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Les fantômes de mai 68

Pour ouvrir une discussion globale sur nos perspectives historiques

mardi 28 janvier 2020, par Denis COLLIN

« La tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants. » (Karl Marx, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte)

Nous vivons depuis plus d’un an une sorte de « mai 68 rampant », des Gilets Jaunes au mouvement contre la réforme des retraites, la grande majorité du peuple semble en train de faire sécession. Dans le même temps, par toutes sortes de canaux, ce pouvoir qui déploie une violence supérieure à celle du pouvoir gaulliste en 68 tente de se présenter comme l’héritier de 68. Dans l’escouade des idéologues au service du pouvoir, une place particulière est accordée aux « revenants » de mai 68. Daniel Cohn-Bendit, le célèbre « anarchiste » et Romain Goupil, le guérillero du Quartier latin vont à l’assaut de tous les médias pour défendre la loi sur les retraites et leur idole, Emmanuel Macron.

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Portraits saignants

Lyon, 13 mai 68

Il y a bien longtemps que Guy Hocquenghem a écrit sa Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary (1986). Il y donnait une série de portraits saignants : Serge July, Finkielkraut, BHL, Glucksmann, Cohn-Bendit, Roland Castro, Coluche, Arrabal, Bizot, Patrice Chéreau, Marguerite Duras, Marin Karmitz, Bernard Kouchner… Ces grands révolutionnaires étaient devenus des bourgeois installés dans le beau monde. Toute cette petite camarilla continue d’officier, eux ou leurs héritiers en ligne directe. Certains sont devenus ministres comme Kouchner, d’autres conseillers des princes comme Castro, passé de Mitterrand à Macron (ils ont la peau dure, ceux-là !). On y ajoutera le sénateur Henri Weber, ex-auteur de Mai 68, une répétition générale. Et d’autres, moins connus que l’on retrouve socialistes puis macronistes dans des bataillons de notables qui donnent irrésistiblement l’envie d’entonner la chanson de Jacques Brel, « Les bourgeois, c’est comme les cochons… »

On peut se dire que c’est un classique : soyez rouges dans votre jeunesse, vous avez bien le temps de blanchir ! Ou encore cet adage assez débile, « celui qui n’est pas révolutionnaire à 20 ans n’a pas de cœur, celui qui l’est encore à 40 ans n’a pas de tête. » Ce qui est nouveau, ce n’est pas le changement de camp, la trahison aux cheveux blancs, c’est que, pour ces gens, il n’y a pas de trahison, pas de véritable changement de camp, et que leur « révolution » de 1968 n’était au fond que les premiers cris du nouveau-né des années 80 à nos jours : le « néolibéralisme » qui s’épanouit avec Macron. Il faut pour comprendre cela revenir sur 68 et la suite, comprendre comment l’échec de ce qui fut, pour nombre d’entre nous un vaste mouvement révolutionnaire a ouvert une nouvelle période de la domination capitaliste.

Intrication de trois grands mouvements

Mai 68 est un nœud, un moment de l’histoire où s’entremêlent trois mouvements qui semblent converger et qui vont se désintriquer au profit d’un seul de ces mouvements et au détriment des deux autres. Intrication, cela veut dire non seulement que les mouvements différents qui composent mai 68 se combinent de manière parfois explosive, mais aussi que les courants politiques réels et les individus n’appartiennent pas nécessaire à l’un ou l’autre mais sont à la fois dans l’un et l’autre.

Nous avons, d’une part, un mouvement ouvrier classique, un soulèvement dans la lignée de 1936 contre les conditions de vie que la «  modernisation  » du capital impose aux travailleurs. Il y a des prémices : la grève des mineurs de 1963, les mouvements de jeunes ouvriers chez Citroën à Rennes ou chez Berliet à Caen, mouvements très durs qui voient de nouvelles couches de la classe ouvrière affronter les CRS, les protestations contre les ordonnances de 1967 sur la Sécurité sociale, etc. Une nouvelle couche d’OS directement arrachés à la vie rurale et qui ne connaissent pas le sens de la discipline de la vieille classe ouvrière bien encadrée par le PCF et la CGT. Dans ce mouvement ouvrier en pleine mutation, il faut aussi noter l’arrivée massive des ingénieurs, cadres et techniciens, la « nouvelle classe ouvrière » chère à Serge Mallet et dont le PSU se voulait de fait le représentant politique attitré.

Ce mouvement va prendre le dessus à partir du 14 mai par la grève avec occupation partie de la SNIAS à Nantes et de Renault à Billancourt, mouvement qui va s’étendre comme une trainée de poudre. Avant le 13 mai, c’est le mouvement étudiant qui tient le haut du pavé, avec Cohn-Bendit (mouvement du 22 mars), Jacques Sauvageot (UNEF), rejoint par le SNESup dirigé par Alain Geismar. À partir du 13 mai, ce sont les syndicats qui reprennent la main. Le mouvement se terminera avec les accords de Grenelle, qui furent loin d’être négligeables : importante augmentation du SMIG, quatrième semaine de congés payés, nouveaux droits syndicaux dans l’entreprise. La reprise fut difficile parce que l’occupation des usines avait fait naître des espoirs d’un changement plus profond. Les dirigeants syndicaux doivent s’y reprendre à deux fois pour faire avaler les accords de Grenelle (voir le fameux épisode du discours de Séguy à Renault-Billancourt). Les comités de grève qui n’ont jamais réussi à se centraliser font de la résistance et bien après mai 68 beaucoup pensaient que ce n’était qu’un début et que le mai réussi était devant nous. Mais ce fut, de fait, le dernier grand mouvement ouvrier où la question d’un horizon socialiste fut posée dans la lutte même.

Le deuxième mouvement était celui de la radicalisation politique de toute une frange, notamment de la jeunesse étudiante comme prolongement de la situation internationale. La génération de ceux qui avaient combattu la guerre d’Algérie retrouvait ceux qui dénonçaient la guerre américaine au Vietnam et qui prenaient comme nouveau modèle, face à une URSS un peu démonétisée, la révolution cubaine (« Un grand espoir, c’est Cuba », chantait Colette Magny, comme réponse à son « J’ai le mal de vivre »). Beaucoup d’espoirs, parfois un peu puérils, beaucoup de confusions et d’illusions aussi. Derrière ce mouvement, les grandes puissances (URSS et Chine) agissaient aussi en coulisses. Et puis il y eut le « Printemps de Prague » et l’espoir d’une convergence entre les mouvements pour la démocratie à l’Est et contre le capitalisme à l’Ouest. Pour des jeunes gens qui pour la première fois avaient une vue directe sur le monde (par la télévision), il y avait matière à penser et à chercher ce qu’étaient les fins ultimes de l’humanité.

Le troisième mouvement est celui de la modernisation du capitalisme, du passage d’un capitalisme fondé sur la transmission du patrimoine au capital mobile qui se mettait en place et que la modernisation industrielle avait préparé — en France comme ailleurs. Le gaullisme était vraiment trop « vieille France », trop engoncé dans ses préjugés, bien que là aussi les choses commençaient à changer puisque c’est le gaulliste Lucien Neuwirth qui avait fait légaliser l’usage de la pilule contraceptive, au grand dam de la plupart de ses collègues. La liberté sexuelle devint un mot d’ordre chez les enfants de la bourgeoisie ; il y avait belle lurette que les ouvriers enfreignaient allégrement les « normes » bourgeoises en cette matière : en l’absence de patrimoine à gérer, on y pratiquait souvent l’union libre (on « vivait à la colle »), mais les bourgeois étaient encore coincés, nous dit-on : la pratique des « rallyes » pour orienter les mariages, qui existe toujours aujourd’hui, se doublait pourtant des booms, où les stupéfiants étaient de règle chez les rejetons de la bonne société, et ce bien avant 68 (le cinéma en offre de nombreux témoignages). Quoi qu’il en soit, « l’héroïque bataille » pour la liberté sexuelle était dans l’air du temps et recouvrait un contenu politique qu’on peut résumer par « à bas les normes ! » Cette partie du mouvement de 68 représentait très précisément « l’extrême gauche du capital » et Cohn-Bendit était son porte-parole attitré. Le « mouvement du 22 mars » né à Nanterre sous la houlette du futur macronien défendait cette idée ébouriffante : permettre aux garçons d’avoir accès à la cité des filles.

Ces trois mouvements étaient complètement intriqués et l’on trouve la même intrication en Italie, mais ni aux États-Unis, ni en Allemagne, par exemple, où la composante ouvrière du mouvement est absente. L’idée largement partagée à « l’extrême gauche » d’un vaste mouvement révolutionnaire mondial est notoirement fausse, mais elle a entretenu la flamme et permis l’existence de mouvements dits révolutionnaires assez importants dans toute une série de pays avancés.

Le déclin du mouvement ouvrier

À partir de 1968, nous assistons, à travers des soubresauts, à un long déclin du mouvement ouvrier organisé, c’est-à-dire des grands partis ouvriers de masse et des syndicats. Après une pointe dans les années 80, le PCI se saborde au congrès de Bologne (1991) pour devenir « social-démocrate », puis démocrate tout court en fusionnant avec une aile de la démocratie chrétienne. Le PSI, miné par la corruption de son chef, Craxi, disparaît à peu près du paysage. Les tentatives de maintenir un espoir communiste en Italie, avec le Partito Comunista Rifondazione finiront aussi par s’enliser. En Allemagne, nous assistons à un lent déclin du SPD qui n’est plus aujourd’hui que l’ombre de lui-même. En France, le PCF a commencé à décliner à la fin des années 70 pour presque s’effacer après la disparition de Georges Marchais, ne survivant que grâce à ses alliances électorales avec le PS, alliances qui dans le même temps contribuaient aussi à son déclin. Le PS français n’a jamais été véritablement un parti ouvrier, faute de liens sérieux avec la classe ouvrière organisée. Il était devenu un parti des classes moyennes salariées et des intellectuels. Mais son lien avec l’histoire en faisait tout de même une sorte de « parti ouvrier ». Sa quasi-disparition dans le macronisme n’est peut-être pas définitive, mais elle est tout de même une confirmation de ce déclin du mouvement ouvrier traditionnel. Cela ne signifie pas que la lutte des classes a disparu. « La classe ouvrière a le dos au mur », disaient les « lambertistes » avant 68. C’est maintenant que cette proposition prend tout son sens. Toutes les batailles récentes, après 1995 qui fut le dernier grand mouvement qui ait eu à peu près gain de cause, ont été perdues. Non seulement le mouvement ouvrier n’a plus engagé de bataille pour gagner de nouveaux acquis, mais il a été incapable de défendre ses positions et nous assistons, en France, mais aussi dans toute l’Europe à des reculs importants. Symboliquement, la défaite des mineurs britanniques battus par Mrs Thatcher en 1983 exprime toute la période et le conflit présent autour des retraites doit être compris dans ce contexte. Il est nécessaire de s’interroger sur cet affaiblissement du mouvement ouvrier, car les explications traditionnelles par la trahison des appareils ou la méchanceté de la bourgeoisie sont ridicules. Et si l’on s’avance dans cette recherche, on sera obligé d’aller loin. Je laisse ici la question ouverte. Y a-t-il une fatalité qui fait que la classe ouvrière soit vouée à l’impuissance politique (comme aujourd’hui) ? Doit-elle toujours subir une représentation politique qui finit par préférer l’ordre existant au danger d’un changement révolutionnaire ? Faut-il accepter la thèse, défendue par Costanzo Preve, selon laquelle les classes subalternes ne peuvent jamais devenir des classes dominantes ?
Quoi qu’il en soit, on peut comprendre des pans entiers du gauchisme post-soixante-huit comme des tentatives pour trouver des substituts à la classe ouvrière qui se révélerait incapable d’accomplir la mission historique que le marxisme orthodoxe et sa version marxiste-léniniste lui avaient attribuée. Plus de classe ouvrière comme « sujet révolutionnaire », place aux nouveaux sujets révolutionnaires : la « petite bourgeoisie radicalisée », les « nouvelles avant-gardes larges ayant rompu avec le réformisme dans la tactique des luttes », tout ce que l’on pouvait trouver dans les écrits de Daniel Bensaïd, notamment le fameux bulletin intérieur de la Ligue communiste (BI 30) publié en juin 1972. Dans ce texte Jebrac-Ségur-Bensaïd spéculait même sur les « vertus militaires de la paysannerie » et imaginait une guerre de guérilla rurale l’échelle du continent européen. Je sais qu’aujourd’hui il faut dire du bien du grand penseur Bensaïd, mais à ce niveau de délire, on s’interroge… Le plus important est bien cette élimination progressive de la classe ouvrière et ce mouvement vers la petite-bourgeoisie « radicalisée » dont nous voyons maintenant les manifestations éclatantes.

La seule lueur de reprise d’un mouvement social sérieux est venue d’où l’on ne l’attendait pas, avec les Gilets jaunes, mouvement atypique, mais incontestablement populaire mêlant salariés et travailleurs indépendants, comme dans les premières heures du mouvement ouvrier, et pratiquant l’action directe. Une large partie de l’intelligentsia de gauche n’a rien vu, souvent rien compris à ces manifestations où la couleur jaune était l’uniforme, le chant révolutionnaire La Marseillaise et le drapeau un drapeau tricolore ! Plus rien à voir avec la « convergence des luttes », les « Nuits debout » et autres spectacles pour petits bourgeois. Ce qui est à l’ordre du jour, c’est la reconstruction d’un mouvement populaire, dont la composante ouvrière au sens large est essentielle mais fait la jonction avec les autres composantes des classes laborieuses et dont la base pourrait ne plus être entreprise mais la commune, le quartier, base dont le rond-point est l’emblème.

Les impasses de l’anti-impérialisme

Le deuxième aspect est la révélation de l’impasse politique de l’anti-impérialisme. Évidemment, sur le plan moral, l’agression américaine au Vietnam était insupportable, comme le fut la mainmise sur le Chili le 11 septembre 1973. Défendre inconditionnellement les nations agressées par l’impérialisme n’est pas seulement un devoir « révolutionnaire », mais aussi un devoir de quiconque est attaché à la démocratie et à la souveraineté des peuples, toutes choses proclamées par la révolution « bourgeoise » de 1789. Mais cela n’implique pas le soutien politique aux gouvernements des nations agressées. Être contre les guerres menées contre l’Irak en 1991 (merci Mitterrand !) et 2003, ce n’est évidemment pas soutenir Saddam Hussein, tyran spécialisé dans la pendaison des communistes. Dénoncer les ingérences US au Venezuela n’implique pas de se rallier au « bolivarisme » de Chavez ou Maduro. Mais ces distinctions étaient trop subtiles pour nos « anti-impérialistes » qui se mirent en devoir de trouver partout des gouvernements révolutionnaires sui generis, comme le Parti communiste vietnamien, et pendant un temps le Front Uni National du Kampuchéa (le FUNK, autrement dit les sinistres Khmers rouges).

Cet anti-impérialisme avait deux effets : premièrement le développement d’une complaisance, pour le moins, envers les régimes staliniens qui étaient classés, peu ou prou, parmi les anti-impérialistes ; et, deuxièmement, de nourrir une vision de l’histoire dans laquelle l’intelligentsia petite-bourgeoise tient le rôle principal. Le premier aspect est peut-être même le moins important. Après tout pour vaincre le pire des dangers on peut faire alliance avec le diable et même avec sa grand-mère et l’Union soviétique avait joué un rôle majeur dans la défaite du nazisme. Le plus important est le deuxième aspect : nous avons un mouvement historique qui place au premier plan la classe petite-bourgeoise, intellectuels, militaires, indépendants, etc., et elle prétend accomplir les fins ultimes de l’humanité ! En effet, les principaux mouvements révolutionnaires anti-impérialistes sont aux mains de cette classe et le mouvement ouvrier n’y joue aucun rôle ou un rôle minoritaire, quand il ne s’oppose pas à ces nouveaux « sujets historiques ». Ce ne sont même pas les chefs petits-bourgeois des ouvriers. Leur base est essentiellement paysanne en Chine, au Vietnam, au Cambodge et même dans la plupart des pays d’Amérique latine. Il y a une classe ouvrière active en Argentine, en Bolivie et bientôt au Brésil, mais elle restera totalement imperméable au discours des guérilleros. Le destin du marxisme est désormais étroitement lié à ces classes intermédiaires qui trouvent dans la « dictature du prolétariat » une couverture idéologique adéquate pour légitimer leur action en vue du pouvoir, qu’elle se sent fondée à exercer. Elle doit pour cela combattre les puissances capitalistes étrangères. J’ai développé tout cela de manière un peu approfondie dans Le cauchemar de Marx. Mais dans ces mouvements exotiques, la petite bourgeoisie intellectuelle européenne, qui ne sait pas trop bien quel sera son avenir, va trouver un idéal auquel s’identifier. Il y a de nombreuses théorisations de ce déplacement de l’axe de la pensée révolutionnaire : l’encerclement des villes par les campagnes (Mao), les damnés de la terre (Frantz Fanon), etc. Les élucubrations du congrès de Bakou des peuples d’Orient (1920) vont être reprises sous des formes diverses en remplaçant l’opposition entre prolétaires et bourgeois par l’opposition entre nations impérialistes et nations prolétaires — une thèse que l’on trouve déjà chez Mussolini dans les premières années du mouvement fasciste.

Si l’on revient sur cette histoire, on comprend mieux l’islamophilie d’une large partie des groupes d’extrême gauche d’aujourd’hui. Un musulman est par définition un représentant des nations prolétaires, alors qu’un ouvrier blanc et hétérosexuel est un membre de l’aristocratie ouvrière vendue à l’impérialisme — il y a même des citations de Lénine toutes prêtes ! On comprend mieux avec quelle constance cette « petite bourgeoise radicalisée » a su conquérir les lieux du pouvoir intellectuel pour imposer progressivement sa façon de voir le monde, pour conquérir l’hégémonie comme on dirait en paraphrasant Gramsci.
Il y a un dernier point à souligner. Le soutien « anti-impérialiste » aux luttes armées a développé une vision militaire de la vie politique. Dans Le bon, la brute et le truand, le personnage joué par Clint Eastwood dit : « tu vois, le monde se divise en deux catégories, celui qui a un pistolet chargé et celui qui creuse et toi tu creuses. » C’est la vision du monde qu’ont développée les partisans de la lutte armée : les armes décident de tout. Il n’est donc pas très étonnant que certains d’entre eux aient rejoint sans sourciller le camp de l’impérialisme US quand ce pays s’est engagé dans une politique d’exportation par les armes des « valeurs de l’Amérique ». C’est ainsi que l’ancien chef du Service d’ordre de la Ligue communiste, Romain Goupil, s’est retrouvé comme l’un des porte-parole des « néocons » à la française en soutenant l’intervention américaine contre l’Irak en 2003.

Tout cela doit être nuancé. La révolte morale contre le domination est fondamentalement juste. La défense de la liberté est universelle et il faut reconnaître la sincérité de l’engagement politique révolutionnaire de beaucoup de jeunes. Il faut seulement en comprendre les limites : cet engagement peut conduire au socialisme, c’est-à-dire au « vieux mouvement ouvrier », issu de l’Internationale Ouvrière. Mais il peut aussi nourrir une pensée cynique, l’idée que tout est possible et que tous les moyens sont bons pour gagner. Sinon, comment expliquer que la révolte morale débouche sur le soutien à des régimes abominables ?

La révolution sociétale

La « révolution sexuelle » est le point de départ de la prise de conscience de soi d’une nouvelle classe ayant vocation exercer le pouvoir dans tous les domaines, le pouvoir politique dès que possible, mais aussi le pouvoir dans le monde de la culture et le pouvoir idéologique avec un but : en finir avec les normes étouffantes, « vivre sans temps mort » et « jouir sans entraves ». En finir avec les normes bourgeoises, c’est d’abord en finir la vieille morale familiale, ce qui n’est pas pour déplaire aux plus lucides des membres de la classe capitaliste. La famille est un obstacle à la fluidité nécessaire au marché du travail. En outre, la liberté sexuelle a deux avantages : elle ouvre un nouveau marché, le marché du sexe sous toutes ses formes, et, en second lieu, elle procède de cette « désublimation répressive » dont parle Marcuse — comment user de l’énergie sexuelle pour augmenter le profit.
Le libertarisme sociétal est devenu le cheval de Troie de la liquidation de toutes les normes protégeant les individus. « Vivre sans temps mort » : voilà un mot d’ordre que n’importe quel capitalisme reprendra à son compte. Il ne doit y avoir aucun temps mort pour le travail pendant la journée de travail et dans la vie elle-même il ne doit y avoir aucun temps mort pour entreprendre, commercer, acheter et vendre, aucun temps qui ne soit sacrifié à Mammon ! Quant à « jouir sans entraves », c’est le mot d’ordre sous-jacent à la plupart des publicités. Évidemment, ceux qui veulent jouir sans entraves, qui veulent « tout, tout de suite » (autre mot d’ordre de VLR), ceux-là sont dans le sens de l’histoire, dans le sens du « progrès » et ils devront être prêts à en payer le prix.

On pourra objecter que le capitalisme est capable de tout récupérer, et qu’il peut récupérer les révoltes qui sont dirigées contre lui. Sans doute. Mais dans le cas d’espèce, ce sont les « rebelles » eux-mêmes qui ont expliqué pourquoi le néolibéralisme (ils lui ont donné un autre nom) était l’avenir qu’il fallait faire advenir. L’idéal du mode de production capitaliste est la « société liquide » (Zigmunt Bauman), une société d’individus en mouvement, d’individus sans appartenance, une société qui réalise pleinement les vœux de Deleuze et Guattari dans leur livre de 1972, L’Anti-Œdipe. C’est un autre héros intellectuel de l’extrême gauche, Michel Foucault qui va faire de l’extension de la « liberté » capitaliste et de l’abolition des normes la véritable émancipation. La French Theory, le « postmodernisme » va sonner la fin du grand récit révolutionnaire (cf. Lyotard) et transformer la « rébellion » en carburant de la machine capitaliste.

Des individus interchangeables, ni hommes ni femmes, ni jeunes ni vieux (d’ailleurs il n’y a plus que des jeunes dans le monde postmoderne), des forces de travail mobiles et des consommateurs occupés à consommer, voilà ce qu’a fabriqué la révolte des soixante-huitards, du moins ceux qui se présentent sous cette étiquette et construisent le récit de 68 à destination des médias dominants d’aujourd’hui. Le lien entre le macronisme et les héros de la « révolution sexuelle » d’antan se fait facilement. Macron, tout en essayant de se garder de sa droite, est favorable aux innovations « sociétales », il est prêt à laisser toutes sortes de bouffons (comme Bellatar) occuper la scène et il s’affiche volontiers avec les anciens soixante-huitards, devenus les soutiens des lanceurs de LBD et de grenades lacrymogènes contre des manifestants qui, eux, n’ont pas de pavés en main…

Ce qui était intriqué est dénoué. L’époque peint maintenant du gris sur du gris. La page de 68 est tournée, mais encore faut-il la penser sérieusement. Ces quelques réflexions ne visent qu’à ébaucher des lignes suivant lesquelles des élaborations plus rigoureuses pourront être conduites. Nous avons eu de nombreuses analyses politiques mais nous manquons d’une vraie compréhension sociale et psychologique de l’ensemble de cette période historique et cette compréhension nous aiderait grandement à l’heure où s’impose la nécessité de reconstruire un mouvement de résistance au capitalisme et de transformation sociale.

Denis Collin — le 27 janvier 2020.


Voir en ligne : Le cauchemar de Marx ou le capitalisme est-il une histoire sans fin ?

Messages

  • C’est effectivement un travail à faire, ne serait-ce qu’en recensant chacun nos souvenirs et réflexions sur cette époque, ces époques. En attendant, juste une remarque. En 68 (et même après) les différents acteurs avaient pu s’emparer d’espaces et s’y installer comme une première victoire sur le pouvoir, s’assembler, y débattre collectivement, et s’organiser. Les étudiants dans les facultés, les théâtres etc. les ouvriers dans leurs usines et leurs quartiers etc. Les gilets jaunes n’ont pas pu conquérir d’espaces véritablement du même type. Ils ont eu internet et les ronds points dont ils ont été délogés quand le pouvoir a compris leur importance et le danger que cela représentait. Ils ont dû alors assurer une présence continuellement en mouvement, chaque samedi, en martelant leur présence (On est là, on est là...) pendant plus d’un an comme seule arme de leur contestation et bientôt comme objectif principal. Ce n’est ni un reproche ni une critique mais un simple constat de la difficulté rencontrée par ce mouvement qui n’a bénéficié d’aucune indulgence de la part du pouvoir en place (c’est le moins qu’on puisse dire) contrairement au pouvoir Pompidolien qui avait cédé la Sorbonne aux étudiants et avait dû laisser les ouvriers occuper leurs usines.

  • Je viens justement d’écrire sur la vague sociétale (je préfère ici le mot "vague" à celui de "révolution").
    https://lemoine001.com/2020/01/17/le-desir-au-xxeme-siecle/

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