Ce qui se passe ces jours-ci autour de la Chambre des Communes est, disons le mot, historique, pour les institutions britanniques qui vivent une véritable révolution constitutionnelle, mais aussi pour nous qui ne parvenons pas à nous dégager du carcan libéral et pédalons avec une Constitution désormais sous soins palliatifs.
Remettons tout d’abord les choses en perspective, ça évitera d’écrire des âneries comme celles qu’on lit ici ou là sous la plume de celles et ceux qui tentent à tout prix de sauver non le Brexit, mais leur discours lénifiant depuis trois ans, comme quoi ce ne serait qu’une formalité, que les tableaux catastrophistes n’étaient que de la propagande bruxelloise, etc. A ne pas avoir annoncé de la sueur, du sang et des larmes, discours que les Britanniques mais également les Français partisans d’un Frexit sont tout à fait disposés à entendre, les Brexiters ont perdu toute crédibilité et sont devenus inaudibles. Ils ressemblent désormais à ce type décrit par Céline dans D’un château l’autre qui, à l’annonce de l’offensive allemande de décembre 1944 dans les Ardennes, avait fait ses valises et parcourait les couloirs en interpelant tous ceux qu’il croisait : « On se voit à Paris, dans 15 jours ! ». Leur refus de prendre en compte le droit parlementaire et l’histoire constitutionnelle est devenu un aveuglement qui dérive vers un anti-parlementarisme de mauvais aloi qui n’est pas sans rappeler celui de celles et ceux qu’on retrouva plus tard à Sigmaringen.
Rappelons donc succinctement ce qu’est le régime parlementaire, droit commun dans toutes les vraies démocraties à une exception qui est une anomalie : les Etats-Unis, qui conservent un système inspiré de l’idéalisation que Montesquieu se faisait des institutions françaises de l’Ancien régime. Mis en place empiriquement par les Britanniques, rationnalisé et complété par les Français à partir des Chartes de 1814 et 1830, il se caractérise par un gouvernement détenteur du pouvoir exécutif qui dirige le pays, appuyé sur une majorité au parlement dont il est issu, pouvant être censuré et renvoyé par ce parlement, lequel est lui-même sous l’arbitrage permanent des électeurs par le biais de la dissolution. A partir de ce principe, on peut déplacer le cursus entre un régime orléaniste ou gaullien qu’on nomme aussi dualiste, qui donne un pouvoir d’arbitrage important au chef de l’Etat (mais sans que le chef de l’Etat ait de pouvoirs propres, contrairement au président américain dont Obama dit un jour qu’avec un fax et un stylo il pouvait diriger le pays), et un régime dit moniste ou d’assemblée, où le parlement corsète étroitement le gouvernement. Mais il n’y a pas de séparation des pouvoirs, il n’y a pas de contrepouvoir, il y a une articulation entre l’exécutif et le législatif et une coopération permanente, l’un ne pouvant marcher sans l’autre.
Le Royaume Uni, des deux Pitt à Thatcher en passant par Gladstone ou Churchill, s’est doté au fil des siècles d’un régime moniste souvent qualifié de régime de cabinet, dans le sens où le gouvernement et le Premier ministre ont l’initiative, et le Parlement un pouvoir de surveillance et de censure. C’est ce système qu’admirait Charles de Gaulle (on se reportera par exemple à son époustouflant discours à Westminster en avril 1960) et qu’il a tenté de transposer dans le goût français, en s’inspirant des Chartes de 1814 et 1830, ce qu’on nomme également parlementarisme rationnalisé : le gouvernement agit, le parlement réagit. Mais quel que soit la variante, le premier est toujours responsable politiquement devant le second, lui-même responsable à tout moment devant les électeurs.
Le Brexit a fait se gripper cette machine pourtant bien rôdée, qui avait subi toutes les crises même les plus graves sans avoir recours à des mesures d’exception style article 16 de notre Constitution. Qu’on se souvienne simplement que, au plus fort de la Seconde guerre mondiale, alors qu’en cette fin de printemps 1942 l’Axe a repris sa marche en avant et que, du Pacifique au désert de Lybie en passant par les Indes, le Caucase et les eaux de l’Atlantique nord, ce ne sont que défaites et retraites du côté des Alliés, Winston Churchill dut débattre, deux jours durant, d’une motion de censure aux Communes. Mais voilà que, en apparence, ça coince ; mais en apparence seulement, surtout pour ceux qui refusent de comprendre. Car la question du Brexit est en passe de devenir ce que Hitchcock nommait un MacGuffin, ce machin après lequel on court et qu’on finit par obtenir ou pas à la fin, peu importe car entretemps l’essentiel a été fait qui vaut tous les Graals. Et l’essentiel ici, c’est le réinvestissement par le plus vieux parlement du monde de la souveraineté politique.
Au départ, il faut le redire (voir notre précédent article), il y a une question mal posée, dont on sait par avance qu’elle va rencontrer l’hostilité d’au moins deux des entités composant le Royaume Uni, une Ecosse en plein débat sur son indépendance, une Irlande qui refuse de revenir à la situation de guerre civile des années 70. Avant même d’ouvrir les bureaux de vote, on connaît le résultat dans ces deux entités, ainsi que dans la colonie de Gibraltar et dans le Great London. Ensuite la question n’est pas de nature à aboutir à quoi que ce soit : on demande aux Britanniques ce qu’ils ne veulent plus, ces épinards dégueulasses qu’on leur sert tous les jours à la cantine, on ne leur demande pas ce qu’ils veulent à la place dans leur assiette.
La mise en forme du Brexit est donc du ressort du Parlement. Ca sert à ça, un Parlement, à dénouer une situation complexe que la réponse ambivalente à une question référendaire binaire ne résout pas. Le Premier ministre Theresa May décide de se conformer au résultat du référendum, ce qui n’est pas constitutionnellement une obligation ; c’est son honneur et elle n’a pas à en avoir honte (on n’en dira pas autant de son prédécesseur David Cameron qui a le culot de se rappeler ces jours-ci au bon souvenir de compatriotes qu’il a sciemment précipités dans la nasse). Elle dissout donc les Communes et une nouvelle chambre est élue pour mettre en place le Brexit, les électeurs choisissant leurs députés sur cet enjeu. On relèvera qu’aucun partisan de l’hystérique Nigel Farage n’est alors élu. May commet alors un erreur manœuvrière incompréhensible, et au lieu de soumettre un plan de sortie à Bruxelles, elle demande à l’UE de présenter la note. Bien entendu les diktats de Bruxelles sont inadmissibles, ils sont rejetés. La question de la frontière irlandaise, qui n’avait pas été abordée lors du référendum sauf en Ulster, s’avère insoluble, le Congrès de Washington ajoute son grain de sel en menaçant de bloquer un accord de libre-échange en cas de détricotage du Good Friday Agreement, le seul résultat diplomatique d’importance des Etats-Unis de ces trente dernières années dans lequel ils ont beaucoup investi. May s’en va, Boris Johnson arrive, avec son incompétence manifeste et son mépris des libertés publiques. On connait la suite.
A ce stade, comme nous l’avions écrit, la satisfaction des Brexiters devant un passage en force au prix de l’abolition des droits du plus vieux parlement du monde était non seulement obscène mais ridicule. Comment ne pas avoir compris que BoJo, en bon libertarien, se fiche comme de l’An 40 du Brexit, que ce qui l’importe n’est que la disparition de toute résistance au marché et à la globalisation, et que les derniers obstacles à surmonter sont précisément ces assemblées parlementaires élues au suffrage universel ? Et qu’en instrumentalisant un résultat référendaire contestable aux fins d’en finir avec les Communes, il fait, à long terme, le jeu de la City et de Davos mais aussi de Bruxelles ? Comment, par rage de n’avoir pas avoir anticipé les développements de Westminster, nombre de gens qui se prétendent de gauche et anti-capitalistes peuvent-ils servir à ce point d’idiots utiles à ce qu’ils prétendent combattre ? Comment ne pas comprendre que le coup suivant, si on impose « la paix des Gallois et des rois d’Angleterre » à des minorités identifiées comme telles hors de tout dépouillement de bulletins (l’Ecosse, c’est la partie non romanisée de la Bretagne, elle existe en tant que telle depuis deux mille ans), sera pour les libéraux, qui ont déjà senti l’odeur de la charogne, de ressortir leur Tocqueville en Dix leçons et leur Furet pour Les Nuls, et les antiennes anti-démocratiques sur la « tyrannie de la majorité » ? Car c’est bien cela l’objectif : non appliquer le résultat du référendum, mais saper la légitimité des votes démocratiques.
Pour ceux qui en douteraient encore, le discours prononcé par le Procureur général d’Angleterre et de Galles, s’exprimant au nom du gouvernement, à la réouverture du Parlement, regard et rictus de haine, traitant les députés des Communes des couards, de lâches et de dindes, et considérant que le Parlement était d’ores et déjà mort, mérite le détour. Les libertariens si soucieux du résultat du référendum de juin 2016, par-delà leurs protestations d’amour pour le suffrage universel, ne sont que des apprentis-dictateurs.
L’arrêt de la Supreme Court rendu le 24 septembre 2019 met un coup d’arrêt à cette tentative d’euthanasie de la souveraineté nationale. D’un point de vue purement britannique c’est déjà une révolution ; il est rendu à l’unanimité sans dissent par une cour de création récente calquée sur le modèle des autres démocraties, issue de la réforme des Lords et du transfert de leur compétence judiciaire. Sauf que ladite cour, et ce n’était pas prévu, profite du dixième anniversaire de sa création pour s’approprier un contrôle de constitutionnalité que personne n’avait anticipé.
Mais c’est la motivation de l’arrêt, véritable cours d’histoire parlementaire et de droit constitutionnel, qui renverse la table : le Parlement y est rappelé souverain, le gouvernement n’en étant que son émanation et ne pouvant le neutraliser par un artifice procédural. La déclaration moins d’une heure plus tard du Speaker de la Chambre des Communes (Mister Ordeeeer) enfonce le clou. Improvisant devant les caméras, et après deux petites secondes d’hésitation, il redéfinit le rôle du Parlement : contrôler et même surveiller (scrutinize) le gouvernement, demander des comptes aux ministres, et voter les lois qu’il estime utile de voter. Les constitutionnalistes d’outre-Channel n’en reviennent pas et se répandent depuis hier sur les ondes, les journaux et les blogs : après trois siècles de régime de cabinet, le système est-il en train de basculer vers un régime de type conventionnel, ce modèle dont rêvent les Français depuis l’An II, où l’initiative reviendrait désormais aux seules Communes, le cabinet n’étant que son servile exécutant ?
On verra bien, on va vite être fixé. Ce qui se passe en ce moment à Londres est en tous les cas le réinvestissement de la souveraineté par un parlement démocratiquement élu. N’y voir comme certains que la vengeance de l’oligarchie dominante est une vision sans souffle, sans perspective, quand elle se ne s’égare pas dans un complotisme tout aussi improductif. C’est en soutenant les Britanniques dans leur tentative de sortir de l’UE, quelque soit la voie qu’ils se choisissent, que nous-mêmes y parviendrons. C’est comme cela qu’on reprendra à l’UE ce qu’elle nous a volé. Le MacGuffin qu’est devenu au fil des ans le Brexit tel que voté en 2016 devient secondaire pour quelques semaines : les plus grands généraux ont perdu des guerres pour s’être accrochés à un village, pour ne pas avoir replié leurs armées à temps. Soyons Joffre, pas Weygand, et ne nous trompons pas de combat : des référendums, il y en aura d’autres et bien plus tôt qu’on ne croit, mais des Glorious Revolution ou des Serments du Jeu de Paume, il y en a encore moins que de passage de la comète de Halley.