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Les poseurs de mines

vendredi 29 juillet 2022, par Robert POLLARD

Dans le courant des années 1915, 1916 des équipes spécialisées, des hommes entraînés (plus ou moins) creusaient des tunnels sous les tranchées ennemies, pratique en vogue de part et d’autre, y déposaient des explosifs et tout volait en éclats dans un bruit d’enfer avec la mise à feu. Hommes chiens et chats, rats, tous déchiquetés éparpillés. Ces mineurs étaient considérés comme des héros, prenant le risque d’être entendus et alors faits comme des rats dans ces tunnels lugubres. C’était toute une civilisation qui apprenait le lugubre et la lubricité, toute société façonnée par les pulsions que provoque le Profit et la puissance qui en découle, au prorata des richesses accumulées par les plus riches et ce sont les plus méritants des mercenaires, les moins exposés puisque les plus galonnés ou étoilés, les plus décorés qui défilèrent inlassablement à la tête de « leurs troupes » après la guerre. ILS avaient gagné la guerre, les Foch, Joffre, Pétain, ils étaient entrés nommément dans l’Histoire et les livres qui les offraient à l’admiration de tous et de toutes, des écoliers...

Pourquoi ce cheminement romanesque et macabre ? Existe-t-il toujours des tranchées oubliées, des tunnels bourrés de dynamite à faire exploser ? Est-elle encore vivante dans les boyaux la chair à canon ? Bien sûr que non, c’est du moins ce qu’on se dit, bien sûr que non… Formellement rien de plus vrai (en France), l’informel en revanche vient corriger cette confortable certitude : le réflexe est toujours là quand s’enclenchent des luttes d’influence, de position ou plus prosaïquement la lutte des places, le tracé des retranchement se dessine partout sur les terres d’hostilités, que ce soit les assemblées, les ministères, le Palais de l’Élysée un haut lieu, une sorte de poste de commandement d’où parle l’Esprit de la loi du plus fort et du plus capé. Celui qui préside par-dessus le volcan. Ce qui fait dire dans une tribune du Monde le 22 juillet, à Christophe Bertossi que l’impuissance d’Emmanuel Macron — conjuguée aux risques qui pèsent sur le système démocratique — incarne « le pan négatif de la mélancolie politique ». Voici donc un chercheur de plus qui « s’alarme », selon Le Monde, craignant que dans les prochains mois la démocratie française ne soit transformée en fantôme et ne puisse plus « résister à la tentation de faire de la citoyenneté un projet d’ordre uniforme, d’identité et de fermeture. », premiers ingrédients d’un fascisme rampant. Il semblerait pourtant que cela fait plus de cinq ans que le tournant majeur a été négocié, orientant le commandant et les troupes qui lui sont attachées, vers les thèses de ce type. Le spectre se dresse au-dessus des tranchées idiotes qui souhaite l’extinction de tous les élus de toutes natures.

Il y aurait donc quelque chose de mélancolique en politique, la mélancolie elle-même pourrait être négative ou positive, comme la Lune sa face cachée ? Comme, par exemple, cette remarque d’Alexandre Vialla (n’est pas Alexandre Vialatte qui veut…) professeur de droit à l’université de Montpellier : « L’hypothèse d’un blocage devant conduire à la dissolution où à la démission présidentielle est devenue crédible » à croire que la dynamite est déposée sous la tranchée, ne reste plus qu’à provoquer l’étincelle qui mettra le feu aux poudres. Mélancolique serait celui qui comparerait le passé au présent c’est-à-dire une opposition toujours capable de négocier des accords entre droite et gauche avec l’antagonisme radical macronien entre ennemis incapables de se parler sans se cracher au visage. D’où « blocage », «  dissolution » et même « démission » tout cela rendu possible, selon la gymnastique alerte du professeur de droit, qui s’emploie à décrire les effets de ce qu’il nomme la révolution de 2017 (un siècle après une Révolution qui, elle, portait bien son nom) « qui a substitué le clivage “société ouverte/société fermée“ au vieux clivage gauche/droite ». Une révolution de Palais qui traduisait à son niveau un mouvement plus profond qu’on serait tenté d’appeler “vague de fond“, dont il résultera d’abord une abstention qui devint record et ne fait que s’accentuer depuis. Alors, le nouvel amalgame qui sera majoritaire à l’Assemblée nationale le temps d’une législature, aurait dû se charger, dans le délai très bref des 5 années du mandat présidentiel, d’une tâche essentielle : retour définitif à un état ante-CNR (Conseil national de la Résistance), qui aurait dû céder définitivement le pas au Conseil national pour la refondation macronienne. Ce devait être la dernière étape d’une longue entreprise de démolition qui s’était rapidement installée puis enracinée avec le gaullisme et les gaulliens dans la décennie qui suivit l’année 1958, celle d’un coup d’État à la mode Bonaparte modèle 1851.

Quand on veut détruire le socle d’une nation, quand on cherche à étouffer la République, quand on aspire à bâtir une immense usine, qu’on appelle la Nation à l’Ordre nouveau à la tête de quoi s’incruste un État et un homme Illustre tout puissant au moins en apparence, infaillible. Nous avons eu connaissance de l’État corporatiste et de ses sbires effrayants, un Maréchal qui aurait presque vaincu les Allemands à Verdun à lui tout seul si l’on s’en tient à la légende implicite répandue par certains livres d’histoire, et qui aurait été humain par surcroît, goûtant ostensiblement le rata servi à ses poilus, un État français étayé par les bourreaux de la rue Lauriston et bien d’autres encore, mais nos générations, même les plus anciennes, ne l’ont pas toujours vécu dans leur chair. Les témoins encore vivants sont en voie de disparition. Les plus âgés d’entre les autres, c’est mon cas, conservent quelques souvenirs d’enfants, il nous faudra du temps pour comprendre, se hisser au niveau d’une préhension historique de ce qui avait existé là où beaucoup ne ne s’y attendaient pas. On se dépêche ici ou là, Franc-Tireur pour ne pas le nommer, de revisiter les oppositions mémorables entre Jaurès et Jules Guesde, entre ce qui est vu dans la querelle socialiste comme du réformisme noble à la manière du fondateur de l’Humanité, et le révolutionnaire sans nuances, brutal à la Guesde. Il y a certes beaucoup à se remémorer et à apprendre de ces confrontations, surtout quand elles ont décanté, mais il reste encore beaucoup à comprendre, par exemple dans cette relation maintenue d’une “amitié“ restée fidèle entre Mitterrand et Bousquet*, un Président socialiste élu au suffrage universel dans une liesse populaire — très vite oublieux de ses engagements il est vrai — et le responsable, organisateur de la rafle du Vel’ d’Hiv et de bien d’autres livraisons de Juifs aux nazis. Tout cela participe de la destruction de ce qui reste de démocratie dans une République déjà attaquée et rongée constitutionnellement parlant, avec la caution néo-bonapartiste gaulliste ou gaullienne, selon le degré de collusion avec les idées du Général — qui lui au moins resta général, ne succombant pas à la tentation maréchaliste, quand d’autres festoient aux rythmes des monarchies une fois élus.

Ces fadaises théoriques n’en sont pas à une contradiction près, ceux et celles qui les font valoir veulent faire oublier les incohérences de l’histoire qu’ils modèlent dans le sens qui convient aux habitants de l’Élysée et de ses dépendances. Tout va bien quelque soit la configuration du système en place, que les majoritaires d’hier soient rentrés en minorité aujourd’hui, que tout ça suppose une grande collusion des droites pour participer efficacement à la réalisation du programme macronien en secret accord avec les gens du Medef et autres boursiers du CAC40 et d’ailleurs dans le monde, c’est au fond ce qui les obsède. Ils y trouvent une odeur de tolérance démocratique, un jeu subtil pour arriver à leurs fins qui commence par la destruction des bases de la République : l’école depuis l’enfance jusqu’à l’université, démolie avec obstination et non sans réussite, apparemment tout au moins.

Ce qui explique également ce final très abrupt d’un article par ailleurs respectueux de l’histoire, telle que connue actuellement, intitulé « Jaurès et Guesde. L’éternelle lutte finale  » (Franc-Tireur 20 juillet, 2022), « …par-delà les questions d’alliance et de stratégie, la querelle entre Jules Guesde et Jean Jaurès engage, encore aujourd’hui, l’avenir de la gauche française : réformisme ou radicalité ? … » ce qui se termine par un tour de passe-passe fascinant : si l’affrontement entre l’un et l’autre se termine par la victoire d’un Jaurès fin dialecticien — mais assassiné en 1914, il faudrait s’en rappeler, en plein combat contre la guerre — qui aurait permis de « résoudre l’équation apparemment insoluble entre réforme et révolution  au prisme des valeurs républicaines  » ajoutant « A l’heure où se pose plus que jamais ce questionnement et où la culture du compromis paraît comme la seule issue politique pour dénouer la crise de la démocratie… » alors que Jules Guesde lui-même (qui participa aux gouvernements d’Union Sacrée) aurait reconnu que « l’insoumission révolutionnaire était une impasse », affirmation péremptoire pour le moins osée quand on connaît tant soit peu son œuvre !

Il resterait à prouver que la gérance de l’État par les socialistes fut une réussite du compromis et non un fiasco de la compromission. La social-démocratie, qui n’a au final que très peu à voir avec les engagements et les analyses de Jaurès, a bien trahi la cause du socialisme. La question posée par ce reniement participatif est beaucoup plus profonde qu’il n’y paraît. Le noyau dur contre lequel vient buter l’attitude réformiste, n’est pas une simple affaire de stratégie parlementaire mais le choc frontal classe contre classe, l’irréductible confrontation avec la substance même du capitalisme, ses “LOIS“ dites naturelles qui imposent la propriété privée des moyens de production, le travail étant compris dans le lot, le bon vouloir des propriétaires, la liberté d’en disposer à leur gré, et surtout la disproportion criante entre ceux qui possèdent et disposent de ce droit de propriété et ceux qui font la masse des exploités et exploitées qui iront vendre leur force de travail. Nous n’en sommes plus là puisque la classe ouvrière que nous avons connue n’existe plus dans les mêmes proportions depuis, notamment, les délocalisations. Le capitalisme et les capitalistes allèrent chercher ailleurs leur profit à l’abri des syndicats et du code du travail, ne payant que des salaires de misère, c’est ce qu’ils appellent « la loi du marché  » immuable par nature. De cette situation se déploie un capitalisme «  financier » qui ne dégage plus que de très faibles parts de profit dans la production de biens, mais dans leur commercialisation, jusqu’ici au moins, ou dans les jeux artificiels de la bourse, spéculant à des vitesses subsoniques sur la valeur des actions et leur répartition.

Il n’est plus possible de rester retranché à vouloir exprimer son désaccord ou son désarroi, dangereux de regarder les grèves pulluler et encore plus de s’en féliciter, car si elles prouvent la combativité des salariés, elles perdent en énergie dans la dispersion et la division de leurs forces et de leur efficacité. Elles demandent à s’unifier, c’est là tout le problème, la dynamite n’attend plus que l’artificier qui mettra le feu aux poudres. Grève générale certes mais ni à contretemps ni décretée simplement s’y préparer et ce n’est à l’évidence pas à moi, aujourd’hui, d’en parler.

* Lequel fut opportunément assassiné par un « fou », évènement qui fut vite noyé dans un silence abyssal.