À propos de La défaite de l’Occident ou l’anthropologie dans tous ses états
J’ai lu avec intérêt le dernier livre d’Emmanuel Todd, La défaite de l’Occident, paru chez Gallimard en ce début de 2014. Avec intérêt, car il y a des perspectives stimulantes, avec l’intégration à l’analyse politique et économique des données démographiques, mais aussi des données sur l’instruction et notamment le développement de l’instruction supérieure. Il dit des choses intéressantes sur l’Ukraine et son évolution, montrant comment s’est opérée la scission entre l’Ukraine russe (la partie orientale) et l’Ukraine centrale et occidentale (cette dernière partie qui fut longtemps sous la coupe de l’empire austro-hongrois. Les Ukrainiens russes ont massivement émigré en Russie, pendant que le reste de l’Ukraine se décomposait politiquement et moralement. L’analyse des signes de l’affaiblissement durable des États-Unis mérite également le détour. La hausse de la mortalité infantile, le déclin du niveau d’instruction, la stagnation et la baisse de l’espérance de vie, la liquéfaction du vieux fond WASP de l’Amérique sont soulignés et confirment des pronostics déjà faits depuis longtemps. Après tout, dès 1970, Ernest Mandel, brillant intellectuel trotskiste, faisait ce constat : « jamais aucune puissance n’a perdu aussi rapidement que les États-Unis sa suprématie absolue : le “siècle américain” n’a pas duré dix ans » [E.Mandel, La réponse socialiste au défi américain, Maspero, 1970]. Le même Mandel faisait d’ailleurs remarquer que la puissance des États-Unis provenait des lois même du mode de production capitaliste et non de quelques mystérieuses « forces spirituelles ». [1]
Car c’est là que le bât blesse. Les données factuelles sont insérées comme autant d’éléments surinterprétés venant à titre de « preuves » dans le cadre d’une théorie tout à fait discutable. Certes, l’auteur précise que ce sont des hypothèses, mais alors pourquoi devrait-on lire un livre d’hypothèses plus ou moins arbitraires ? On a reproché au marxisme, et ce à juste titre, d’avoir usé et abusé des explications monocausales par le développement des forces productives entrant en conflit avec les rapports de production. Mais en matière d’explication monocausale, avec Todd on est servi : tout est ramené à deux données étroitement liées, les systèmes familiaux et la religion [surtout protestante…]. La puissance anglo-saxonne : le protestantisme ! Et voilà pourquoi votre fille est muette. Todd tire par les cheveux un résumé de Max Weber et ramène le capitalisme à son « esprit » protestant ! On peut toujours faire remarquer avec Braudel et Marx que le capitalisme est né Italie à la fin du Moyen âge et non dans les sermons de Martin Luther, rien n’y fait. Du reste, Todd fait du protestantisme la matrice et de l’autoritarisme allemand et du libéralisme anglo-saxon, c’est une explication irréfutable (au sens de Popper). En vain, fera-t-on remarque l’Allemagne fut très longtemps un pays arriéré et complètement anarchique, affaibli par les querelles entre princes. En vain rappellera-t-on qu’une des grandes révoltes sociales, contre l’autorité des seigneurs… et de Luther, fut la guerre des paysans allemands rendue célèbre par leur porte-parole, Thomas Münzer. Le décollage allemand doit beaucoup à la révocation de l’édit de Nantes et à l’émigration des protestants français [calvinistes] et au coup de balai imposé par les armées de Napoléon, instituant le code civil et préparant la liquidation des vieilleries allemandes, faisant naître l’idée d’une nation allemande, « importée » par des penseurs d’abord très favorables à la Révolution française, comme Fichte. Toute la complexité d’une histoire écrite par les hommes et dont l’issue est imprévisible est ramenée à la mécanique des explications « anthropologiques » toddiennes. On pourrait multiplier les exemples de ce schématisme et même des erreurs que ce schématisme produit : il faut faire entre les faits, de gré ou de force dans le lit de Procuste.
Je l’ai dit : s’il faut récuser les explications monocausales du « marxisme historique », pour autant, on ne peut, comme Todd, rester à peu près totalement aveugle à la dynamique des rapports capitalistes : la mondialisation qui entraîne dans le tourbillon du capital la Chine, l’Inde, l’Asie du Sud Est, mais bientôt aussi l’Afrique, procède de la dynamique propre de l’accumulation du capital. Dans un article de la Nouvelle Gazette Rhénane daté de février 1850, Marx analyse le déplacement du centre de gravité du capitalisme, passant de la Méditerranée à l’Atlantique et de l’Atlantique au Pacifique avec la place centrale que devrait y occuper la Chine. De fait, c’est la domination américaine qui, pour garder sa place, a provoqué et impulsé la puissance chinoise ! Pour enrayer la baisse du taux de profit, les capitalistes ont délocalisé vers le continent asiatique la production industrielle et, par la même occasion, ils ont puissamment aidé à la construction d’un capitalisme chinois qui a su mettre à profit les avantages de l’État autoritaire chinois, des traditions de soumissions confucéennes et de la place nette qu’avait faite les folies de l’époque maoïste. L’affaissement du protestantisme n’est pas la cause de l’ascension chinoise, mais, éventuellement, l’un de ses effets.
Ce n’est pas un détail. Toute l’analyse de Todd repose sur cette idée : l’effondrement idéologique de l’Occident et, principalement, son effondrement religieux, sont les causes de ce nouveau rapport de forces qui se manifeste aujourd’hui. Les « forces spirituelles » commandent tout, selon Todd. Loin de moins l’idée de nier leur importance. Mais elles ne peuvent prendre de la force que si elles correspondent à des transformations profondes dans la vie réelle. Le tableau que dresse Todd est simple : d’un côté un Occident décadent [2], où la religion s’est perdue, où le nihilisme [?] domine et de l’autre un « reste du monde » vigoureux et animé par des forces nouvelles. Et évidemment, dans ce champ de bataille l’Occident a déjà perdu. Comme je suis à peu près aussi vieux que Todd, tout cela me rappelle quelque chose que j’ai bien connu dans ma jeunesse : la vision maoïste de l’histoire : les campagnes du monde vont renverser les villes du monde [encerclement des villes par les campagnes] et balayer ce prolétariat vendu des métropoles [3].
Mais ce tableau n’a aucun rapport sérieux avec la réalité. Ce à quoi nous assistons, c’est la lutte pour un nouveau partage du monde entre vieilles puissances impérialistes et nouvelles puissances impérialistes, comme ce fut le cas en 1914 : la dernière arrivée, l’Allemagne, réclamait sa part du gâteau. Les derniers arrivés, la Chine, l’Inde et la Russie [renaissant de ses cendres ?], réclament leur part à la grande table du partage de la plus-value et de la puissance. Car la Chine est devenue, que cela plaise ou non, une puissance impérialiste, bien plus que la Russie d’ailleurs. Sa richesse lui permet de construire une politique active d’exportation des capitaux et de pénétrer en profondeur non seulement l’Afrique, mais aussi l’Europe. Le port du Pirée, de nombreux aéroports en Europe, des participations importantes dans Stellantis ou Air-France-KLM, MG-Rover en Grande-Bretagne, Volvo, etc., voilà quelques exemples de l’extension du pouvoir chinois. On sait le rôle des Russes en Afrique, mais on aurait tort de passer sous silence l’impérialisme néo-ottoman de la Turquie qui quadrille elle aussi l’Afrique, à la fois financièrement et idéologiquement par ses instruments de diffusion de l’islam dans sa version FM [frères musulmans]. De tout cela nous ne devons ni rire, ni pleurer, mais nous efforcer de comprendre, réellement, sans ressusciter les visions du monde des années 1960 avec leur manichéisme absurde.
Je terminerai par deux points qui me semblent importants. Premièrement, Todd qualifie la Russie de « démocratie autoritaire » par opposition aux « oligarchies libérales » d’Occident. Un « démocratie autoritaire » ressemble assez furieusement à un cercle carré. Comme Todd a lu Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, de Marx, il aurait pu comprendre que ce dont ce rapproche le plus le régime de Poutine, c’est de ce bonapartisme plébiscitaire, hostile aux libertés du peuple, mais plébiscité par la masse amorphe qu’il encadre. Napoléon Ier n’avait sûrement pas grand-chose à envier à Poutine en matière d’autoritarisme, mais qui aurait l’idée saugrenue de soutenir que le régime de l’empire était une « démocratie autoritaire » ? Même chose pour la première phase, au moins du Second Empire. Le fascisme de Mussolini était-il une « démocratie autoritaire », puisqu’il avait d’abord été investi par les élections ? Le problème est que, comme toujours, Todd déteste parler en termes de classes sociales, mais il est pourtant clair que le régime de Poutine repose sur l’intégration à l’État de l’oligarchie issue de la bureaucratie soviétique. Todd fait d’ailleurs remarquer, en passant, que les différences de revenus entre la masse du peuple et les sommets sont plus importantes en Russie que n’importe où en Europe. Mais il n’en tire aucune conclusion. Étonnant, non ? Mais, inversement, contrairement aux affirmations de Todd, on ne peut pas dire que les pays occidentaux ne sont pas des « oligarchies libérales » : oligarchies sans doute, mais de moins en moins libérales, dans la mesure où le fonctionnement du mode de production capitaliste est de plus en plus intégré à la machine étatique et où les libertés libérales classiques y sont de plus en plus réduites à une peau de chagrin [voir sur ce sujet mon livre, La longueur de la chaîne, que les développements des dernières années n’ont fait que confirmer].
Il y a un deuxième point qui ne manquera pas d’intriguer le lecteur. Alors qu’il octroie une place [démesurée] à la religion, Todd ne parle pas du tout de l’islam [le mot est utilisé avec une étonnante parcimonie]. Pourtant, à l’échelle internationale, les nations musulmanes jouent un rôle très important. Ni l’Iran, ni la Turquie, ni l’Arabie Saoudite ne sont des pauvres « colonisés » exploités par le méchant Occident. Ce sont des pays qui ne cessent de monter en puissance, mènent des guerres et défendent leur propre intérêt sans demander la permission. Mais l’islam joue aussi rôle politique très important en Grande-Bretagne, en France et en Allemagne. Todd disserte sur la religion zombie et la religion zéro, mais il ignore cette religion qui impose loi dans certains quartiers anglais et ne cesse d’organiser la séparation de la nation en France, où les musulmans représentent déjà 10 % de la population [selon les estimations les plus modestes]. L’islam est, depuis longtemps, le point aveugle des analyses de Todd. Ce livre confirme qu’il ne veut pas en entendre parler. Pourquoi ? On aurait pourtant aimé être éclairé sur les rapports entre l’islam sunnite et l’argent : Costanzo Preve soutenait que cette religion était en fait très proche du protestantisme…
Pour conclure, La défaite de l’Occident est sans doute un livre à lire, qui apporte de nombreuses informations, mais à condition de le dépouiller du système qui en constitue l’armature. Étrange épreuve de lecture.
Denis Collin, le 4 mars 2024