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Il n’y a pas de sud global

vendredi 24 novembre 2023, par Denis COLLIN

L’expression « Sud global » connaît un certain succès, à la place du vieux conflit Est-Ouest de la « guerre froide » et dans le prolongement tardif et souvent poussif du « tiers-mondisme », nous avons non pas Nord-Sud, mais « Occident contre Sud global ». La manie des camps et des analyses binaires trouve un nouveau champ d’investissement.

Plutôt que ces simplifications, essayons de comprendre en quoi consiste le bouleversement qui affecte le « système national -mondial hiérarchisé » (pour reprendre une expression jadis utilisée par Michel Baud).

En premier lieu, nous assistons à nouvelle phase de l’affaiblissement de la puissance des États-Unis. Ce processus n’est pas nouveau. La déclaration de Nixon du 15 août 1971 annonçant la fin de la convertibilité du dollar en or et donc la mort du système de Breton Wood était une déclaration de faillite. La défaite américaine au Sud Vietnam avec l’évacuation en catastrophe de Saïgon en 1975 exprimait exactement la nouvelle période qui commençait pour les Américains, une nouvelle période qui, de crise en crise, de faillite liée aux subprimes jusqu’à l’évacuation d’urgence de Kaboul en 2021, conduit à la situation actuelle. L’effondrement de l’URSS avait fait croire, par une illusion d’optique à l’affirmation de « l’hyperpuissance américaine », mais il n’en était rien.

En effet, dans le même temps et depuis les accords sino-américains voulus par Kissinger, s’est affirmée la puissance chinoise. Les « têtes pensantes » du capital mondial avaient désigné la Chine comme l’atelier du capital mondial, mais une fois les soubresauts de la « révolution culturelle » calmés, la Chine s’est transformée en un régime capitaliste étatique d’un genre nouveau et s’est affirmée jusqu’à devenir en 2017 la première puissance économique mondiale. La Chine est suivie, de manière plus confuse, mais non moins contestable par l’Inde. Ces deux pays ne se contentent plus depuis longtemps d’exporter des marchandises, ils exportent des capitaux, investissent les anciennes grandes puissances. Symboliquement, la prestigieuse marque britannique « automobile Jaguar est passée sous le contrôle de l’Indien Tata !

De nouvelles puissances capitalistes, moins importantes certes, se sont affirmées, de la Turquie au Brésil, de l’Arabie Saoudite à l’Iran, et l’Afrique elle-même s’est mise en mouvement, liquidant les restes du vieux colonialisme. Sans oublier le redressement de la Russie, sous la férule poutinienne.

Mais tout cela ne fait pas un “Sud global”. D’abord parce qu’existent entre tous ces pays des contradictions qui se feront d’autant plus vives que chacun prendra du poids économique et militaire et de l’assurance diplomatique. Dans ce “Sud global”, c’est chacun pour soi, et différents Dieux pour tous ! Ainsi pendant que l’Arabie Saoudite et des alliés traitent avec Israël, ils mettent des bâtons dans les roues à la puissance iranienne et gênent la Turquie. Ce qui n’empêche pas Israël de donner un bon coup de mains à l’Azerbaïdjan allié de la Turquie. Entre la Chine et l’Inde, la rivalité se poursuit avec vigueur. L’idée d’une Eurasie opposée au bloc des Anglo-saxons n’est qu’une fantaisie littéraire.

L’Afrique est encore une autre affaire. Des États-nations s’affirment, dans la douleur souvent. Les Chinois, les Russes, les Turcs y ont une influence de plus en plus grande — les gouvernements africains ne rechignant pas à se servir des Russes pour faire la nique aux Français. Mais surtout, l’Afrique Noire possède l’avantage du nombre : la population continuera à croître à un rythme soutenu pendant encore quelques décennies, alors que l’Europe et l’Asie reculeront sévèrement. Croit-on que le Nigeria qui a une population de plus de 230 millions d’habitants, du pétrole, une croissance économique soutenue, restera sagement dans les cases où il a été mis. Et alors les positions russes ou chinoises seront à leur tour mises en cause.

Bref par d’affrontement ou de confrontation Sud global vs. Occident. D’autant qu’en “Occident” la guerre de chacun contre chacun : les États-Unis contre l’Europe, chaque nation d’Europe pour elle-même (en premier lieu l’Allemagne) et sans hésiter s’il faut piétiner le voisin. Le binaire, c’est rassurant. Mais devant nous, c’est le chaos qui se profile. Avec des alliances changeantes et la “realpolitik” qui gouverne.

Enfin, il ne faudrait pas oublier que l’affrontement des puissances est toujours doublé, mal souvent, d’une guerre culturelle. Et dans cette guerre, personne ne peut rester observateur désengagé. Nous pouvons nous passer sans trop de mal de beaucoup de choses, mais nous défendons, sans barguigner ce qui nous fait être ce que nous sommes et donc nous avons la faiblesse de croire que c’est le bien le plus précieux des habitants de l’Occident, mais tout autant de ceux du Sud global, l’égalité de tous les humains, hommes et femmes, la liberté de conscience et la liberté politique, la reconnaissance des droits sociaux et le refus de toute tyrannie. Partout dans le monde, et chez nous aussi, des femmes et des hommes luttent pour ces droits, pour ces principes politiques et moraux fondamentaux. Que les pays d’Afrique mettent dehors les Français exploiteurs, c’est parfait. Mais ils ne doivent pas oublier pour autant les droits de l’homme et du citoyen qui valent aussi pour eux. Marx, observateur perspicace des grands mouvements mondiaux prédisait le déplacement du centre de gravité de l’économie mondiale vers le Pacifique.

Il est bien possible que le socialisme chinois ressemble à l’européen comme la philosophie chinoise à l’hégélianisme. Quoi qu’il en soit, on peut se réjouir que l’Empire le plus ancien et le plus solide du monde ait été entraîné en huit ans, par les balles de coton des bourgeois anglais, au seuil d’un bouleversement social qui doit avoir, en tout cas, les conséquences les plus importantes pour la civilisation.

Lorsque nos réactionnaires européens, dans leur fuite prochaine, seront enfin parvenus à la Muraille de Chine, aux portes qu’ils croiront “ouvrir sur la citadelle de la réaction et du conservatisme — qui sait s’ils n’y liront pas : “République Chinoise - Liberté, Égalité, Fraternité” (Nouvelle Gazette Rhénane, février 1850)

Nous devrions être des élèves de Marx plutôt que de nous transformer en géopoliticiens amateurs. Ne pas se raconter d’histoires, partir du réel, mais ne jamais oublier l’idéal.