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La crise du capitalisme globalisé

Entrevue de François Chesnais - publié dans A Folha de Sao Paulo

lundi 27 avril 2020, par LA SOCIALE

Nous publions l’entrevue donnée par François Chesnais a Folha de Sao Paulo. Les analysées avancées ici nous semblent mériter une discussion plus approfondie, mais il vaut toujours la peine de lire ou écouter François Chesnais.

How big is the crisis ? Does comparing it to 1929 make sense ? Do you think this crisis has any other possible comparison ?

Quelle est l’ampleur de la crise ? La comparaison avec 1929 est-elle logique ? Pensez-vous que cette crise a une autre comparaison possible ?

La comparaison avec 1929 est devenue de plus en plus pertinente. Avant d’y venir il est nécessaire de commencer par énumérer les changements de paramètres par rapport à la crise économique et financière mondiale de 2007- 2009 qui a commencé sous la forme d’une crise financière colossale (dont la faillite de Lehman Brothers a été le moment le plus dramatique), avant de s’étendre à la production et aux échanges mondiaux. Il y a d’abord en 2020 l’émoussement des outils monétaires qui ont été si important en septembre 2008, la perte d’efficacité des interventions des banques centrales et le niveau déjà élevé des dettes publiques au début de la pandémie. En 2009 le recul de la production et du commerce mondiale a été stoppé par les énormes investissements d’infrastructures faits par la Chine. En 2020 celle-ci n’est plus en position, ni encline en raison des attaques contre elle, de jouer le même rôle. Sur le plan des rapports internationaux le régime inter-étatique relativement coopératif de 2008-2009 qui avait vu la création du G20, a cédé le pas à une intense rivalité commerciale et une montée importante du protectionnisme. Aujourd’hui des populistes irresponsables sont au pouvoir aux Etats-Unis, au Brésil et dans plusieurs pays européens. Mesurons l’abîme entre Henry Paulson qui était de facto aux commandes aux Etats-Unis en 2008 et Donald Trump. Enfin, alors que les économies dites émergentes avaient largement échappé à la crise financière de 2008 et ont pu rapidement se redresser en 2009 (on se souvient du triomphalisme de Lula), elles ont été frappées tout de suite cette fois-ci.

Venons-en à 1929. Oui bien sûr, à mesure que la crise s’aggrave la comparaison avec la Grande dépression des années 1930 s’impose en termes de recul de la production et du commerce mondial et d’accroissement des chômeurs plus visible et même spectaculaire dans certains pays que dans d’autres. Mais il est tout aussi important de voir ce qu’il y a de différent par rapport à 1929 sur un plan qualitatif.

La différence cruciale tient à deux facteurs. Le premier est que même si la crise du Covid19 est une conséquence des rapports du capitalisme à la nature, une crise sanitaire de l’ère de l’Anthropocène, elle représente un choc exogène, alors que la crise de 1929 a résulté des contradictions internes au mouvement de l’accumulation du capital. Dans son rapport du 14 avril le FMI nomme la crise Covid19 The Great Lockdown, le Grand confinement. Pour combattre la pandémie les sites de production ont été fermés faisant exploser le nombre de chômeurs du jour au lendemain et donc chuter la demande, brutalement dans les pays sans indemnités de chômage (Etats-Unis), de façon plus modérée ailleurs. En 1929 l’économie mondiale était internationalisée mais non pas globalisée. Il a fallu plus d’un an pour que la crise atteigne l’Europe. En 2020 il a suffi de quelques semaines pour que l’arrêt de la production en Chine se transforme en crise mondiale.

La seconde différence entre la crise de 1929 et la nôtre est que contradictoirement le capitalisme était encore en expansion dans les années 1930 et allait connaître à partir du début des années 1940 un long cycle d’accumulation (cycle Kondratiev) mû pour une part importante par la technologie mais aussi par la tâche d’achèvement de l’extension mondiale des rapports de production capitalistes. Aujourd’hui le capitalisme mondial fait face à un mur. Il est confronté aux conséquences sociales et sociétales mais aussi étroitement économiques du changement climatique, tandis que les technologies dominantes sont celles de l’intelligence artificielle. Elles ont des impacts politiques et sociétaux colossaux, mais ne sont pas propices à une relance de l’accumulation. Ce qu’on nomme la technologie de processus de production (process technology) est dominée par la robotique qui réduit drastiquement le besoin de main d’œuvre dans beaucoup d’industries et de secteurs de services. En ce qui concerne les technologies matérialisées dans des produits, (la product technology) leur capacité à servir de relance à l’accumulation dépend de l’importance des investissements que leur introduction suppose, tant dans la branche industrielle où elles naissent ou dont elles exigent la création que dans les branches voisines, ainsi que de l’ampleur de la demande que leur utilité sociale leur permet de se créer. Selon l’économiste étatsunien Robert Gordon, grand spécialiste dans ce domaine, les technologies apparues au cours des quinze dernières années n’ont absolument pas cette capacité.

Je voudrais ajouter une dernière chose. Dans les années 1930, l’obligation pour chaque pays de se défendre seul des impacts de la crise a donné aux grands pays semi-coloniaux d’Amérique du sud, le Brésil et l’Argentine, l’opportunité avec Vargas et un peu plus tard avec Péron de se dégager un peu de la domination des Etats-Unis et s’engager dans une première période d’industrialisation, de construction d’une économie nationale. Aujourd’hui au contraire ces pays sont dans des formes de dépendance au marché mondial (exportations de matières premières) et à la finance (fuite de capitaux) qui les rendent très vulnérables.

What are the impacts of the crisis on the world economy ?

Quels sont les impacts de la crise sur l’économie mondiale ?

Dans l’immédiat et au cours des prochains mois, le Grand confinement va continuer à entraîner les pays, les uns après les autres, plus profondément dans la récession au sein d’une économie totalement globalisée mais fortement hiérarchisée. Dans ses prévisions sur l’économie mondiale publiées plus tôt en avril, en prenant l’hypothèse d’une diminution de la pandémie de Covid-19 au second semestre de cette année, le FMI prévoit une contraction de 3 % du PIB mondial et de 11% du commerce mondial. La hiérarchie des pays est décisive. Ainsi en 2019 la part du PIB mondial des Etats-Unis était de 15%, celle de l’UE 16% et celle de la Chine de 18%. La Chine avait la part le plus élevée des exportations mondiales soit 17% suivie de l’UE avec 16 % et des Etats-Unis avec 14%. Du côté des importations on avait les chiffres suivants, Etats-Unis 18%, UE 15% et Chine 12%.

Les pays les plus touchés par la récession en 2020 seront ceux de la zone euro, avec une contraction de – 7,5 % (– 7,2 % pour la France), suivis du Royaume-Uni (– 6,5 %) et des Etats-Unis (– 5,9 %). Le chômage pourrait augmenter de 40 % cette année dans la zone euro, passant de 6,6 % de la population active, en 2019, à 9,2 % en 2020, et même tripler aux Etats-Unis pour atteindre 10,4 %. Seuls les pays émergents d’Asie enregistreront une croissance positive à +1 %, dont la Chine, qui peut espérer une hausse de 1,2 % de son PIB, marquant cependant un très net recul après + 6,1 % en 2019. L’Afrique subsaharienne connaîtra une croissance négative de – 1,6 % avec le risque d’une crise alimentaire. L’éventualité qu’ils connaissent une récession encore plus brutale n’est pas exclue.

Many have pointed out that the crisis will bury neoliberal ideas and that the State will again be considered as essential in conducting the confrontation of the crisis. Does that make sense ?

Beaucoup ont souligné que la crise enterrerait les idées néolibérales et que l’État serait à nouveau considéré comme essentiel dans la conduite de l’affrontement de la crise. Cela a-t-il du sens ?

Actuellement cela est vrai, sans aucun doute, dans tous les aspects sanitaires de la crise où la grande majorité des gouvernements ont été contraints d’intervenir en abandonnant leurs approches néolibérales. Dans l’introduction et dans le chapitre 1 du rapport d’avril (entièrement consacré au combat contre la pandémie), le FMI leur enjoint impérativement de le faire. Les pays où cette intervention n’a pas eu la vigueur nécessaire ou se ne s’est même pas faite du tout ont même été sanctionnés par les marchés financiers comme pour le Brésil et le Mexique. Sur le plan économique, dans l’introduction au rapport le FMI (dont les chapitres suivants vont être publiés début mai) exhorte les gouvernements des pays avancés à utiliser la politique budgétaire (fiscal policy) autant que cela sera nécessaire aussi bien pour financer le combat contre la pandémie que pour soutenir l’économie tant du côté de l’offre pour aider les entreprises et éviter qu’il y ait trop de faillites que de la demande (indemnisation du chômage né du confinement).

Will the current productive arrangement of globalization (with the fragmentation of production and precarious work) be able to withstand this catastrophe ?

L’arrangement productif actuel de la mondialisation (avec la fragmentation de la production et du travail précaire) pourra-t-il résister à cette catastrophe ?

Il y a plusieurs aspects et plusieurs temporalités dans votre question. En ce qui concerne d’abord la globalisation. Elle est fondée sur l’objectif d’un triple mouvement de libéralisation des flux financiers, des échanges commerciaux et des investissements étrangers directs. La Chine a pu s’y soustraire presque complètement, mais l’objectif a été pleinement atteint en Europe sous la forme institutionnelle de l’Union européenne. La déconstruire prendra du temps. Le référendum de sortie du Royaume Uni de l’UE a eu lieu il y quatre ans et la rédaction d’un nouveau traité entre les Royaume Uni et l’UE n’est toujours pas terminé. Donc les traités instituant l’UE (Maastricht, Nice, Lisbonne) vont résister (withstand), ce qui ne veut pas dire qu’il n’y aura pas d’atteintes aux échanges commerciaux et aux investissements intra-européens. D’ores et déjà, les défenseurs de la libéralisation des échanges s’inquiètent des restrictions à l’exportation de médicaments et instruments médicaux édictés par de nombreux gouvernements. Quatorze pays européens ont d’ores et déjà un dispositif de contrôle des investissements étrangers dans ces secteurs et le Parlement européen a adopté un règlement visant à une surveillance de ces investissements dans l’UE, qui entrera en vigueur en fin d’année 2020.

Il est certain que les chaînes d’approvisionnement globales (global supply chains) vont se modifier du fait de la crise

(https://sloanreview.mit.edu/article/is-it-time-to-rethink-globalized-supply-chains/),

mais plutôt dans le sens d’une accélération de tendances déjà à l’œuvre. Déjà avant la pandémie les spécialistes considéraient, pour citer une étude que “CVG globalisation has reached a peak in 2012 and since then supply chains are becoming more domestic rather than more regional (La mondialisation des CVG a atteint un sommet en 2012 et depuis lors, les chaînes d’approvisionnement deviennent plus nationales que régionales)”. La crise actuelle amplifiera donc une tendance amorcée depuis des années. La CNUCD de Genève (UNCTAD) dans l’ Investment Trends Monitor publié en mars écrit : “As such, the Covid-19 outbreak will potentially accelerate existing trends of decoupling (the loosening of GVC ties) and reshoring driven by the desire on the part of MNEs to make supply chains more resilient (À ce titre, l’épidémie de Covid-19 accélérera potentiellement les tendances existantes de découplage (relâchement des liens avec les CVM) et de délocalisation entraînées par la volonté des EMN de rendre les chaînes d’approvisionnement plus résilientes. ).” Les dangers de dépendre d’un très petit nombre ou même un seul pays (la Chine pour la pénicilline) va pousser certains gouvernements à rapatrier quelques industries jugées stratégiques.

Is it possible to predict a financial crisis resulting in a shrinking power of finance in the world economy ? Or will finance be strengthened ?

Est-il possible de prédire une crise financière entraînant un rétrécissement du pouvoir financier dans l’économie mondiale ? Ou le financement sera-t-il renforcé ?

Comme je l’ai dit plus haut à la différence à la fois de 1929 et de 2008 The Great Lockdown, le Grand confinement n’a pas commencé par un grand krach boursier comme en 1929 ou une colossale crise financière multiforme comme en 2008. Ceux qui ont attendu que la progression de la pandémie et de la crise économique déclenche une crise financière importante l’ont fait en vain. On date du 31 décembre 2019 le début de la pandémie (encore appelée épidémie alors) mais c’est uniquement à partir du 8 mars qu’il y a eu à Wall Street une chute importante des cours qui s’est stabilisée à la fin du mois. Robert Schiller à qui on doit le ratio comparant le cours des actions des sociétés cotées avec leurs bénéfices le price earning ratio ou PER ou ajusté à l’inflation CAPE (Cyclically Adjusted Price to Earnings) qui porte son nom ’l’indice Shiller’ a publié un article le 4 avril :

(https://www.nytimes.com/2020/04/02/business/stock-market-predictions-coronavirus-shiller.html)

Il a rappelé que l’indice avait atteint 31 en janvier 2020 (il avait atteint 33 en 1929 et 44 en 2008). En avril il était tombé à 23. Etant donné que son niveau moyen a été de 17 depuis 1881, Schiller conclut que le marché boursier « est encore cher et offrira rendements modérés et non désastreux au cours des 10 prochaines années » et que les gens ont plus d’inquiétude à se faire de la progression du Covid19 que de leur portefeuille de titres. Les dividendes payés diminueront nécessairement de façon importante cette année, mais la doctrine et la pratique de la priorité aux actionnaires (shareholder value) n’est pour l’instant pas remise en cause.

Il n’y aura pas comme en 2008 de hausse de la concentration dans le secteur bancaire. L’oligopole bancaire mondiale va rester à quelques détails-près le même. En revanche ce ne sera pas le cas dans d’autres secteurs de service, notamment les compagnies aériennes, et de nombreuses industries où la crise va relancer la concentration.

Mais trois facteurs vont contribuer à consolider la force de la finance, plus précisément celle des fonds de placements (les hedge funds).

Il y a d’abord les configurations nationales de marchés et de rendements (niveaux des taux d’intérêt) favorisant les placements spéculatifs et les épisodes de fuite massive de capitaux (cas du Brésil et du Mexique devant les insuffisances de la politique sanitaire des gouvernements et l’accélération du nombre de morts du fait de la pandémie). Il y a ensuite la dette des pays pauvres qui est détenue en large partie par des capitaux privés plutôt que de prêts gouvernementaux. La CNUCED (UNCTAD) estime que cette part atteint près des trois-quarts

(https://unctad.org/en/PublicationsLibrary/gdsinf2020d3_en.pdf).

Sous le titre « une question de vie ou de dette » la CNUCED (UNCTAD) a publié le 23 avril un rapport qui s’adresse aux gouvernements. Il constate 1) que pour les années 2020 et 2021, les remboursements des pays en développement sur leur seule dette publique extérieure atteindront entre 2,6 et 3,4 billions de dollars, 2) que les appels à la solidarité internationale n’ont jusqu’à présent apporté qu’un soutien timide et 3) qu’un organisme international sera nécessaire pour superviser les programmes d’allégement de la dette des pays en développement. Enfin, troisième facteur, il y a l’envolée de la dette publique des pays avancés. En France elle va passer de 100% à 115% du PIB. Ceci explique le « soutien timide » des pays avancés aux pays les plus pauvres et endettés. Le combat pour l’annulation des dettes publiques concerne désormais les pays avancés comme les pays en développement.

Recent crises have deepened inequalities. Will this happen again in this crisis ? Or is it possible to imagine another development, in the sense of reducing income concentration

Les crises récentes ont aggravé les inégalités. Cela se reproduira-t-il dans cette crise ? Ou est-il possible d’imaginer un autre développement, dans le sens d’une réduction de la concentration des revenus

En France la crise en cours a jeté une lumière crue sur un ensemble d’inégalités (revenus, enseignement, équipement numérique, accès à Internet) sans parler des inégalités de patrimoine. Elles ne vont très certainement pas s’atténuer à mesure que la crise se déroule et que le déconfinement s’amorce. Un renversement de cette situation ne serait possible que si un bloc social très large se formait entre les couches pauvres et ce qu’on nomme « les classes moyennes ».

The capitalist development of the last decades has resulted in poverty and precarious work for millions. Can this intensify now ? Is it possible to foresee a revolt from the effects of this crisis for most populations, especially in the poorest countries ? Is there a risk of chaos in societies ?

Le développement capitaliste des dernières décennies a entraîné la pauvreté et le travail précaire de millions de personnes. Cela peut-il s’intensifier maintenant ? Peut-on prévoir une révolte contre les effets de cette crise pour la plupart des populations, notamment dans les pays les plus pauvres ? Y a-t-il un risque de chaos dans les sociétés ?

Oui, malheureusement. Et la pauvreté et la précarité de l’emploi peuvent encore s’intensifier sous l’effet de cette crise. Il y aura des révoltes dans de nombreux pays, mais ce n’est que dans les pays où des luttes sociales antérieures anciennes et/ou tout à fait récentes ont laissé des traces en termes de conditions subjectives et organisationnelles qu’elles peuvent déboucher sur une modification des rapports de force politiques entre les exploité(e)s et le capital. Dans le cas français je pense au mouvement des gilets jaunes de novembre-décembre 2019.

What forms will capitalism find to reorganize itself in this crisis ? Will there be new forms of accumulation ?

Quelles formes le capitalisme trouvera-t-il pour se réorganiser dans cette crise ? Y aura-t-il de nouvelles formes d’accumulation ?

Pour ce qui concerne la réorganisation tout ce qu’on peut dire avec certitude est que la place centrale de la Chine va s’accentuer. Le processus de reproduction élargie du capital se heurte à un mur qui tient aux caractéristiques de la technologie présentées plus haut et aux conséquences négatives même pour l’accumulation du changement climatique.