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Crise ukrainienne : gesticulations et dangers sérieux

mercredi 23 février 2022, par Denis COLLIN

Bruits de bottes en Europe, nous dit-on chaque jour. Le virus est remplacé par les Russes dans l’actualité anxiogène. On nous somme maintenant de ne pas succomber à la propagande de Poutine, d’être « fermes » avec les Russes. Colin Powell étant mort l’an passé, on ne l’a pas sorti de sa retraite pour qu’il vienne nous montrer des photographies aériennes prouvant indubitablement que les Russes vont envahir l’Ukraine. CNN n’a pas encore fait le coup de bébés tués dans les cliniques, mais ça viendra. Comme ces scénarios nous ont déjà été joués plusieurs fois et que nous avons tous vu l’excellente série Homeland, nous devrions être prévenus. Mais il n’en est rien. Personne n’apprend jamais rien des leçons de l’histoire.

2Deux poids, deux mesures2

Commençons pas l’étonnement. Si les Russes s’approprient injustement les régions russophones de l’Ukraine, ils ont un bon modèle : celui du dépeçage de l’ex-Yougoslavie avec la création d’une « république musulmane » qui a été un foyer du terrorisme islamiste, puis celle du Kosovo, entité plus ou moins fantoche tenue par les mafias albanaises qui figurent parmi les pires mafias européennes – où la concurrence est pourtant sévère. Bref, les Russes font comme « nous » avons fait il y a peu et là, ça ne va plus du tout !

Sans remonter à Mathusalem, remarquons également que deux pays ont adopté, mais « en vrai », pas seulement en gesticulations, la politique prêtée à Poutine. La Turquie a entrepris de démanteler l’Arménie et après que son armée a pénétré en territoire arménien, elle a commencé à prendre le contrôle d’une partie de ce pays au motif qu’elle serait musulmane et historiquement turque. Qui l’agression contre l’Arménie a-t-elle fait bouger ? Personne ! Comme d’habitude, les Arméniens, on s’en fout… L’Arabie Saoudite quant à elle bombarde le Yémen, tue des milliers de civils, affame les enfants. Qui bouge ? Personne ! Ces deux pays, Turquie et Arabie Saoudite, sont des amis des États-Unis, abritent des bases américaines, achètent « notre » matériel militaire, et donc ils sont dans le camp du bien, pas comme cet horrible Poutine !

2La nature du régime russe2

Que l’on puisse dire pis que pendre du gouvernement Poutine, on s’accordera facilement sur ce sujet. Poutine est un gros capitaliste, à la tête d’un gouvernement au service du capitalisme russe, un capitalisme un peu particulier parce qu’il est étroitement lié et dépendant de l’appareil d’État, selon d’ailleurs une vieille tradition russe. Le peuple russe commence à souffrir sérieusement de ce régime qui tient cependant. Et pas seulement parce qu’il est un régime autoritaire, où les libertés publiques sont étroitement surveillées.

Le régime de Poutine est l’aboutissement du démantèlement de l’URSS. On se souvient que pour les Russes les années 1990, c’est-à-dire les années consécutives à la dissolution de l’URSS, furent des années terribles, notamment sur le plan économique. Les États-Unis et leurs alliés avaient entrepris de piller les richesses russes, en collaboration avec les oligarques qui avaient souvent commencé leur carrière sous le régime soviétique. Les premières élections présidentielles en 1996 ont été intégralement truquées par l’armée de conseillers américains, ce qui a permis de proclamer la victoire de l’ivrogne Eltsine au détriment de celui que tous les observateurs donnaient comme vainqueur, à savoir le candidat communiste Ziouganov. Les donneurs de leçons démocratiques sont efficaces ! Avec l’aide des États-Unis, Elstine s’est maintenu tant bien que mal jusqu’en 2000, en s’appuyant sur son second, un certain Vladimir Vladimirovitch Poutine, âgé alors de 48 ans. Ancien officier du KGB, longtemps en poste en Allemagne, devenu directeur du FSB, il connaît tous les rouages du pouvoir et va, d’une main de fer, redresser l’État russe. Bien qu’il se soit considérablement enrichi, qu’il ait enrichi les oligarques de ses amis et impitoyablement éliminés les oligarques qui s’opposaient à lui, il a aussi largement redressé le Russie aussi bien économiquement que sur le plan de l’ordre intérieur. Et s’il est resté au pouvoir, que cela plaise ou non, c’est avec l’appui du peuple russe, jouant habilement de la fibre patriotique, sur la base d’un syncrétisme nostalgique, unissant la « sainte Russie » orthodoxe et la gloire passée de l’Union soviétique. Cela marche si bien que, maintenant, c’est parmi les jeunes que l’on trouve le plus grand nombre de ceux qui regrettent l’URSS – une URSS imaginaire, bien sûr, mais capable de tenir tête aux Américains, y compris sur le plan de la conquête spatiale.

Cependant, les difficultés s’amoncellent pour le régime. Comme il est un défenseur du capitalisme, Poutine s’attaque aux derniers vestiges de la protection sociale « made in USSR » et le mécontentement populaire est assez fort. La gestion de la pandémie de Covid-19 a été plutôt chaotique, bien que la Russie ait été l’un des premiers pays à produire un vaccin (Sputnik) que les Européens ont bloqué pour des raisons purement politiques, mais que, de toute façon, la Russie a été incapable de produire en quantité suffisante pour s’imposer à l’échelle mondiale.

Quelles que soient ses difficultés, Poutine garde un atout : la patriotisme russe. Quiconque a lu Guerre et Paix de Tolstoï ou Vie et destin, le chef-d’œuvre de Vassili Grossman comprend ce que cela signifie, mais l’intellectuel inculte qui donne le « la » dans la presse occidentale n’y comprend évidemment rien. Les provocations de Poutine en Ukraine l’aident grandement à jouer sur cette fibre patriotique, mais il reçoit pour cela l’appui inconditionnel et sans doute pas totalement involontaire des États-Unis et de leurs séides européens qui, après avoir financé et coorganisé la fameuse « révolution orange » en Ukraine ne trouvent rien de mieux que de vouloir faire entrer l’Ukraine dans l’Otan, alors que ce pays est déjà, de fait, membre de l’UE.

Gesticulations et réalité

Pour l’heure, nous en sommes aux gesticulations. Bien que l’on annonce tous les matins la prochaine invasion de l’Ukraine par la Russie, on s’en tient, de chaque côté aux roulements de biceps. On doit garder à l’esprit qu’avec 140 millions d’habitants et un PIB guère supérieur à celui de l’Espagne, la Russie n’est pas une grande puissance ! La véritable puissance avec qui elle est alliée est la Chine, car avec un talent inégalé, la diplomatie américano-européenne a réussi ce prodige de sceller une alliance sino-russe qui n’est sûrement qu’une alliance de circonstance. Mais on voit mal la Russie – piteusement sortie d’Afghanistan, jadis – venir s’embourber dans une guerre en Ukraine qui ne serait certainement pas une partie de plaisir. Envoyer des chars à Budapest ou Prague, comme jadis l’URSS l’avait fait, et aller à Kiev sont deux choses fort différentes et Poutine le sait. Il préfère sa spécialité, le poker menteur.

Du côté américano-européen, on cherche à pousser l’avantage, complétant l’encerclement militaire de la Russie (tout à fait frappant si on regarde une carte des bases de l’Otan). Les enjeux nombreux. Les États-Unis veulent réaffirmer leur supériorité et le bras de fer avec Poutine est destiné à impressionner la Chine. Il y a aussi des enjeux économiques : les gaz de schistes nord-américains contre le gaz russe et il est bien possible que l’Ukraine ne soit qu’un épouvantail pour bloquer la construction du gazoduc Nord Stream 2. Il y a aussi des objectifs à plus long terme. Si le réchauffement climatique se confirme, à un horizon relativement rapproché, la Sibérie deviendra le grand territoire agricole du monde quand l’approvisionnement alimentaire sera mis en cause par les canicules et par la sécheresse.

Et comme le billard, ce jeu est un jeu à plusieurs bandes. Nord Stream 2 intéresse au premier chef les Allemands. S’il se réalise, l’Allemagne deviendra le « hub » de la distribution du gaz et donc un conflit avec la Russie désavantagerait l’Allemagne, mais nettement moins la France. Pourtant l’Allemagne doit suivre les États-Unis, d’autant qu’elle n’est plus dirigée par cet ami des Russes qu’est Schröder, président de Gazprom et qui, jadis, avait refusé de suivre les Américains dans la deuxième guerre du Golfe. Plus généralement, Washington montre une nouvelle fois que l’UE n’est qu’un machin qui n’a pas d’autre avenir que d’être toujours aux services des Yankees. Il s’agit donc de tester la solidarité occidentale en vue d’un affrontement autrement plus sérieux avec la Chine.

Quelle attitude adopter ?

Une guerre « chaude » n’est pas impossible. Elle pourrait se limiter à l’Ukraine, mais si elle s’étendait, nul ne sait ce qui pourrait advenir. Il y a pas mal d’irresponsables, particulièrement parmi les vieux soixante-huitards et post-soixante-huitards qui invitent à « ne pas céder à Poutine ». L’inénarrable guignol BHL, ce fin stratège qui fut à la manœuvre dans l’affaire libyenne, un désastre politique et militaire majeur, a remis son treillis. Mais personne n’est prêt à mourir pour Kiev, ni BHL, ni les partisans les plus bruyants de la « fermeté ». L’irresponsabilité de tous ces gens est tout bonnement effrayante. Après nous avoir annoncé une pandémie qui devait décimer l’humanité, voilà qu’on fait planer à nouveau le spectre d’une nouvelle guerre mondiale.

Comme on dit, cependant, la première fois, c’est une tragédie et la seconde est une farce ! Une farce d’ailleurs dont l’Ukraine risque de payer les pots cassés. N’ayant pas coutume de défendre Mélenchon, je suis d’autant mieux placé pour trouver assez infâme la position des sinistres crétins que sont Hidalgo et Jadot. En demandant qu’on assure la neutralité de l’Ukraine, Mélenchon ne dit rien de particulièrement choquant. D’autant que Mélenchon, dans le même temps a condamné la reconnaissance par Moscou des deux républiques fantoches du Donbass.

Il faut garantir l’indépendance nationale de l’Ukraine et demander aux Russes de revenir sur leur reconnaissance des prétendues républiques du Donbass, quitte à ce que les Ukrainiens leur assurent un statut spécial d’autonomie. On doit aussi reconnaître que la Crimée est russe, qu’elle l’a confirmé par un référendum dont on ne peut pas contester le résultat et que, du reste, cette région avait été arbitrairement rattachée à l’Ukraine par Khrouchtchev – les charcutages du temps de l’Union soviétique deviendraient-ils subitement sacrés ?

On peut imaginer différentes solutions qui permettraient de garantir simultanément l’intégrité de l’Ukraine et la sécurité de la Russie. La plus simple, cependant, serait le démantèlement de l’Otan et la proposition d’un pacte de paix perpétuelle en Europe. Quoi qu’il en soit, la condition pour la paix est de sortir les Américains du jeu et de proposer à la Russie une coopération mutuellement avantageuse. Dans le cas contraire, on aura fait un nouveau pas dans le déclin de l’Europe et son effacement de l’histoire.