« La France a une doctrine nucléaire, elle repose sur les intérêts fondamentaux de la Nation, et ils sont définis de manière très claire », a dit Emmanuel Macron le 12 octobre sur France 2 : « Ce n’est pas du tout cela qui serait en cause s’il y avait par exemple une attaque balistique nucléaire en Ukraine ou dans la région. » Que n’avait-il pas dit là ? Dès le lendemain, tous les experts de bac à sable qui peuplent nos plateaux TV lui ont reproché de fragiliser cette dissuasion française qui doit rester dans l’ambiguïté, celle dont on ne sort, disait le cardinal de Retz, qu’à son détriment. Sauf que le Président de la République n’a rien fragilisé du tout.
Président de guerre : une erreur réparable
A titre liminaire, il faut encore une fois replacer les pouvoirs de guerre du Président dans leur contexte constitutionnel [1]. Nous sommes en régime parlementaire, c’est donc la Première ministre et le gouvernement qui disposent des forces armées et sont responsables de leur engagement aux termes des articles 20 et 21 de la Constitution et de l’article L.1131-1 du Code de la défense. Si le Président de la République est chef des armées, c’est comme l’était Albert Lebrun, comme l’est Charles III d’Angleterre ; car depuis 1870 le chef de l’Etat n’est plus commandant en chef – alors que son homologue américain reste commander in chief depuis 1775.
Quant aux pouvoirs du Parlement, l’article 35 de la Constitution confirme ses prérogatives en matière de guerre et y ajoute sa saisine au quatrième mois d’une intervention. Mais cet article n’a que très rarement été mis en œuvre, sans que cela ne soulève de protestation [2]. On s’aperçoit que depuis l’intervention en Espagne de 1823, nos représentants ne montrent guère d’empressement à s’intéresser à nos guerres [3]. Il en a été ainsi le 3 octobre dernier lors d’un débat d’une abyssale vacuité au titre de l’article 50-1 de la Constitution durant lequel les députés se sont une nouvelle fois défilé, et on a même vu le PS, digne héritier de la SFIO atlantiste des années 50, proposer le vote d’une résolution de soutien inconditionnel à l’Ukraine.
« Le Parlement est le plus grand organisme qu’on ait inventé pour commettre des erreurs politiques », disait Clemenceau, « mais elles ont l’avantage supérieur d’être réparables, et ce, dès que le pays en a la volonté ». Encore faut-il que ses élus l’écoutent. Plus de deux siècles après la prise des Tuileries, la guerre reste le fait du prince même s’il peine souvent à se justifier, comme le montrent les explications confuses de François Hollande concernant la Syrie lors de sa déposition au procès du Bataclan, en réponse aux prétentions de vengeance des terroristes. Mais ce sont sur ces OPEX qu’il faut demander des comptes, pas sur l’hypothèse d’emploi d’armes nucléaires, parce que s’il est un domaine où le Président de la République a des prérogatives autonomes, c’est bien celui-là.
Arbitraire régalien et guerre impossible
L’ordre de tir nucléaire est même le seul cas où le CEMA prend ses ordres directement du Président et de lui seul (article R.1411-5 du Code de la défense). Domaine régalien, comme le droit de grâce ou celui d’entrer à cheval dans Saint-Jean-de-Latran, qui relève de l’arbitraire. C’est la condition indispensable pour que la menace soit crédible : elle repose sur la conscience d’un seul et ne peut être par avance modélisée. La doctrine dite de dissuasion n’est là que pour fixer un cadre non performatif. Pour la France on la connait, et la Russie l’a peu ou prou adoptée : c’est la première frappe sur une puissance qui menace les intérêts fondamentaux de la Nation. Comme la Russie, traumatisée par les invasions de 1812 et plus encore de 1941, la France entend se garantir d’une répétition de 1870 et bien entendu de 1940. Seulement voilà : cette garantie ne joue pas de la même manière si le danger vient d’une puissance nucléaire, autrement dit si on risque l’anéantissement en réplique à un ultime avertissement.
La France et la Russie ayant des doctrines d’emploi symétriques, chacune ne peut mener à l’autre de guerre de haute intensité sans que le conflit ne monte aux extrêmes de la destruction mutuelle. Dit autrement, une guerre entre nos deux nations est impossible, c’est comme ça [4], et les géostratèges de la terrasse du Flore peuvent se palucher sur cette hypothèse, elle n’en reste pas moins un nichttiges nichts, aurait dit Kant. Et c’est un mauvais procès que l’on fait au Président Macron, puisqu’il n’a pas abordé cette question de doctrine, toute empreinte d’ambivalence et irrésolue jusqu’au jour où les sirènes retentiront une nuit sur Paris. Il a simplement énoncé cette évidence : l’Ukraine n’est pas un intérêt fondamental pour la France.
Oublier l’Ukraine ?
C’est ce qui a heurté nos bellicistes qui annoncent depuis six mois l’arrivée des chars russes au Pont de Kehl, photocopient les éditoriaux hystériques de The Economist – qui suggère qu’on expurge les bibliothèques de tous les auteurs russes depuis Pouchkine –, ou applaudissent au Parlement européen le discours de von der Leyen, dont on ne comprend pas si la revanche dont elle rêve concerne Stalingrad ou le lac Peïpous. Mais Macron n’a pas levé l’ambiguïté concernant l’utilisation de nos armes nucléaires, puisqu’il n’a pas dit dans quelles circonstances il les utiliserait : il a dit qu’il ne le ferait « d’évidence » pas pour l’Ukraine. Il a même ajouté le mot « région », ce qui n’est pas tombé sur l’orteil de sourds à Tallin ou Helsinki.
Dit plus crument, que l’Ukraine repasse ou non sous orbite russe nous est stratégiquement indifférent. On pourrait même avancer que la France, quelle que soit l’issue de la bataille en cours, n’a aucun intérêt à être partie prenante d’une guerre de Trente Ans contre la Russie, pour autant que celle-ci n’acceptera jamais, avec ou sans Poutine, que le fanion de l’Otan et la bannière étoilée flottent sur ses marches du Donbass, aux portes de Leningrad et à deux étapes du Tour de France de Moscou.
On ne comprend alors pas pourquoi la France fournit l’Ukraine en matériel dont elle déshabille nos Armées ; pourquoi il faut cesser d’acheter du gaz à un peuple francophile jusqu’au trognon, pour se mettre sous la coupe de l’Algérie dont la préoccupation majeure est de régler son vieux mécompte colonial, ou du Qatar qui incite nos gamines à violer les lois républicaines et la laïcité ; pourquoi il faut payer à l’Amérique son gaz de schiste quatre fois le prix, comme au temps du Cash & Carry où elle nous facturait ses avions et ses moteurs ; ni surtout pourquoi nous entrons dans un hiver de privations que font semblant de gérer des technocrates incultes, avec une sérénité dans l’incompétence qui force le respect, disait Pierre Desproges.
Le ravissement d’Emmanuel M*
Où est donc passée la France ? Dès lors que Poutine a tendu la perche à Macron le 7 février 2022 lors de la visite de ce dernier au Kremlin, quinze jours avant l’invasion, mais sans rencontrer d’écho [5]puisque Washington avait déjà interdit qu’on réponde en décembre précédent à la proposition de conférence européenne sur la sécurité et de définition d’une zone tampon entre les armées russe et de l’Otan, elle renonce à tout dialogue autre que des coups de téléphone mis en scène pour satisfaire les photographes de Paris Match ; elle renonce à user de son statut de puissance nucléaire continentale au nom d’une solidarité à sens unique au sein d’une organisation de plus en plus en « mort cérébrale », comme le Président français le disait il n’y a guère ; elle renonce à cette exception française au sein de l’Otan qui pourtant fut l’argument maître de notre réintégration.
On ne rediscutera pas ici l’ineptie que constitue notre appartenance à l’Organisation, et pas seulement au commandement intégré, si ce n’est pour signaler que sur son site, à la page consacrée à la Résolution 239 dite Vandenberg votée en 1948 par le Sénat américain aux fins d’autoriser – notamment – les Etats-Unis à signer le Traité, il est indiqué dans la version française (mise à jour d’octobre 2009) qu’un des objectifs est « la signature d’accords mettant des forces armées à la disposition des Etats-Unis » (pour United Nations dans le texte voté). Malencontreuse erreur de traduction, ou lapsus scriptae qui anticipe les caprices du suzerain ?
Tantôt caniche aimable de la Commission Européenne, tantôt stagiaire servant le café au State Department, la position de la France est pourtant logique dès lors qu’elle renonce d’emblée à être l’interlocuteur privilégié de Poutine, et sort du jeu une Force de Frappe dont on ne parle plus puisqu’on n’en a pas immédiatement parlé. Pour s’extraire de cette nasse et se remettre en selle, il n’y aurait que le voyage de Moscou. Le Charles de Gaulle des discours de Phnom Penh et Montréal l’aurait fait. Mais qu’attendre d’un ancien Young Leader de la French American Foundation dans le monde merveilleux de McKinsey ?