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Dictature numérique ?

lundi 6 septembre 2021, par Robert POLLARD

La dictature ainsi nommée « numérique  » assigne une responsabilité sémantique, somme toute innocente, presque indépendante de la volonté des hommes de pouvoir et de l’architecture mentale, économique et politique dans laquelle ils évoluent. Toute cette démarche a pour but, conscient ou non, de projeter le mot dans les cerveaux de personnes infectées à leur insu — leur libre-arbitre n’ayant pas droit de cité en l’occurrence —, le sur-moi est donc bien occupé par ces formules lapidaires : on dira dictature numérique quand il faudrait dire dictature PAR LE numérique. Formulation qui implique que l’on se mette immédiatement en quête du qui se trouve aux commandes et jusqu’où espère-t-il — ou espère-t-elle — aller, où et comment l’arrêter ou le destituer, lui et pas seulement lui, ceux qui font partie de l’entreprise autoritaire qui utilisent, entre autres — rien n’est exclusif en ce domaine, — le numérique pour aller plus loin, plus vite, éventuellement plus subtilement.

Et maintenant, si je disais que tout cela est bien plus compliqué qu’il n’y paraît, aurais-je succombé à une mode de la “complexité“, chère à Edgar Morin, ou bien serait-ce vrai de vrai pour une fois ? « Le tout est plus (grand) que la somme des parties  » (l’exemple du président Chirac, y faisant souvent allusion, est peu probant : l’une se dissociait toujours de l’autre), il ne s’agit donc pas de fuir devant une tentative d’éclaircissement mais de rejoindre les préoccupations et les méthodes liées à la théorie… d’Edgar Morin. Du moins en retiendrai-je le polymorphisme ou encore ce qu’il appelle la « reliance  » rompre avec les catégories et l’attitude, au final si commode, de la fermeture, de l’ignorance des disciplines les unes par rapport aux autres. Non pas faire à la place de, mais faire avec, se rappeler le travail de l’architecte en somme, relier les œuvres entre elles par principe. C’est à cette condition que la théorie se nourrit de la pratique et vice et versa que le plaisantin traduisait par “et vissez moi ça“ sans peut-être se rendre compte combien le geste était dans la logique du comportement : savamment faites “la synthèse“ !

Il serait très difficile dans ces conditions d’écrire ce genre de phrase, néanmoins tout à fait recevable en l’état : « Des milliers d’entreprises deviendront obsolètes non pas en raison du progrès, mais parce qu’elles polluent » (Le Monde 3/09/2021) l’absurdité est entièrement contenue dans le mot PROGRÈS. Ne pas polluer serait-il un geste étrange, peu ou pas progressiste et même pire, être son contraire ? Le progrès pourrait-il exister dans la destruction ? Ce sont donc sur ces ambiguïtés que des raisonnements se construisent, sur de fragiles structures qui, néanmoins, permettent toutes les contorsions possibles. Le titre de la chronique « Transition verte : vers une mutation brutale » laisse entendre, par exemple, que la transition n’en n’est pas une, passant de la transition à la mutation sans cérémonie, que le mot même de “mutation“ devient un “élément de langage“ interchangeable et circonstanciel ; arrivé à ce point de mollesse la langue ne servirait plus qu’au langage publicitaire : plaire pour mieux tromper. Le Monde du 3 septembre qui, décidément, les aligne comme des perles, écrit à propos d’un vague « sommet  » sur la biodiversité (un de plus, un de moins qui fera les comptes ?) intitulé « Congrès mondial de l’Union internationale pour la conservation de la nature.  » « Ce rendez-vous crucial pour enrayer la dégradation des écosystèmes et l’extinction du vivant  » — rien que ça — pose la question de ce que pourrait vouloir dire “crucial“ pour les habitants de notre planète. S’il signifiait, à la façon du Petit Robert, « capital, critique, décisif, déterminant » si même nous devions faire le choix de seulement un de ces qualificatifs, compte tenu des expériences passées que nous avons de ce genre de raout, nous sommes foutus au sens exact du terme, le vivant aura disparu d’ici peu à l’échelle des temps géologiques. Un siècle tout au plus dirais-je… nous n’avons plus d’illusion, ce genre de publicité ne nous convaincra pas, pour peu que nous en ayons connaissance. Ce genre de réunion, quel qu’en soit le contenu, aussi documenté et raisonné soit-il, ne résistera pas aux appétits des “grands prédateurs“ avides de pouvoir et donc de profits, de ce monde. René Dumont l’avait déjà dit en son temps, 1974, un verre d’eau à la main le temps d’une campagne électorale, que l’eau allait devenir une denrée rare et coûteuse il avait fait sourire, dans le meilleur des cas, moi y compris sans doute.

De même que nous étions quelques uns à dénoncer dans les années soixante-soixante dix, la politique dirigée par les gouvernements successifs en matière d’Éducation nationale, opération qui leur aura demandé, et leur demande encore, plusieurs années d’un obscur travail de sape, jouant sur les mots et les tordant à leur avantage pour tenter de prouver à quel point ils sont laïcs et soucieux d’une éducation de qualité pour tous. Jusqu’à ce qu’aujourd’hui, dans la presse nationale, apparaissent les turpitudes du dernier de nos ministres de l’Éducation nationale, celui qui semble désigné pour finir le travail entrepris depuis si longtemps, qui n’aura jamais mis les pieds dans l’école de la République (comme ils aiment à dire) sauf pour la dynamiter : Blanquer pour qui la rentrée serait normale (Tribune des Travailleurs 25 août) : Marianne du 11 septembre écrit : « Le grand marché de l’éducation imaginé par cette majorité et ce gouvernement se propose d’être territorialisé, inégalitaire, ubérisé, et soumis aux intérêts particuliers, marchands ou non marchands. »

Dans Le Monde diplomatique de septembre Pierre Rimbert s’étonne et se scandalise (à juste titre) du fait qu’après avoir porté aux nues et avoir célébrés les obscurs et les sans grades pour leur travail en temps de pandémie et de confinement, ils soient renvoyés « aux ténèbres où les tient d’ordinaire l’ordre économique ». Il relève, en revanche, les énormes bénéfices réalisés par Apple, Amazon, Alphabet, Microsoft et Facebook soit, après impôt : 75 milliards au cours du deuxième trimestre, soit presque 90% de plus que l’année précédente. Il ne devrait y avoir aucun sujet d’étonnement, ces entreprises existent pour faire des bénéfices, toujours plus de bénéfices et alimenter les profits de leurs propriétaires respectifs, pour leur vols d’agrément dans la stratosphère, leurs yachts démesurés, leur train de vie qui confine à la folie pure, au-delà de ce qu’un homme ou une femme, peuvent simplement comprendre et assimiler, une expérience qui n’en sera même pas une tant elle relève de l’énorme indigestion d’un Gargantua monstrueux passé de l’autre côté du miroir aux alouettes. Ces grands génies n’exercent leur talent que revenus sur terre pour faire leurs comptes.

Ce faisant il leur paraît évident qu’il leur faut continuer et approfondir la politique déjà mise en œuvre de restriction des salaires, du nombre de soignants sur toute la chaîne hospitalière, depuis la femme de salle en passant par l’infirmière pour aboutir en haut de la pyramide aux médecins hospitaliers. Ne pas augmenter significativement les salaires et mieux, plus radicalement, faire disparaître le ou la salariée dès que cela est possible. Politique qui explique notamment ce qui paraissait relever de l’incompétence : au moment même où étaient pointées les insuffisances, les plans de fermeture de lits et de services continuaient à fonctionner. Volonté supérieure de ceux qui profitent de la crise et du virtuel et il n’y a pas de raison pour qu’ils révisent leur politique ceux qui, de loin ou de près, en dépendent.

Revenons-en à la dictature potentiellement présente dans le cadre de la loi, encadrée par elle, dissimulée par elle, maquillée imparfaitement de quelques traits maladroits relevant de la protection sanitaire voici ce qu’on eut lire sur des revues en ligne comme 21Millions : «  Le gouvernement souhaite mettre fin au 10 juillet à l’état d’urgence sanitaire mis en place fin mars pour lutter contre l’épidémie de coronavirus, a indiqué mardi soir Matignon. ’Pour autant, cette sortie de l’état d’urgence sanitaire doit être organisée rigoureusement et progressivement’, et le gouvernement présentera donc mercredi en Conseil des ministres un projet de loi qui permettra, pendant quatre mois, soit jusqu’au 10 novembre, de réglementer au besoin l’accès aux transports, de limiter ou d’interdire certains rassemblements et de fermer à nouveau certains établissements accueillant du public. » La citation est un peu longue mais justifiait d’être intégralement rapportée pour pouvoir en apprécier la cohérence. On peut comprendre qu’il ne s’agit là que d’un excès de précaution de la part des instances scientifiques de l’Élysée, ou bien d’une mise en place tout en douceur, par déplacements successifs presque imperceptibles, de mesures autoritaires au-delà des limites sanitaires, l’habitude sera donnée de se voir appliquer l’interdiction de manifester, par exemple, y compris après les menaces d’un virus dont il va falloir faire cesser les mutations à l’infinie au risque de ne plus impressionner qui que ce soit. Il faudrait alors peut-être lire ainsi ce qui précède à la lumière de ce nouvel impératif catégorique : un projet de loi pour remettre de l’ordre dans cette société chamboulée et qui devra s’y accoutumer.

Dictature PAR le numérique, comment s’y prendre, voilà qui nous parle désormais…

Robert