NUPES, elle pourra difficilement faire autre chose qu’appuyer cette proposition après que la France Insoumise a présenté une proposition de loi dans ce sens au cours de la précédente législature, rejetée à l’époque par le camp macroniste.

La grossièreté de la manœuvre politique devrait conduire tous les partis à la rejeter sans équivoque pour ce qu’elle est, une manœuvre politicienne de la pire espèce. Ils pourraient d’ailleurs reprocher en même temps au président de la République de diviser inutilement la société qui l’est déjà suffisamment, sans qu’il soit besoin d’en rajouter. Je ne sache pas que cette proposition ait figuré dans le programme du candidat Macron à la présidence de la République pas plus que dans celui du mouvement Renaissance pour l’élection législative. Une révélation sans doute d’un péril jusque-là inaperçu…

Une manœuvre qui doit être rejetée sans équivoque

En plus des circonstances, il y a aussi des raisons de fond pour s’opposer à cette proposition d’E Macron.

L’objet d’une constitution est de définir le fonctionnement des pouvoirs publics, les principes d’organisation de l’administration et les conditions dans lesquelles est assurée la séparation des pouvoirs sans laquelle il n’y a pas de démocratie. Elle est là pour garantir que le pouvoir exécutif ne pourra pas empiéter sur le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire ; mais aussi pour assurer qu’il n’y aura pas de gouvernement des juges et préciser les limites dans lesquelles s’exercent le rôle de représentant de la souveraineté populaire du pouvoir législatif.

Évidemment nous avons un peu oublié cela avec la constitution de la Vème République qui donne un pouvoir exorbitant à l’exécutif et réduit le pouvoir législatif au rôle de godillot en période ordinaire. Quant à notre système judiciaire, il est regardé comme une curiosité à l’étranger.

Si une réforme de la Constitution française devait intervenir (ce ne serait que la 25ème depuis 1958), c’est de cela dont elle devrait traiter : comment faire de la France un pays organisé démocratiquement ? Comment faire pour que nos institutions permettent une représentation réelle de la volonté populaire et que des évolutions soient possibles sans affrontements, parfois violents, entre un peuple méprisé et un exécutif méprisant ?

Ce n’est pas ce que souhaite Aurore Bergé, au contraire il s’agit pour elle d’éviter un débat sur les institutions au moment où celles-ci montrent leurs limites et où le gouvernement est dans une impasse, pour faire diversion sur un sujet qui ne suscite pas de polémique pour le moment dans notre société.

La seconde objection à cette proposition tient à sa nature même. La constitution n’est pas une déclaration des droits mais la description du fonctionnement des institutions qui permettront de les garantir et d’assurer la protection des libertés individuelles contre la tendance à l’oppression des institutions étatiques, quelles qu’elles soient. Le pouvoir exécutif tend naturellement à abuser des prérogatives qui lui sont données ; le pouvoir judiciaire ne l’est pas moins et la décision de la Cour suprême nous le rappelle avec force. Enfin, le pouvoir législatif qui dans certaines circonstances pourraient se considérer comme absolu ne doit pas l’être non plus. « La souveraineté du peuple n’est pas illimitée ; elle est circonscrite dans les bornes que lui tracent la justice et les droits des individus. La volonté de tout un peuple ne peut rendre juste ce qui est injuste. Les représentants d’une nation n’ont pas le droit de faire ce que la nation n’a pas le droit de faire elle-même  », écrivait B. Constant.

Les révolutionnaires de 1789 avaient sagement distingué la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, de la Constitution. Dun côté l’énumération des droits de l’homme considérés comme naturels ; de l’autre les règles d’organisation des pouvoirs publics, du régime politique dans lequel nous souhaitons vivre.

La proposition d’Aurore Bergé, en dehors de son aspect politicien, prolonge la tendance à transformer la constitution en un catalogue de droits et de principes placé sous le contrôle d’un juge, en lieu et place d’un texte fondamental exposant les limites du pouvoir des institutions étatiques et les garanties ainsi apportées aux citoyens. Le projet de constitution européenne élaboré par Valéry Giscard d’Estaing souffrait de ce défaut qui voulait instituer dans le même texte le rôle de la Commission et du Parlement européen, la réduction du champ de compétences des institutions nationales et les origines chrétiennes de la France. C’est entre autres ce que les Français, avec d’autres Européens, ont refusé en 2005. C’est ce que leurs dirigeants leur ont imposé par la voie parlementaire au mépris de l’opinion clairement exprimée par référendum.

À rebours de cette tendance, il faut dire clairement que le mariage et ses différentes formes, nos pratiques sexuelles, la protection de l’environnement, de l’eau, de la biodiversité, la politique culturelle, l’idée que nous avons de ce qu’est un beau paysage, l’amitié ou l’amour, bref tout ce qui constitue la toile serrée de notre vie quotidienne, sociale ou individuelle, et la plupart des politiques publiques, n’ont rien à faire dans la Constitution.

Cette boursouflure croissante de la Constitution et des textes juridiques en général, nous enferme dans une camisole qui nous prive progressivement de toute liberté de mouvement. Le seul régulateur de la société devient le juge qui décide non pas comme une simple autorité de mise en œuvre des textes, mais en faisant intervenir ses opinions personnelles, ses orientations politiques, son interprétation des faits et des circonstances, en élargissant sans cesse le champ des principes auxquels il fait appel pour prendre ses décisions.

Il faut donc dire très clairement non à cette proposition de la République en marche.

Une révision complète de notre constitution est nécessaire, pour nous permettre de retrouver un fonctionnement démocratique. Elle doit être préparée par une commission désignée pour cela par le Parlement, rassemblant les représentants des partis politiques, des membres du Conseil économique, social et environnemental, des syndicalistes et des responsables associatifs. Son projet devrait être soumis aux citoyens par référendum après un examen par le Parlement.

L’utilisation politicienne du droit à l’avortement par le parti du Président de la République affaiblit ce droit et la Constitution.

Le 27 juin 2022

Jean-François Collin