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Mais comment peut-on encore être « marxiste » ? Réponses aux objections de Jean-Michel Toulouse

vendredi 9 février 2024, par Denis COLLIN

Jean-Michel Toulouse, qui collabore à notre site, m’a laissé le commentaire suivant à propos de mon livre Mais comment peut-on encore être « marxiste ». Je le remercie de ses remarques qui vont m’aider à clarifier ma position.

Intervention JM Toulouse 1

Je n’ai pas tout à fait terminé le livre de Denis Collin, mais d’ores et déjà je peux dire que c’est un livre important. Je partage beaucoup de ses analyses, mais il y en a quatre sur lesquelles je suis en désaccord.
1— Bien qu’en effet Marx se soit séparé clairement du déterminisme des modes de production successifs pour les continents hors de l’Europe occidentale — voir les brouillons de sa réponse à Véra Zassoulitch —, il maintient cependant que la seule force, en Europe de l’ouest, qui soit capable d’abattre le capital, c’est bel et bien la « classe ouvrière », bien entendu enrichie des couches sociales salariées générées par l’évolution du capitalisme depuis 1883, date de la mort de Marx et qu’il n’a pas pu analyser. Cela signifie qu’une alliance politique doit être construite entre la classe des ouvriers et employés, et toutes les couches sociales qui appartiennent au salariat bien que constituant des « classes moyennes » formées et rémunérées par le Capital pour servir ses intérêts. Todd l’analyse très bien, il s’agit de faire de ces cadres, les futurs cadres de la révolution sociale.

Réponse 1

Il y a là un premier problème très compliqué. Certes, Marx se pense comme militant du mouvement ouvrier auquel il a participé directement en tant que membre du conseil central des Trade Unions britanniques, mais aussi en tant que cofondateur de l’AIT (la première Internationale). Pour lui, il semble aller de soi que le communisme s’appuie sur la classe ouvrière organisée pour imposer ses propres buts. Un syndicat, en tant qu’il abolit la concurrence que les ouvriers se font entre eux pour vendre leur force de travail commence déjà à abolir le salariat ! Lorsque les ouvriers imposent une loi limitant la journée de travail, ils interviennent comme force politique directe et imposent leur force politique à toutes les autres classes de la société bourgeoise.

Mais quand on lit le Capital, l’œuvre majeure de Marx, jamais terminée d’ailleurs, on ne peut qu’être frappé par le fait que la « classe ouvrière » n’y a aucune place. Il y a des ouvriers qui vendent leur force de travail et voient le produit de leur travail se dresser face à eux comme leur ennemi mortel. Il y a de longues analyses sur l’effroyable condition des ouvriers produite par le développement du mode de production capitaliste, mais de mission de la classe ouvrière, point ! Il n’y a d’ailleurs aucune théorie des classes chez Marx et donc pas de théorie de la classe ouvrière. Dans son Dictionnaire critique du marxisme, Georges Labica doit concéder que c’est assez ennuyeux ! En fait chez Marx, le concept théorique central, et ce depuis L’Idéologie Allemande, est celui de producteur. Le producteur, c’est l’individu vivant qui produit socialement les conditions matérielles d’existence de la vie humaine. Pas de production, pas de vie ! Et comme le disent les paroles de l’Internationale, « Producteurs, sauvons-nous nous-mêmes » ! Que dit Le Capital ? Quel ce fameux « mouvement réel » dont le communisme est l’expression consciente ? C’est celui qui procède à « l’expropriation des expropriateurs » et au remplacement de la soumission au capital par les « producteurs associés ». Pas les ouvriers, pas les prolétaires, mais « les producteurs associés »., Et qui sont les producteurs ? Tous ces qui jouent un rôle nécessaire dans la production, depuis le balayeur qui entretient l’atelier jusqu’au directeur d’usine, ils forment ce que Marx appelle dans un passage des Grundrisse un « intellect agent ». Tout cela est resté englouti sous une idéologie que Marx, encore jeune partageait, et qui se manifeste surtout dans les Manuscrits de 1844, une idéologie qui reprend le schéma christique de la kénose : comme le Christ, le prolétarait est dépouillé de tout, il est la souffrance nue, et c’est pour cette raison qu’il est le rédempteur attendu pour mettre fin à l’histoire ! Mais dès La Sainte Famille et L’Idéologie Allemande, Marx entame une rupture radicale avec cela, mais il le fait en participant à un mouvement ouvrier encore fortement empreint de ces manifestations religieuses ou utopiques. Et le « marxisme », comme corpus doctrinale prétendant à former une totalité achevée s’est constitué en ignorant ces textes de Marx, comme l’Idéologie Allemande ou les Grundrisse qui ne seront publiés qu’au milieu du XXe siècle…

Pourquoi on a fini par confondre prolétaire et producteur ? Parce que les producteurs indépendants disparaissent (expropriés par les expropriateurs capitalistes) ! Et Marx pensait que ce processus allait rapidement opposer une classe de prolétaires à une toute petite minorité de capitalistes réduits à l’état parasitaire (puisque leur fonction utile était accomplie par des salariés, les managers.) Mais là dedans pas une once de discours messianique sur la « classe ouvrière », notion si confuse que les marxistes ont été contraints de déployer des trésors d’ingéniosité pour savoir qui faisait ou non partie de la classe ouvrière — exemple de discussion sur le sexe des anges : les conducteurs de train font-ils partie de la classe ouvrière ? Ou encore, y a-t-il une « nouvelle classe ouvrière » en « col blanc » ?

Marx avait une certaine idée de la complexité du réel et ne se gargarisait pas de formules. Après l’échec des révolutions de 1848, il soutient la nécessité d’une alliance des ouvriers et des paysans, car, dit-il, sans cette alliance le solo de la classe ouvrière se transformera en chant funèbre ! La Commune de Paris fut un solo de la classe ouvrière et on connaît son issue tragique. Aujourd’hui nous sommes confrontés à une dislocation des couches salariées, avec la fin des grandes concentrations ouvrières, l’existence d’une couche salariée aisée qui lie son sort au capital et des foules d’indépendants (Uber, etc.) qui constituent bien une nouvelle plèbe. Dans ces indépendants, il y des petits patrons, des chauffeurs de taxi, uber ou non, etc. Ce n’est une alliance des salariés, mais bien une alliance des producteurs qui devra sans doute se heurter aux salariés du haut du panier, cette fraction dominée de la classe dominante qui fait, avec zèle, le boulot du capital. Les cadres ne sont pas les « futurs cadres de la révolution sociale ». Toute l’histoire est l’histoire de élimination des ouvriers par les professeurs, les avocats, les journalistes, les experts en tout genre… Si les « intellectuels » ont un rôle à jouer, c’est en faisant honnêtement leur métier d’intellectuels, en fournissant des analyses, en aidant à la propagation du savoir, mais surtout pas en dirigeant !

Intervention JM Toulouse 2

2— Cette alliance stratégique ne peut se faire qu’avec des forces politiques, on les appellera comme on voudra, mais l’expression démocratique des peuples ne peut se faire qu’avec des partis ou mouvements politiques. Et il s’agit bien de construire aujourd’hui ce ou ces forces politiques nouvelles puisqu’en effet la « gauche » est morte et ensevelie dans le système politique bourgeois de la « démocratie représentative » !

Réponse 2

Si nous sommes d’accord sur le fait que la gauche est morte — et comment pourrait-on contester un fait qui crève les yeux — il faut de nouvelles forces politiques. Le problème est que les gens se sont tellement fait avoir par les beaux parleurs, les rhéteurs de Mitterrand à Mélenchon, qu’aujourd’hui ils se méfient de toute représentation, ce que l’on a vu avec le mouvement des « Gilets Jaunes ». De nouveaux clivages apparaissent qui, parfois, semblent surgir du fond de notre histoire. Quand on a vu des gens défiler « pour l’honneur des travailleurs » ou avec des banderoles du type « Travail et honneur », on se souvient que le vieux mouvement ouvrier était issus des corporations et gardait des valeurs traditionnelles — le premier syndicat américain est celui des « Knights of Labor », « les chevaliers du travail ». Et cela nous ramène à la question des producteurs : vivre dignement de son travail, c’est encore ce que réclament les paysans. Il y a aussi évidemment la nation, la patrie chère à Jaurès, car ceux qui n’ont rien possèdent tout de même cette patrie. Je crois que nous avons là, la dignité du travail et la souveraineté de la nation, des axes d’un nouveau rassemblement de forces politiques. Mais un rassemblement en rupture radicale avec la gauche bourgeoise, cette « gauche du capital » qui va du PS à LFI.

Intervention de JM Toulouse 3

3— La lutte des classes existe bel et bien et donc si ces forces politiques conquièrent le pouvoir, elles seront bien obligées de se battre contre les tentatives de maintien et de restauration de leur domination par les forces du Capital et de la bourgeoisie ! Ces classes sociales salariées et leurs expressions politiques devront donc bel et bien se « constituer en classe dominante » (Marx), et maintenir par la force idéologique et la force militaire s’il le faut, leur pouvoir sur la société, c’est ce que Marx appelle « la dictature du prolétariat ».

Réponse 3

Que la lutte des classes existe bel et bien, on ne saurait le contester. Mais c’est la conclusion qui ne marche pas. Une classe dominée ne devient jamais une classe dominante ! Pour qu’une révolution se produise, il faut que, au sein de la vieille société apparaissent de nouvelles organisations politiques. La « dictature du prolétariat » est une formule vide. Quand Marx l’utilise, c’est pour désigner quelque chose qui rappelle la dictature robespierriste. Mais c’est encore une de ces ruses de l’histoire qui font que, pour penser la nouveauté, on revêt les vêtements du passé. Marx emploie encore la dictature du prolétariat dans sa polémique contre les partisans de Lassalle. Mais à part ça, il n’y en vérité rien de sérieux sur cette affaire. Du reste, il n’y a pas plus de théorie de l’État chez Marx que de théorie des classes. Tout ce qui a été répandu sur ce sujet ensuite, ce sont des constructions des marxistes avec quelques bribes de Marx et beaucoup de mastic de leur cru pour boucher les trous. Gramsci, lui, a compris que quelque chose clochait. Il qualifie la révolution russe de « révolution contre Le Capital  », donc contre la thèse de Marx et bientôt dira que si ça a pu marcher en Russie, ce n’est pas du tout comme ça que ça marchera ailleurs ! Sa théorie de la « guerre de positions », des casemates du pouvoir à occuper, est très intéressante, mais son application par le PCI n’est pas bien convaincante, c’est le moins qu’on puisse dire, et il faudrait réfléchir cette question à nouveaux frais. En tout cas, je suis hostile à cette formule de la dictature du prolétariat qui sera toujours la dictature des cadres, des gens qui savent, des porteurs de la vraie conscience de classe, sur les gens ordinaires, ces pauvres pommes dont Lénine disait, méprisant, qu’ils étaient spontanément trade-unionistes. D’ailleurs quand Marx parle de la Commune de Paris, il ne dit pas que c’est la dictature du prolétariat, mais la « république sociale », le gouvernement à bon marché, avec la bureaucratie limitée au strict minimum… Moi, je suis pour la république sociale qui correspond d’ailleurs aux ultimes réflexions de Marx quand il soutient qu’on devrait en France soutenir le programme de Clemenceau au tournant des années 1880. C’est le moment où Marx dit que la république parlementaire sera la forme de dissolution du règne de la bourgeoisie. Derrière tout cela, il y a une discussion de fond encore trop peu menée sur le bilan réel du communisme historique du XXe qui ne fut pas un socialisme déformé ou dégénéré, mais la grande catastrophe historique qui a englouti, pas définitivement, j’espère cet « idéal qui nous faisait combattre et qui nous pousse encore à nous battre aujourd’hui », comme disait Jean Ferrat ! Comme Jaurès, républicain jusqu’au bout, voilà ma ligne de conduite.

Intervention de JM Toulouse 4

4- Je suis d’accord sur le fait de se débarrasser de toutes les interprétations erronées du marxisme, mais pas du marxisme lui-même ! Car c’est bel et bien Marx qui a mis sur la table les moyens intellectuels et pratiques de la liquidation du capitalisme : une analyse économique du capital (les mécanismes de production de la valeur économique, d’extraction de la plus-value et le processus de baisse tendancielle du taux de profit), une analyse philosophique des moyens de s’en débarrasser (le matérialisme dia-historique), une analyse politique des stratégies possibles (qu’il nomme dictature du prolétariat, mais qu’il faut actualiser comme indiqué supra), analyse d’ailleurs enrichie par Lénine. Prôner dès lors Marx « sans le marxisme » serait rendre un service insigne à la bourgeoisie, ce que je ne peux croire de Denis Collin.
Jmichel Toulouse. 6-2-2024

Réponse 4

Mon livre explique pourquoi Marx ne produit pas une analyse économique, mais une analyse de la production de l’économie comme forme des rapports sociaux de production et ce n’est pas du tout la même chose. Marx n’a jamais inventé le matérialisme historique ni le matérialisme dialectique (deux termes absolument introuvables chez lui). Le marxisme est une invention pure et simple qui engloutit tout ce qui fait l’originalité et la force de la pensée de Marx. Le « marxisme » nous bouche les yeux et nous condamne à l’impuissance. J’ai écrit plusieurs livres et des dizaines d’articles sur ce sujet — voilà trente ans que je poursuis cet ouvrage. Je ne veux pas reconstruire le « vrai » marxisme, comme ces chrétiens qui pensent détenir un vrai morceau de la vraie croix du Christ. Il ne faut pas « actualiser le marxisme », mais tout simplement lire Marx, pour de bon, avec sérieux, et quelques-uns de ses élèves comme Lukács, l’école de Francfort, ou des Italiens comme Preve ou Fusaro, rigoureusement inconnus en France où la bonne gauche éditoriale fait barrage pour qu’on ne les lise pas. Et pour le reste, les choses sont assez simples : être du côté de ceux d’en bas, de ceux qui font pousser l’avoine sans la manger, des producteurs sans qui la société n’existe pas, du côté de la révolte et pas de ceux qui veulent diriger la révolution et ont déjà enfilé leur manteau de cuir de tchékiste… Ne pas rentrer dans le rang, ne pas obéir aux ordres des chefs autoproclamés et partout défendre la démocratie sous toutes ses formes, la démocratie comme refus de toutes les dominations, y compris celle qui se fait au nom de la classe ouvrière.

Le 8 février 2024.