Jean-Claude Michéa, Extension du domaine du capital, Albin Michel, 2023
De ce livre, le dernier de Jean-Claude Michéa, je pourrais résumer ma recension à deux phrases : « Excellent à tous égards » et « à lire toutes affaires cessantes ». évidemment, on trouvera que c’est un peu court ! Voyons ce qui importe le plus pour se plonger dans ce livre.
Tout d’abord, il faut aller à la racine des problèmes et des crises de notre époque. Et pour cette tâche, Michéa fait fond sur Marx. C’est la logique de l’accumulation illimitée du capital qui menace aujourd’hui d’engloutir la civilisation humaine. Il rappelle à juste titre qu’on ne peut comprendre le Capital qu’en appréhendant le mouvement d’ensemble, aussi bien le livre I et les mécanismes fondamentaux que le livre III qui expose le fonctionnement global du mode de production capitaliste et, notamment, avec l’introduction du si important concept de « capital fictif ». On comprend ainsi qu’il n’y a pas deux capitalisme, un bon capitalisme productif et un mauvais capitalisme financier. Cette logique du développement du capitalisme explique, conformément aux analyses de Marx, pourquoi la société est atomisée, dissoute par un individualisme destructeur.
La deuxième chose importante est qu’il faut donc renoncer une fois pour toutes à l’idéologie du progrès. Le capitalisme est « progressiste » et « révolutionnaire » par nature, là encore conformément aux analyses de Marx, analyses auxquelles le « socialisme scientifique » n’a prêté aucune attention, occupé qu’il était à promouvoir le machinisme et l’extension indéfinie du capitalisme dont on espérait que cela favoriserait le renforcement de la classe ouvrière, hâtant l’advenue du socialisme. Cette philosophie de l’histoire doit être rejetée. Michéa souligne d’ailleurs combien Marx refusait de faire de ses hypothèses des dogmes à suivre et il rappelle que, vers la fin de sa vie, il était de plus en plus réservé sur le « progrès », se rapprochant notamment de Vera Zassoulitch et des populistes russes qui imaginaient que la Russie pourrait devenir socialiste par la médiation de la communauté paysanne. Réconcilier le socialisme avec un certain nombre de traditions et de valeurs morales populaires est la meilleure voie pour réellement abattre la société capitaliste. Michéa nous renvoie évidemment à son cher Orwell, à Mumford et à toutes sortes d’auteurs complètement à l’écart du courant principal du progressisme.
Le propos central, la tonalité dominante du livre, réside dans une critique ravageuse du progressisme intellectuel libéral. Michéa procède ici à une analyse « marxiste », c’est-à-dire une analyse de classe : contrairement aux prévisions un peu hasardeuses de Marx et Engels, l’évolution du capitalisme ne s’est pas traduite par une simplification des rapports de classes – un prolétariat toujours plus nombreux face à une classe capitaliste toujours plus étroite – mais a vu la croissance d’une nouvelle couche de « travailleurs intellectuels », protéiforme, très éloignée de la théorie de la prolétarisation des classes moyennes. Cette nouvelle intelligentsia représente en quelque sorte la « fraction dominée de la classe dominante » et celle-ci aspire d’abord à une chose : manier le fouet au compte du « progrès »… capitaliste. Cette clé d’analyse permet éclaire les diverses formes que prend l’idéologie dominante développée par cette classe intermédiaire : individualisme acharné (moi mon corps, moi mon désir), progressisme sans frein et volonté constante de dicter aux classes populaires leur conduite : comment elles doivent parler (« écriture inclusive »), comment elles doivent manger (véganisme et assimilés), comme elles doivent faire l’amour (« trans »). Woke, intersectionnels et autres indigénistes sont les figures contemporaines de ce qu’Orwell avait peint dans 1984, ou encore une nouvelle version des cochons de la Ferme des animaux qui veulent être plus égaux que les autres.
Impossible de rendre compte en quelques lignes de toute la richesse de cet ouvrage, instruit et proposant de nombreuses pistes de lecture. Il nous montre pourquoi le macronisme n’est rien qu’un thatchérisme de gauche, menaçant, si la situation se tend, de se transformer en pinochetisme de gauche, comme l’épisode des Gilets Jaunes nous l’a enseigné. On trouvera aussi une défense de la paysannerie, des gens qui doivent gagner leur vie en travaillant de leurs mains, une défense chaleureuse des « déplorables » (H. Clinton), des « sans-dents » (Hollande), des « gens qui ne sont rien » (Macron). Les intellectuels qui rallient éventuellement la cause du socialisme, se croyant parce qu’ils sont à demi-éduqués, titulaires d’un brevet d’officier ou de général, ont profondément transformer le socialisme et ont réussi à faire croire qu’un « demi-crétin sortant d’une grande école était plus apte à prendre de bonnes décisions qu’un mécano intelligent. »
Ce que nous propose Michéa, c’est à la fois un retour au socialisme des origines et une rupture avec la pensée dominante de droite et de gauche, avec les macronistes aussi bien qu’avec les mélenchonistes et les fous comme Aymeric Caron ou Sandrine Rousseau. Puisse donc ce livre être lu et médité comme il se doit.
Annexe : Marx et la « société archaïque ». Lettre à Vera Zassoulitch
Cette extrait d’une lettre de Marx à Vera Zassoulitch souligne combien le socialisme pourrait se présenter comme un retour à une forme « archaïque » d’organisation sociale.
Une autre circonstance favorable à la conservation de la commune russe (par la voie de développement), c’est qu’elle est non seulement la contemporaine de la production capitaliste, mais qu’elle a survécu à l’époque où ce système social se présentait encore intact, qu’elle le trouve au contraire, dans l’Europe occidentale aussi bien que dans les États-Unis, en lutte et avec la science, et avec les masses populaires, et avec les forces productives mêmes qu’il engendre. Elle le trouve en un mot dans une crise qui ne finira que par son élimination, par un retour des sociétés modernes au type « archaïque » de la propriété commune, forme où, comme le dit un auteur américain, point du tout suspect de tendances révolutionnaires, soutenu dans ses travaux par le gouvernement de Washington, — « le système nouveau » auquel la société moderne tend, « sera une renaissance (a revival), dans une forme supérieure (in a superior form), d’un type social archaïque ». Donc il ne faut pas trop se laisser effrayer par le mot « archaïque ».