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Pour un antiracisme de classe

mardi 23 juin 2020, par Pascal MORSU

Le 25 mai, les images de l’assassinat de G. Floyd, précipitaient dans la rue des dizaines de milliers de jeunes, de travailleurs américains. Puis le mouvement s’est étendu au monde entier, et « Black lives matter » est devenu le cri des millions de gens que le racisme révulse. La présidence Trump est déstabilisée, et c’est tant mieux !

En France la situation qui s’est cristallisée combine une autre affaire, celle de la mort d’Adama Traore en 2016. Au final, les deux manifestations parisiennes des 2 et 13 juin se sont largement centrées sur ce dernier cas.

On est donc bien forcé d’y revenir.

On sait qu’Adama Traore est mort le 19 juillet 2016 suite à une intervention de police. Depuis, la famille défend la thèse de la bavure policière, les gendarmes celle de la mort accidentelle durant un affrontement juridique interminable. N’étant ni juge ni détective, nous nous garderons bien d’exprimer un avis.

Et puis disons le tout net : nous n’avons de sympathie ni pour un camp ni pour l’autre.

Les gendarmes sont un des piliers (armé) de l’ordre (bourgeois) de la V° République, que nous combattons.

Quant à la famille Traore, il est bon de rappeler qu’à de (très) nombreuses reprises, ses membres ont eu affaire à la « Justice ». Dernier exemple en date :

« En septembre 2019, les juges d’instruction tentent de convoquer à nouveau ce témoin, sans succès. Joint au téléphone par la police en octobre, il explique avoir dû déménager par peur des représailles de la famille d’Adama Traoré » [1]

Il n’est donc pas inutile de rappeler ce qu’écrivait le vieil Engels à propos du lumpenproletariat et à destination d’un quelconque Mélenchon :

« Tout chef ouvrier qui emploie ces vagabonds comme gardes du corps, ou qui s’appuie sur eux, prouve déjà par là qu’il n’est qu’un traître au mouvement ».

Que le capitalisme soit à l’origine du développement des trafics en tout genre est une chose. Mais afficher sa complaisance envers ceux qui se laissent aller à de tels actes en est une autre.

2En arrière plan...2

Mais on ne peut en rester là. Les milliers de jeunes qui soutiennent Traore ne sont pas délinquants. Ils soutiennent pourtant sans réserves les thèses, même les plus discutables, du comité Adama [2]. Il ne fait aucun doute qu’en arrière-plan, il y a le rejet des discriminations quotidiennes qu’ils subissent.

La chanteuse Camilla Jordana a bien sûr pondu une ânerie en affirmant que « des hommes et des femmes se font massacrer [par la police] quotidiennement en France, pour nulle autre raison que leur couleur de peau ». Qu’il y ait des violences policières en France, des contrôles abusifs, c’est certain. Qu’on y « massacre » des gens, c’est autre chose.

Mais le fait est que le la pratique des contrôles au faciès existe en France, et est devenue intolérable. Dans le même ordre d’idées, la violence de la répression qu’ont subi les Gilets Jaunes, quoiqu’on pense de ce mouvement, marque les rapports entre ces jeunes et l’État.

On ne peut donc que joindre sa voix à toutes celles qui revendiquent l’arrêt immédiat de ces pratiques, en particulier les contrôles au faciès. C’est la seule méthode pour donner un débouché positif à la légitime colère sociale de ces jeunes.

Et concernant l’affaire Traore elle-même, la seule position possible est de se prononcer pour une commission d’enquête indépendante de l’État, constituée par les organisations ouvrières et démocratiques et s’appuyant des avis d’experts dont l’indépendance soit avérée. Seule une telle commission, préservée des pressions d’où qu’elles viennent, pourra faire la lumière sur cette affaire.

« Intersectionnalité » ou défense du marxisme ?

Tous ces évènements se déroulent alors que toute une partie des intellectuels se pâment devant les concepts d’« intersectionnalité ». De nos jours, le terme recoupe largement l’idée de ce qu’on appelle « la convergence des luttes » dans certains milieux militants, une approche « plurielle », où tout est mis sur le même plan (pourvu qu’« on lutte ») : combat pour l’égalité des droits face aux discriminations concernant le genre, la classe sociale, la race, ou encore l’orientation sexuelle, la religion ou le handicap.

On sait que Marx affirma dès 1847 que

« L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire des luttes de classes ».

C’est à cette phrase inaugurale du Manifeste communiste que veulent « aménager » nos intersectionnels. Ce n’est pas rien. Précisons d’ailleurs que la conception marxiste ne nie en rien la nécessité de lutter contre les oppressions (nationales, raciales, de genre, etc.). Mais le socle, c’est la lutte contre l’exploitation capitaliste. C’est à partir d’elle, et pour en finir avec elle, par la conquête du pouvoir politique, que tout s’ordonne.

Ce qui signifie notamment que le cœur de la démarche des marxistes, c’est la réalisation de l’unité de la classe ouvrière face à Macron, Castaner et le MEDEF, inséparable de sa constitution en classe pour soi.

Le poids de l’Histoire

Toute une polémique se développe aussi autour de l’usage du terme « privilège blanc » par la nébuleuse qui suit le comité Adama. Le terme a été réactivé par l’écrivaine V. Despentes dans un texte de très haute volée puisque sa première phrase était :

« En France nous ne sommes pas racistes mais je ne me souviens pas avoir jamais vu un homme noir ministre (...) »

Bambuck ou Taubira (entre autres), apprécieront.

En tout cas, le terme lui même est un décalque d’un terme sociologique américain (« white privilege »). Son usage s’inscrit dans les travaux d’un courant de pensée mené par un sociologue noir américain, un temps proche du communisme, W.E.B. Du Bois. Celui-ci constatait que

« Les travailleurs blancs voient dans chaque progrès des Nègres une menace à leurs prérogatives raciales »

Ce qui est incontestable. De nos jours, les lois discriminatoires ont très largement disparu aux USA, mais toute une série de dispositifs subsistent - en terme de pouvoirs de police, p ex. En tout cas, c’est cette situation qui justifia que les afro-américains construisent leurs organisations propres, et parler de privilège blanc était défendable. Encore que même dans ce cas, les marxistes insistaient sur la nécessité de la jonction avec les travailleurs blancs [3].

L’Histoire française est différente, car basée sur le fait qu’eut lieu une révolution qui fut un modèle pour le monde entier par sa radicalité (pour Marx en premier lieu). Or l’un des principes constitutifs de cette révolution fut justement la stricte égalité des citoyens, l’éradication du communautarisme :

« L’État supprime à sa façon les distinctions constituées par la naissance, le rang social, l’instruction, l’occupation particulière, en décrétant que la naissance, le rang social, l’instruction, l’occupation particulière sont des différences non politiques, quand, sans tenir compte de ces distinctions, il proclame que chaque membre du peuple partage, à titre égal, la souveraineté populaire (…) L’émancipation politique constitue, assurément, un grand progrès » [4].

Autrement dit, alors que les fameux privilèges blancs sont inscrits dans le système nord-américain, ils sont un accroc aux principes politiques en vigueur dans ce pays depuis plus de deux siècles [5]. Une paille…

Ajoutons quels que soient ses traits réactionnaires, si la V° République a renforcé le pouvoir personnel, la place des forces répressives, on peut difficilement affirmer qu’elle a remis en cause ces principes fondateurs de la République (bourgeoise).

Il n’existe donc pas en France de privilèges en tant que tels. Il existe des accrocs aux principes affichés depuis des décennies et qui doivent être combattus. Par exemple en matière de droit au logement, à l’emploi, de rapport à la Justice…

Même aux USA, il est de toutes façons nécessaire d’être extrêmement prudent quant aux « privilèges blanc ». Dans une large mesure, le recours à cet angle de vue tend à obscurcir les contradictions de classe. Le journal britannique Guardian indique :

« Ce ne sont pas seulement les afro-américains qui sont victime du système de Justice. Plus de la moitié des tués par la police américaine sont blancs (...). Des analyses laissent à penser que le meilleur critère pour évaluer les violences policières n’est pas la race mais le niveau de revenu – plus on est pauvre, plus on risque de se faire tuer. D’autres études montrent que le nombre élevé de personnes incarcérées s’explique mieux par la classe que par la race, et que « les emprisonnements de masse sont avant tout une façon de gérer les classes inférieures de la société indépendamment du facteur racial ». La proportion d’afro-américains se situant en bas de l’échelle sociale étant disproportionnée, ils ont aussi plus de chances d’être emprisonnés ou tués » [6].

L’enjeu de cette discussion n’est pas mince. Utiliser la notion de privilège blanc pour battre sa coulpe, accepter on ne sait quelle culpabilité collective, aboutit en effet à adopter une posture de division du salariat sur un axe ethnique (on se souvient des « souchiens » chers à nos indigénistes).

Antiracisme : de quoi est-il question ?

Durant les années 80, une organisation dite anti-raciste, SOS Racisme, prit une place réelle. On sait que ses dirigeants étaient liés au PS, alors au gouvernement. En conséquence, cette organisation développa un discours moralisateur, ce qui évitait d’aborder les sujets qui fâchent – par exemple le développement des camps de rétention. Le racisme aurait d’abord été « dans nos têtes », l’objectif aurait été de convaincre chacun de la nécessité de tendre la main à l’autre, à l’immigré. Au final, SOS Racisme s’est totalement discréditée, et ses dirigeants ne l’ont pas volé.

Il est absolument certain que le succès de cette organisation est inséparable du reflux du mouvement ouvrier et de ses valeurs qui s’engage alors (le PCF voit ses effectifs réduits de moitié entre 1978 et 1987, sans qu’aucune autre force ouvrière ne prenne sa place).

On pourrait considérer que le bilan de ces aventures, c’est la nécessité d’en revenir à un antiracisme de classe, centré sur le combat contre la politique des différents gouvernements capitalistes et se situant sur le terrain de l’indispensable unité français-immigrés. Mais c’est une toute autre orientation que développent les indigénistes. S. Bouamama, l’un des théoriciens de ce milieu affirme :

« L’antiracisme « fraternaliste » pour reprendre une expression d’Aimé Césaire ne nous sera d’aucune utilité non plus. Il débouche sur une euphémisation des enjeux et sur un rapport paternaliste à l’égard des victimes du racisme qui est désormais refusé par les premiers concernés. Seule l’auto-organisation des premiers concernés c’est-à-dire des personnes racisées dans le cadre d’une alliance égalitaire avec les forces sociales et politiques progressiste est susceptible de permettre une reprise de l’offensive ».

Dit autrement il s’agit de privilégier une méthode qui isole « les premiers concernés », au lieu de les rassembler avec les autres victimes de la politique de dérégulation, de précarisation. Il est d’ailleurs notable que nos communautaristes n’ont que fort peu d’intérêt pour toutes les mesures de dérégulation que prend le gouvernement Macron et qui frappent de plein fouet les jeunes des banlieues des grandes villes (précarisation, baisse de revenu, etc.).

Défendre les valeurs du mouvement ouvrier

Incontestablement, les courants indigénistes ont élargi leur influence. Le ralliement sans réserves de ce qui reste de la FI coquerellisée à leurs thèses en est une illustration aussi saisissante que l’opportunisme des dirigeants de ce parti (à une moindre échelle, LO mérite le même traitement). Le PCF lui-même est travaillé par tout un courant similaire.

Dans la dernière période, s’appuyant sur le sort insupportable fait aux afro-américains, ils ont réussi à dévier le mouvement de solidarité français sur le terrain du soutien aux Traore (c’est d’ailleurs pour cela que ce mouvement a été plus limité ici qu’en Allemagne ou en Angleterre, p ex) sur fond de communautarisme, de division ethnico-raciale. Ça n’a été possible que parce qu’auparavant, ils avaient réussi à marquer des points, par exemple à persuader largement que défendre la laïcité, ce serait être raciste.

Face à cela, les grands appareils ont ressorti leurs vieilles organisations repoussoir – notamment SOS Racisme. L’axe choisi, dénoncer le racisme dans la police, démontre leur impuissance. Un certain racisme est en effet récurrent dans cette institution depuis toujours (voir la période de la guerre d’Algérie). Il se renforce avec une décomposition sociale qui s’étend dans les quartiers ouvriers et qui ne peut être résolue sur le terrain sécuritaire. Mais qui peut croire à une éradication du racisme policier dans ces conditions, surtout sans toucher aux institutions de la V° République ?

A l’opposé, développer une politique qui « parle » aux jeunes qui se sont mis en mouvement ne peut se mener une politique sans dénoncer frontalement le capitalisme, la V° République, et réaffirmer les valeurs traditionnelles de solidarité du mouvement ouvrier, du mouvement séculaire des exploités. A des années lumière de l’indigénisme, donc.

Elle devra forcément répondre aux revendications sociales de ces jeunes : en premier lieu en finir avec les statuts de semi-esclavage comme celui d’auto-entrepreneur, s’en prendre aux inégalités territoriales de toutes sortes qui frappent les banlieues ouvrières, etc. Rappelons que selon un texte récent d’élus de Seine-Saint-Denis, « pendant la crise le taux de surmortalité a explosé atteignant 128%, c’est deux fois plus qu’en Seine-et-Marne ou dans les Yvelines ».

Enfin comme on l’a dit, la question des contrôle au faciès a désormais pris un caractère symbolique qui la rend incontournable. Obtenir leur arrêt au plus vite est indispensable. D’une façon plus générale, la question de l’abrogation des lois liberticides promulguées par Macron et Valls avant lui est incontournable, en particulier la récente limitation du droit de manifester.


[1Le Monde, 20 juin 2020. Le comité Adama, d’habitude si prompt à recourir à la justice n’a pas jugé bon de poursuivre le journal pour diffamation. On peut donc considérer que les faits sont avérés.

[2Ainsi, le 13 juin, Assa Traore n’a pas hésité à revendiquer la libération de son frère Bagui, actuellement incarcéré en l’attente de son passage aux assises, ce qui n’est pas rien (il est accusé d’avoir tiré sur des policiers). Ça n’a pas l’air d’avoir gêné qui que ce soit sur place non plus.

[3Voir les plans pour l’organisation nègre de Trotsky et CLR James (11 avril 1939).

[4Marx, la question juive. Marx soulignait dans ce texte toutes les limites de cette « émancipation » uniquement politique (et non sociale).

[5Les colonies n’ont jamais fait parte de la République de ce point de vue.

[6Guardian, 20.VI.2014. « ’White privilege’ is a distraction, leaving racism and power untouched ».