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Tous les dogmes ont été pulvérisés

samedi 18 avril 2020, par Denis COLLIN

Cet entretien a d’abord été publié sur le site de la revue Rébellion. Nous le reproduisons, avec la réponse à une question qui m’a été posée par la suite.

Entretien avec Denis Collin

Le premier facteur de diffusion de la maladie semble avoir été le modèle mondialiste lui-même. Cette crise est-elle la plus radicale remise en question du dogme libéral ?

Il faut se garder d’être trop péremptoire. Les pandémies sont anciennes et il est arrivé plus d’une fois que les bateaux ramènent la peste. Celle d’Athènes (430/426 av. J.-C.) rapportée par Thucydide et évoquée par Lucrèce à la fin de son traité De la Nature n’était pas un produit de la mondialisation, mais un produit du commerce, comme le furent souvent les grandes épidémies qui ont suivi. Mais il est clair que le modèle mondialiste a considérablement fragilisé nos sociétés. Que des bénévoles doivent coudre des surblouses pour les personnels soignants, c’est un peu étrange au moment où le gouvernement donne le feu vert pour la « 5G ». L’intensité des transports de marchandises et de voyageurs répand le mal sur la planète toute entière en quelques semaines. Les réactions des gouvernements, pris de panique, ont, en revanche porté un coup au modèle mondialiste. Tous les dogmes ont été pulvérisés par ceux-là mêmes qui s’en faisaient il y a quelques semaines les plus virulents thuriféraires. La fermeture des frontières, l’arrêt d’une très grande part du commerce mondial et l’intervention massive des États dans les économies, tout cela était déjà dans l’air du temps : depuis un moment, le « néolibéralisme » n’avait plus vraiment le vent en poupe — pour s’en rendre compte il suffit de comparer Boris Johnson à Margaret Thatcher. Mais, tout s’est précipité (au sens d’un précipité chimique) et cela sous l’effet d’une épidémie qui, pour l’heure, semble moins grave que la grippe de Hong Kong de 1968-69 (plus d’un million de morts). Voilà qui donne beaucoup à réfléchir.

Que vous inspirent les appels à une « démondialisation » ?

La « démondialisation » cela paraît séduisant. Mais c’est un peu flou ! Que chaque nation retrouve cette autarcie minimale qui garantit sa liberté, on peut le souhaiter. Produire « à la maison », ce dont on a besoin en cas d’urgence, c’est-à-dire ce qui permet de vivre et de se soigner, cela semble élémentaire. L’Allemagne, qui a gardé un large tissu industriel peut produire ce qui lui est nécessaire en cas de crise quand en France on attend les masques chinois que les Américains nous dérobent sur le tarmac de tel aéroport international… Mais la « démondialisation » signifierait aussi, si elle était autre chose qu’un slogan, un changement radical de nos modes de consommation, de nos modes de vie. Produire des biens durables (pas de la camelote obsolète en quelques mois), renoncer à quelques-unes de nos folies techniciennes, redonner sa place au travail, au travail matériel, celui qui met en œuvre les mains et les corps et la tête et non pas cette pyramide de « bullshit jobs  » si bien décrits par David Graeber, voilà des conséquences prévisibles d’une « vraie » démondialisation. La « mondialisation » fonctionne sur une société droguée à la consommation. Le « démondialisation » supposerait une cure de désintoxication alors même que nous aimons notre drogue. Pour que ça marche, il faudrait ni plus ni moins qu’une révolution des structures sociales et des mentalités.

Les politiques et les médias doivent reconnaître l’importance des classes « populaires et laborieuses ». Elles font actuellement tourner le pays malgré les difficultés et les risques liés à la situation. Comment la France périphérique et populaire pourrait évoluer après cette épreuve ?

C’est la « France des ronds-points » qui a fait tenir le pays. Ce n’est pas une populiste d’extrême gauche qui le dit, mais Mme Rachida Dati. Tout le monde a les yeux braqués sur ces classes méprisées et mal payées qui sont indispensables. En même temps, on s’aperçoit que des tas de personnages très importants, des conseillers, des auditeurs, des « coaches », des « managers », etc. sont parfaitement inutiles. Ils peuvent rester chez eux et envoyer des mails. Mais ils resteraient couchés ou se remettraient à lire de la littérature classique, personne ne le verrait. Bernard Maris avait dit un jour qu’il n’y avait que trois professions indispensables, les paysans pour se nourrir, les médecins et personnels soignants pour soigner les malades et les professeurs pour transmettre l’instruction. Nous y sommes en rajoutant les livreurs, les éboueurs, les caissières. Toute cette idée de « l’économie de la connaissance » ou de « l’économie numérique », de la « nouvelle production de valeur », toute cette idéologie s’est effondrée, sous nos yeux, en quelques jours. Le réel fait un retour brutal et impitoyable. C’est pourquoi les dirigeants ont la « pétoche » : comment renvoyer à leur « néant social », les petits et les sans-grades, tous ces gens qu’on a méprisés si longtemps, ceux qui « clopent » et roulent au gazole, bref le peuple des « gilets jaunes » ? Les classes aisées se sont réfugiées « chez les ploucs » pour échapper au confinement à Paris, mais elles n’attendent que le moment de retourner chez elles et de reprendre leur vie trépidante. Mais rien ne garantit que ça passera comme ça. On applaudit les soignants… Mais demain, ils demanderont des comptes. La république pourrait devenir « tumultuaire » et il me semble « qu’en haut » ils en sont très conscients et de sourdes querelles opposent les uns et les autres sur la manière d’affronter le mouvement populaire qui vient.

La menace d’une crise économique grave vous semble être une possibilité dangereuse pour le système capitaliste ? Assisterons-nous à un effondrement ou juste à un réajustement de sa domination ?

Je fais partie de ceux considèrent que le mode de production capitaliste s’effondrera parce qu’il repose un principe fou : celui de la croissance illimitée de l’accumulation du capital. Ce que cela donnera après, je n’ai pas la moindre idée. La conjonction de la crise écologique, de la crise démographique et de la crise de suraccumulation du capital mène à la catastrophe. Il me semble que c’est ce mouvement-là qui est sous-jacent à la crise sanitaire. Les capitalistes n’ont pas inventé le coronavirus, mais ils saisissent l’occasion pour tenter de rebattre les cartes. D’habitude, on faisait par une guerre mondiale : on en a eu trois, si on veut bien considérer que la guerre froide est une guerre mondiale par les gigantesques dépenses d’armement qu’elle a engendrées et les guerres locales meurtrières qui l’ont marquée. L’idée d’une « bonne guerre » est, on le sait, bien présente dans les crânes de certains dirigeants — états-uniens en particulier. Et elle est d’autant plus tentante que les États-Unis ont perdu leur hégémonie absolue et qu’avec la Chine et les autres pays asiatiques comme la Corée, le centre de l’économie-monde s’est bien déplacé quelque part dans la mer de Chine. Les classes dominantes peuvent encore réajuster leur domination, mais cela se fera dans la douleur et rien ne sera résolu, sauf à transformer la Terre en une vaste dystopie, avec à la clé la disparition de quelques milliards d’humains.

« Socialisme ou barbarie » semble être la question centrale de « l’après ». Mais quelle forme de socialisme serait pour vous l’alternative ?

« Socialisme ou barbarie », en effet. Rosa reste d’actualité — y compris avec sa théorie de l’effondrement. Mais quel socialisme ? La question reste entière. Fort heureusement, nous ne partons pas de rien. Nous avons construit des « morceaux de socialisme » au sein même de la société capitaliste, du moins la société dominée par le mode de production capitaliste. Par exemple le système de la sécurité sociale (chacun contribue selon ses capacités et chacun reçoit selon ses besoins), c’est du communisme à l’état pur, tel que Marx l’avait pensé. Des pans entiers de nos besoins quotidiens sont couverts par un système étatique et des services publics : école, transports, etc. Tout cela a été bien endommagé, mais il y en a encore de beaux restes. Mais réparer ce qui a été cassé ne suffira pas. Il faudra aussi étendre ces services publics pour en faire un des moyens principaux pour promouvoir une société plus égalitaire. Mon ami Tony Andréani a beaucoup écrit sur les « modèles de socialisme » et je crois que son travail nous serait très profitable aujourd’hui (voir par exemple Le Socialisme est (à)venir, éditions Syllepse, 2001). Mais il y a un point assez décisif : la question du pouvoir politique. Nous devons poser clairement la question, la vieille question « marxiste » : comment briser la machine bureaucratique de l’État « bourgeois » ? Plus le pouvoir est proche de petit peuple et plus il est sensible à sa pression. Aller vers une démocratie plus « directe », donner ou redonner aux communes et aux départements de larges pouvoirs, supprimer le corps préfectoral, revenir à un régime parlementaire réel, cela nous ferait faire un grand pas en avant vers le socialisme. Il y a une quinzaine d’années, j’avais tenté de penser ce que devrait être une « république sociale » (voir mon livre Revivre la République, Armand Colin, 2005) et c’est, à mon avis dans cette voie qu’on devrait s’engager. Tout cela n’a plus rien à voir avec la droite ni la gauche. C’est le bas contre le haut, le peuple, contre les grands — pour parler comme Machiavel — mais aussi la « décence commune » contre l’illimitation du capitalisme. Inutile de faire la course au radicalisme (plus radical que moi tu meurs !) comme on en a souvent eu l’occasion de ce pays. S’en tenir à ce que tout le monde peut comprendre, et peut tenir pour possible, construire un socialisme par en bas et pas un beau plan conçu par des « ingénieurs sociaux », c’est quelque chose qui sera nécessairement à l’ordre du jour quand les gens pourront se regrouper, se parler, manifester, etc. Les « jours heureux » ne viendront pas de l’expertise des experts et du savoir des sachants, mais du peuple d’en bas.

Le 15 avril 2020


Voir en ligne : Rébellion - OSRE


J’ai une question personnelle à vous soumettre. Pensez-vous que la domination que subit le « prolétariat » (au sens contemporain du terme, c’est-à-dire plus de précarité) est le fruit d’un manque en son sein ? Manque intellectuel et conceptuel qui brise toute conscience de sa force ? Le populisme est-il pour cela son expression ?

On ne peut pas faire comme si le mouvement ouvrier n’avait pas d’histoire. Il y a maintenant près de deux siècles de luttes ouvrières (on peut partir des canuts lyonnais et peut-être avant). Ces deux siècles ont permis une importante amélioration de la condition absolue et relative du prolétariat. Des institutions ouvrières ont été créées que plus personne ne songerait à mettre en question — songeons que les mutuelles ont été longtemps illégales France, en vertu de la loi Le Chapelier ! Tout cela n’est pas rien ! Mais la révolution n’a pas eu lieu. Il y eut de nombreux soulèvements à caractère révolutionnaire (juin 1848, la commune, octobre 17, révolution allemande de1919-1923, 1936, 1945, 1956 en Hongrie, 1968 en Tchécoslovaquie…) et j’en oublie. La Commune, c’était trop tôt : pas de parti, isolement des Parisiens, etc. Mais après ? J’ai souvent cité ce passage de la Grammaire des civilisations de Fernand Braudel qui considère que la social-démocratie en se ralliant à la guerre en 1914 a manqué l’occasion historique. Elle pouvait prendre le pouvoir et ne l’a pas fait. Mais exactement comme le PC allemand en 1923. Tout cela pose une vraie question : l’analyse de Marx sur le capital est profondément juste, mais on ne peut pas en déduire que la classe ouvrière peut s’ériger en classe dominante. Costanzo Preve le dit bien : les classes dominées ne peuvent pas devenir dominantes ! Il y a une sorte d’évidence dans cette affirmation qui mériterait qu’on s’y attarde. Quand la bourgeoisie s’est installée dans la société féodale, elle était déjà une classe dominante en conflit avec une autre classe dominante. Pour les prolétaires, c’est tout autre chose : ils peuvent instituer des organisations (syndicats, mutuelles, municipalités socialistes, etc.), mais ceux qui assument la direction de ces organisations ne sont plus des ouvriers. La loi d’airain de l’oligarchie, selon Roberto Michels, est impitoyable. Il y a deux penseurs qui ont eu l’intuition de cela : Lénine et Gramsci et tous deux estiment qu’en vérité c’est un bloc social, celui des ouvriers et intellectuels bourgeois pour Lénine, le bloc historique de Gramsci, qui, seul, prétendre à renverser l’ordre existant. Un bloc qui pourrait regrouper les salariés, les travailleurs indépendants, le « popolo minuto » de Machiavel et les intellectuels qui refusent de trahir leur fonction d’intellectuels qui pourront devenir avec d’autres des « intellectuels organiques ». Dans les « gilets jaunes », on a vu, dans la plus grande des confusions, la naissance possible d’un tel mouvement. Et aucun parti n’a saisi ce qui se passait, ni la France Insoumise, ni quiconque d’autre. Pour le RN, il aurait fallu devenir vraiment un parti populaire et dire clairement non à ses vieilles attaches bourgeoises. Pour LFI, il aurait fallu admettre qu’un bon électeur du RN pouvait être un bon gars dans la lutte, bien meilleur que les « jeunes urbains » ou les proto-indigénistes qui forment le cœur de cible de LFI. Mais cela reviendra, nécessairement. Et d’autant plus sûrement que la « classe moyenne » est condamnée. L’« intelligence artificielle » va automatiser beaucoup de tâches occupées par les employés, cadres moyens et mêmes cadres supérieurs. Il restera de la place pour les assistantes à domicile ou les livreurs de pizza, mais toutes ces classes de gens qui gagnent en 2000 et 4000 € vont être ravagés. Et alors la colère pourra se déployer d’autant plus sûrement qu’on va prolétariser toute une classe éduquée et que les non éduqués s’éduquent très vite quand la nécessité est là.
Le mot « populisme » est galvaudé. C’est dommage. Le populisme est l’avenir. Un populisme prolétarien au sens le plus large du terme — un travailleur indépendant est souvent un prolétaire qui n’a rien d’autre à vendre que sa force de travail, mais qui possède sa « kangoo » et sa boîte à outils pour aller travailler.
Le mouvement ouvrier marxiste pur – version léniniste ou trotskiste est à peu près mort. Mais le sujet révolutionnaire est déjà là.
* Denis Collin — 16 AVRIL 2020