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La destruction de l’école par l’UE

vendredi 31 mai 2024, par Antoine BOURGE

La destruction de l’école par l’UE

L’école républicaine française souffre des réformes impulsées de « l’intérieur » par les gouvernements successifs depuis une quarantaine d’années, mais se contenter de dire cela serait une demi-vérité. L’arsenal idéologique qui fonde cette mise à mal résulte d’une collaboration étroite des partisans de l’école-entreprise à l’échelle européenne. Plus, on peut affirmer que derrière une façade volontariste en faveur de l’éducation l’UE élabore des dispositifs qui facilitent la mise en œuvre de réformes (par les ministères des États membres) visant à la destruction d’une école qui instruise et émancipe. En cela l’UE est aujourd’hui porteuse d’un projet d’asservissement des peuples européens.

1) Comment à partir de simples recommandations ou de plans, la politique d’éducation européenne s’insinue par le truchement des parlements nationaux qui appliquent peu ou prou les politiques dictées par l’UE en matière d’éducation ?

Entre les années 1960 et la fin des années 1980, l’éducation reste la prérogative des États membres et aucun projet politique d’ampleur n’émerge. Au tournant des années 1990, l’éducation devient un enjeu majeur pour l’UE.

L’article 165 du Traité de Lisbonne (2009) stipule :

1. L’Union contribue au développement d’une éducation de qualité en encourageant la coopération entre États membres et, si nécessaire, en appuyant et en complétant leur action tout en respectant pleinement la responsabilité des États membres pour le contenu de l’enseignement et l’organisation du système éducatif ainsi que leur diversité culturelle et linguistique.

(…)

4. Le Parlement européen et le Conseil, statuant conformément à la procédure législative ordinaire et après consultation du Comité économique et social et du Comité des régions, adoptent des actions d’encouragement, à l’exclusion de toute harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des États membres ; le Conseil adopte, sur proposition de la Commission, des recommandations.

Bien que la « responsabilité » des États soit respectée sur le papier (et pas leur « souveraineté »), l’immixtion dans les affaires des États est tout de même prévue « si nécessaire ». On notera fort à propos qu’« actions encouragement » et « recommandations » permettent de distiller les lignes politiques directrices de l’UE en matière d’éducation sans avoir à s’encombrer d’un texte réglementaire. Les gouvernements de chaque État membre s’en chargent et retranscrivent ces recommandations dans leurs programmes nationaux. C’est ce que Jenny Ozga désigne par l’expression « gouvernance douce » de la connaissance [1].

Si l’on prend l’exemple des sacro-saintes compétences, la majorité des pays européens a adopté ce système à ce jour ; et nous verrons plus loin que celui-ci est loin d’être neutre. L’année 2023 a été promue « année européenne des compétences » [2]. Cette initiative n’était pas imposée par l’UE mais O. Dussopt, ministre du Travail, du Plein emploi et de l’Insertion et C. Grandjean, ministre déléguée chargée de l’Enseignement et de la Formation professionnels, s’en sont emparés puisqu’elle va dans le sens de la réforme conduisant à la destruction de la voie professionnelle [3].

La langue sibylline et technocratique des rapports produits par la Commission européenne propose une offre alléchante de produits éducatifs subventionnés (Erasmus par exemple) afin d’y introduire son programme politique pendant que dans le même temps le gouvernement français sabre le budget de l’éducation nationale. Ainsi, en souscrivant à l’offre européenne chaque personnel de l’éducation nationale devient, à son corps défendant, un vecteur potentiel de la politique de l’UE pour pallier les restrictions budgétaires décidées par le gouvernement. Dès 1995, Mario Reguzzoni décrivait le fonctionnement de l’étau de velours européen dont le principe de subsidiarité est le pivot :

« (…) pour légitimer l’intervention des organes communautaires là où les États hésitent à agir, il faut que les corps sociaux intermédiaires, ainsi que les organisations des enseignants, profitant des programmes Socrates et Leonardo, soient promoteurs d’accords transnationaux, pour rendre opérationnel un système de conventions, qui en poursuivant la cohésion sociale prévue par le Traité de Maastricht, ne manquera pas d’être plus efficace que les dispositions législatives.

Ainsi le principe de subsidiarité [4] deviendra une méthodologie pédagogique qui, en s’appuyant sur les intérêts économiques poursuivis par les politiciens et les marchands, remet en discussion le pouvoir des États et crée une nouvelle identité pour l’Europe : non pas une nation plus forte que les autres, mais un espace économique et politique où les originalités culturelles pourront librement s’exprimer et donner vie à de nouveaux groupes de citoyens capables d’ouvrir la politique et l’économie aux horizons de la solidarité. » [5]

Loin de partager l’enthousiasme de Reguzzoni, nous pouvons affirmer que les conséquences de cette « gouvernance » en matière d’éducation continuent et amplifient la dégradation de l’école.

2) L’école, pour l’UE, n’a d’autre vocation que d’être adaptable afin de se conformer à la loi du marché

Au début des années 1970, de profonds débats agitaient les systèmes éducatifs des pays anglo-saxons (États-Unis, Royaume-Uni) où se développèrent les « curricula », livrets de compétences tout au long de la scolarité principalement dans le domaine de la formation professionnelle. En France, la réforme Haby (1975) instituera le « collège unique » et les réformes Fillon (2005) puis Vallaud-Belkacem (2015) iront dans le sens de la généralisation de l’évaluation par compétences au détriment des savoirs. L’avènement en 2016 du LSU (Livret Scolaire Universel) signe l’arrêt de mort des notes chiffrées par discipline au profit des « compétences » évaluables sur un gradient de 4 niveaux de maîtrise (insuffisant, satisfaisant, très satisfaisant, excellent) de la maternelle au baccalauréat. Comme nous le faisions remarquer plus haut, cette approche n’est pas neutre comme l’indique on ne peut plus justement Nico Hirtt :

L’approche par compétences est née de la rencontre d’une double attente du monde de l’entreprise — disposer d’une main d’œuvre adéquatement formée et rationaliser ses coûts de formation — et de conceptions pédagogiques axées sur le résultat individuel plutôt que sur les savoirs — la pédagogie par objectifs [est] inspirée du behaviorisme anglo-saxon et [du] cognitivisme. [6]

Le sociologue Jean-Claude Forquin rappelait en 1984 les présupposés théoriques de l’approche par compétences, révélant ainsi une conception politique et sociale de l’école bien singulière :

Pour l’historien et sociologue de la culture Bantock, il existe en effet une incompatibilité entre les exigences de la haute culture savante, fondée sur l’alphabétisme et la pensée verbo-conceptuelle complexe et les possibilités ou orientations cognitives de la majorité des individus, qui privilégient l’instinctif, le sensible, le concret, l’immédiat. De ce dualisme culturel radical découle chez Bantock un dualisme éducationnel : un partage précoce est selon lui nécessaire entre la minorité qu’on orientera vers la culture écrite et la pensée abstraite et la majorité, issue le plus souvent des milieux populaires, pour laquelle on devra concevoir un curriculum résolument anti-intellectualiste, centré sur les savoirs pratiques, l’éducation de la sensibilité et la préparation aux loisirs de masse. [7]

Ce système, alors qu’il s’est révélé être un échec dans les pays anglo-saxons ou aux Pays-Bas, continue d’être l’alpha et l’oméga des politiques éducatives européennes et françaises. Pourquoi ?

Tout comme Gérard Boutin [8], on peut suivre Michéa, qui, dans L’enseignement de l’ignorance, établit un rapport très net entre la logique libérale et l’APC (Approche Par Compétences). Toutes les réformes scolaires depuis les années 70 assujettissent l’école à une vision mercantile des connaissances. L’usage abusif de l’APC conduit inévitablement à une société fermée, dominée par un groupuscule de « spécialistes ès compétences » dont l’ambition véritable est de modifier les comportements observables de leurs semblables, de les priver d’un savoir qui pourrait se révéler subversif, donc de les rendre dociles et employables. Cette masse de diplômés ignorants constitue l’armée de réserve du capital dont parlait Marx.

L’UE vise plusieurs objectifs à travers ses contributions aux politiques éducatives :

  • Uniformiser les parcours scolaires des États membres permet de créer une unité européenne et de peser dans la compétition mondiale de l’« économie de la connaissance » (enseignements primaire, secondaire, universitaire confondus) face aux États-Unis ou à des nations montantes comme l’Inde et la Chine. La Déclaration de Bologne [9], signée en 1999 par les ministres en charge de l’enseignement supérieur de 29 pays du continent européen, est par exemple à l’origine du processus de convergence des systèmes d’enseignement supérieur des pays européens.
  • Développer les partenariats école-entreprises, notamment dans le secteur du numérique comme le « Pacte européen pour la jeunesse » lancé en 2015 faisant la promotion des partenariats école-entreprises afin « d’améliorer les chances des jeunes de trouver un emploi », « d’améliorer la qualité des formations et des compétences que les jeunes peuvent acquérir » et « de doter les jeunes enseignants des compétences nécessaires pour jouer un rôle moteur dans les salles de classe. » [10]. En bref, de donner les clés de l’école au MEDEF.
  • Générer par le biais de l’école un réservoir de main d’œuvre employable non seulement sur le sol national mais aussi partout dans l’UE, c’est la fameuse « mobilité » (chère aux élites hors sol et à l’aise partout face au peuple de « quelque part » [11]) qui favorise le dumping social et la concurrence entre travailleurs au sein même de l’UE [12]. Un rapport publié en 2016 « Une nouvelle stratégie en matière de compétences pour l’Europe » émanant de la Commission européenne affiche la couleur avec un sous-titre qui est un concentré de néo-libéralisme méthodique : « renforcer le capital humain et améliorer l’employabilité et la compétitivité ». La « flexibilité » devient une compétence en soi : on comprendra que chaque travailleur devra accepter n’importe quel emploi et pourra être jeté du jour au lendemain [13] ou accepter de répondre à la pressurisation du management contemportain [14]. Les grilles de compétences harmonisées permettront aux employeurs européens de favoriser la compétition pour l’emploi non plus à l’échelle des nations mais à l’échelle du continent, escamotant par conséquent la valeur inhérente aux diplômes [15].
  • Développer des programmes qui permettront de financer un maximum de projets et donc de rendre l’UE incontournable pour toutes les questions de politique éducative : « le Fonds social européen (FSE), le Fonds européen de développement régional (FEDER), le Fonds européen agricole pour le développement rural (Feader), le Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche (FEAMP), le Fonds « Asile, migration et intégration » (FAM), Horizon 2020 et Erasmus+. Le potentiel de la BEI et d’autres organismes et produits financiers, y compris le Fonds européen pour les investissements stratégiques, devrait aussi être pleinement utilisé pour stimuler les investissements du secteur privé dans le développement des compétences. » [16]

Avec la résolution adoptée le 29 novembre 2023 par l’Assemblée Nationale, qui « appelle à améliorer le processus de décision au Conseil en mettant fin au système actuel fondé sur l’unanimité et à y substituer la majorité qualifiée dans tous les domaines des politiques européennes, à l’exception des décisions concernant l’admission de nouveaux États membres » [17], il est plus que probable que les politiques éducatives passent définitivement dans le giron de l’UE.


[1« Gouverner la connaissance : données, inspection et politique éducative en Europe » https://www.cairn.info/revue-education-et-societes-2012-1-page-11.htm

[4Mario Reguzzoni définit la subsidiarité ainsi : « le principe de subsidiarité est un principe qui règle l’exercice des compétences, et non un critère pour assigner à la Communauté des compétences précises que seule l’autorité constituante, c’est-à-dire les auteurs du Traité, pourraient attribuer. Par conséquent, la compétence nationale constitue la règle, tandis que la compétence communautaire représente une exception. »

[5Politique de l’éducation et Union européenne : le principe de subsidiarité. In : Recherche & Formation, N°18, 1995. Les enseignants et l’Europe. pp. 9-22. Mario Reguzzoni

[6L’approche par compétences : une mystification pédagogique. L’école démocratique, n°39, septembre 2009. Nico Hirtt

[7La sociologie du curriculum en Grande-Bretagne : une nouvelle approche des enjeux sociaux de la scolarisation. In : Revue française de sociologie, 1984, pp.215-216. Jean-Claude Forquin

[8« L’approche par compétences en éducation : un amalgame paradigmatique », In Connexions 2004/1 (no81), pages 25 à 41, Gérald Boutin

[11Une expression forgée par David Goodhart.

[13Cette vision rétrograde du travail s’est traduite en France par l’adoption de la loi El Khomri (2016) qui a favorisé la casse du Code du travail.

[14Un manuel consacré au management et à la gestion des compétences explique : « Dans les nouveaux cadres organisationnels, la polyvalence des salariés devient un élément déterminant, et les pratiques visant à développer ces organisations apprenantes et/ou qualifiantes ont pour point commun de faire en sorte que les entreprises et leurs salariés soient en situation d’apprentissage permanent ».

[15Le contrôle total des données sur les étudiants et potentiels futurs employés peut faire froid dans le dos : « Il faudrait disposer plus facilement d’informations meilleures et plus comparables sur les résultats des diplômés de l’enseignement supérieur – académique ou professionnel – sur le marché du travail ou sur leur progression au sein du parcours d’enseignement et de formation. Cette mise à disposition d’informations devrait s’appuyer sur des indicateurs d’assurance qualité, sur des données administratives (y compris fiscales et de sécurité sociale) et sur des approches fondées sur des enquêtes exploitant les plateformes sociales et médias sociaux, le cas échéant. » (p.15, UNE NOUVELLE STRATÉGIE EN MATIÈRE DE COMPÉTENCES POUR L’EUROPE, Travailler ensemble pour renforcer le capital humain et améliorer l’employabilité et la compétitivité. 2016).

[16p.20, UNE NOUVELLE STRATÉGIE EN MATIÈRE DE COMPÉTENCES POUR L’EUROPE, Travailler ensemble pour renforcer le capital humain et améliorer l’employabilité et la compétitivité. 2016