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Démophobie

Le peuple trahi par la droite et la gauche

vendredi 8 septembre 2023, par Diego FUSARO

Nous publions la préface du dernier livre de Diego Fusaro, Demofobia ("démophobie") paru chez Rizzoli (juin, 2023). Espérons qu’un éditeur français jugera utile de publier une traduction de ce livre.

Préface : La seconde navigation de la philosophie politique

Cet essai propose une « révolution spatiale » dans la philosophie politique. Empruntant une image au Phédon de Platon (99 d — 102 a), la « seconde navigation » (δεύτερος πλοῦς) est celle qui s’impose, en mer, lorsque le calme règne : il faut alors recourir à l’usage des rames pour avancer sur le cap. Dans la chaîne du discours platonicien, quand le sensible ne suffit pas à s’expliquer, il faut, à la force des rames de la métaphysique, passer au plan le plus élevé des paradigmes idéaux éthériques, au royaume des idées qui sont toujours égales à elles-mêmes. Dans le domaine philosophico-politique, la nécessité d’un δεύτερος πλοῦς est déterminée par l’impossibilité pour les catégories anciennes et usées de la politique moderne de s’imposer et de permettre la navigation sur la mer prolifique de la globalisation capitaliste et du nouvel ordo rerum.
En particulier, la spatialité politique inscrite dans la dyade droite-gauche qui, héritée de la Révolution française, permettait de naviguer sur les flots de la modernité et constituait — selon l’expression de Jean Laponce — la topographie des perceptions politiques, apparaît aujourd’hui obsolète, incapable de tracer la route, de rendre visible l’horizon et de faciliter le voyage. Renversant la métaphore de John Huber et Ronald Inglehart, la paire dichotomique est la monnaie périmée de l’échange politique dans les démocraties occidentales : plus elle est utilisée, moins elle permet de comprendre l’horizon du présent et de produire une véritable orientation dans ses espaces instables.
Cela nous permet déjà d’affirmer de manière apodictique que la droite et la gauche ne sont pas des essences métaphysiques idéales et éthérées, mais des systèmes dynamiques de relations variables, qui se composent et se décomposent. Et qui demandent à être analysés dans leur contexte historique concret, en constatant le cas échéant leur épuisement. Aujourd’hui, ce dernier se mesure à plusieurs facteurs : l’émergence de questions et de problèmes qui dépassent la dyade, la coïncidence des points de vue et des solutions de la droite et de la gauche sur les grandes questions, et l’exclusion progressive des classes nationales populaires des processus de participation politique et de prise de décision souveraine.
Continuer à s’orienter avec des cartes obsolètes et des boussoles défectueuses — par inertie ou obstination, par paresse ou par peur du nouveau — dans la mer agitée de la mondialisation libérale et du nouveau scénario qu’elle a conçu à son image et à sa ressemblance équivaut à se condamner au naufrage ou, au mieux, à l’impasse. Pour éviter ce risque, le capitaine avisé est appelé à tracer de nouvelles routes, à se procurer au plus vite de nouvelles cartes et des boussoles en état de marche, à effectuer une « seconde navigation ».
Conformément à la métaphore nautique utilisée jusqu’à présent, le présent texte aspire à se présenter comme une tentative de mettre à jour les cartes et d’équiper le « navire » de la philosophie politique contemporaine de nouvelles boussoles et de nouveaux baromètres, capables de restituer fidèlement notre position et l’état de la mer, la direction à suivre pour atteindre la terre ferme tout en évitant les rochers et en surmontant le risque de naufrage. Si — comme le souligne Giddens — « les termes droite et gauche ont perdu le sens qu’ils avaient autrefois, et chaque perspective politique s’est vidée à sa manière ». il faut avoir le courage de s’aventurer plus loin, à la recherche de nouvelles trajectoires et de nouvelles cartes marines.

L’essai peut idéalement être divisé en trois parties distinctes et, non moins, mutuellement liées. La première a pour objet une analyse de l’essence et de l’histoire de la dyade droite-gauche, dans une tentative de comprendre, en termes généraux, sa genèse et ses aventures dans l’espace orageux de la modernité. Autour du clivage droite-gauche se sont organisées des attentes et des visions du monde qui ont structuré la politique moderne et ses idéologies explosives, ses conflits les plus sanglants et ses bouleversements — fructueux ou désastreux, selon les cas —, dessinant des paysages divers et des ordres de valeurs opposés. En résumé, notre thèse est que la droite a surtout représenté la défense du statu quo, que la gauche, pour sa part, s’est attachée à rectifier. La droite s’est constituée, bien qu’avec des exceptions et des différences, comme le parti des dominants : le parti de ceux qui, d’une manière ou d’une autre, craignaient pour le pouvoir effectivement donné et pour les arrangements existants, célébrant et défendant l’« éternel hier » d’un passé qui était bon et juste par volonté divine ou par disposition naturelle. La gauche, en revanche, s’est affirmée comme le parti des vaincus, des opprimés et du « peuple de l’abîme », pour reprendre le titre du roman de Jack London : donc comme la faction de ceux qui craignaient le pouvoir réellement donné et les structures du monde présent, id est du mode de production capitaliste. L’avenir de l’utopie et la conception d’arrière-pensées ennoblissantes et de désirs de libertés meilleures représentaient son temps historique privilégié.
La conscience du fait que, de manière flagrante après le tournant décisif de 1989, la gauche est devenue, pas moins que la droite, le parti de l’apologie du statu quo et de ce véritable schéma de rapports de force qui exclut le protagonisme des masses nationales populaires en agissant de manière de plus en plus flagrante à l’opposé de leurs intérêts fondamentaux, nous accompagne, dans notre navigation, jusqu’à la deuxième partie de l’essai. Elle montre comment, dans le cadre de la reductio ad unum de la mondialisation néolibérale, la dyade droite-gauche et sa double classification symbolique spécifique sont objectivement « dépassées » au sens hégélien : en effet, les deux camps, autrefois opposés et se battant pour des programmes et des visions du monde, ont été « subsumés » sous le capital, dont ils deviennent des expressions égales. C’est précisément dans la mesure où il est absolu et totalitaire que le nouvel esprit du capitalisme absorbe et neutralise la droite et la gauche : il les réduit à des variables dépendantes du même système de production, à de simples figures — apparemment opposées et en réalité coïncidentes — de la poursuite de l’économie par d’autres moyens.
La droite se dissout entièrement dans le libéralisme, qui détruit les valeurs traditionnelles auxquelles elle continue hypocritement à se dire fidèle. La gauche, quant à elle, ne conteste pas le libéralisme, mais propose de le transposer de l’économie à la sphère des mœurs et des valeurs, de sorte que la dérégulation n’est pas seulement économique mais aussi anthropologique. Le libéralisme économique de la droite et le libéralisme culturel de la gauche se confondent : dans une parfaite division du travail, ils marchent l’un contre l’autre et frappent ensemble tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, peut encore offrir une résistance à la marchandisation intégrale du réel et du symbolique. Ainsi comprises, la néo-droite et la néo-gauche font apparaître le profil de la mondialisation néo-libérale comme un aigle à double envergure, parce qu’il est marqué par une aile droite de l’argent et une aile gauche de la coutume. La gauche et la droite dans la politique mondiale — pour reprendre le titre d’une importante étude thématique — deviennent ainsi, dans une coïncidentia oppositorum indéniable, les deux parties organiques d’un même système : qui se reproduit économiquement à droite, politiquement au centre et culturellement à gauche. De plus, il utilise le désormais illusoire « schéma axial droite -gauche » comme outil pour rendre impossible la navigation et la compréhension de la voie à suivre dans l’ordre modifié des choses.
L’adhésion à la pensée unique mondialiste et à la politique unique libérale s’accompagne d’une métamorphose chromatique. Dans le passage à l’extrême centre néolibéral, la droite traditionaliste, de noire, devient bluette ; de même que, dans ce même passage, la gauche socialiste et communiste, de rouge, devient fuchsia. La pensée unique, en plus d’être politiquement correcte (et économiquement rentable), s’avère chromatiquement correcte. Par la grâce de cette subsomption sous le capital, qui s’exprime aussi dans leur mutation chromatique, la droite bluette et la gauche fuchsia en viennent à coïncider dans le parti unique articulé du capital contre le travail, des dominants contre les dominés ou, si l’on préfère, des hauts contre les bas. Et restent non représentés, même politiquement, les perdants de la mondialisation, à savoir le « peuple de l’abîme » composé des classes moyennes et populaires, les nouveaux misérables de l’ordre mondial post-1989.La « démophobie », c’est-à-dire l’idiosyncrasie réelle et symbolique à l’égard du δῆμος, du « peuple » entendu comme l’union des classes populaires encore enracinées dans une culture historique, est probablement le trait le plus singulier de la politique à l’heure du globalcapitalisme et de l’alternance sans alternative de la droite bluette et de la gauche fuchsia comme « majordomes » qui, avec une livrée de couleur différente, servent pareillement le bloc oligarchique ploutocratique néolibéral. La politique à l’époque du néolibéralisme se réduit donc à une continuation de l’économie par d’autres moyens, à un « grand théâtre » sur la scène duquel se joue l’autogouvernement antidémocratique des classes possédantes, déguisé par des procédures électorales qui font coexister l’apparente décision populaire souveraine avec sa neutralisation réelle.
Enfin, la troisième partie de l’essai tente de proposer la nécessaire « révolution spatiale » de la philosophie politique, à savoir le dépassement de la dyade droite-gauche et la théorisation d’une nouvelle géographie du politique. Cela rendra possible — avec une nouvelle « seconde navigation » — le passage de la « phase ptolémaïque » à la « phase copernicienne » de la philosophie politique : ou, pour utiliser à nouveau un langage cher à Kant, un réveil du « sommeil dogmatique » (dogmatischer Schlummer) et l’atterrissage à une perspective critique, enfin capable de s’orienter dans la mer prolifique de la globalisation néolibérale.
L’horizontalité topographique de la droite et de la gauche sera remplacée par la verticalité oppositionnelle du haut et du bas, ou plus précisément par le conflit entre l’oligarchisme libéral du haut et le populisme socialiste du bas. En ce qui concerne cette nouvelle géographie de la politique, la gauche et la droite survivent en tant que parties a) de la représentation du haut contre le bas, b) de la distraction et de la division horizontale dans le bas, c) de l’obstruction programmatique d’une « révolution spatiale » de la politique, qui, en montrant la nouvelle géographie, rendrait possible la reprise du cours vers la terre ferme de l’émancipation universelle et le dépassement de l’apartheid mondial de l’asymétrie capitaliste. L’aigle néolibéral, avec le grand récit électoral de l’alternance sans alternative de ses deux ailes bleue droite et fuchsia gauche — qui, ensemble, forment le faux pluralisme du parti unique du capital et son homogénéité bipolaire —, hégémonise l’espace politique : et, d’en haut, il vole rapacement vers le bas, s’attaquant aux classes moyennes et aux classes ouvrières, aux peuples et aux nations. Ennemie de la véritable alternative, l’alternance unique entre la gauche fuchsia et la droite bleue se confirme comme le fondement de toutes les avancées de la domination néolibérale. Et ce que l’on salue comme le « pluralisme » n’est rien d’autre que la concurrence totalement administrée par la coercition marchande.
La nécessité de recartographier le terrain accidenté de la politique contemporaine et de fournir de nouvelles cartes et de nouveaux instruments nautiques pour y naviguer sera déterminée, par conséquent, dans la tentative de délimiter les caractéristiques essentielles d’une nouvelle politique du bas contre le haut ou, de manière hégélienne, du Serviteur contre le Seigneur, du peuple contre la ploutocratie, de la taupe creusant pour sa propre libération contre l’aigle planant avec rapacité sur ceux du bas qui subissent ses agressions de manière aphasique. En s’aventurant au-delà de la droite et de la gauche, le « prince moderne », à la Gramscienne, ou — si l’on préfère — le nouveau parti du bas contre le haut, devra s’organiser en tant que subjectivité révolutionnaire « en soi » autour de la perspective fondamentale de la « souveraineté populaire » (qui est donc synonyme de démocratie accomplie) ou, si l’on préfère, du peuple souverain dans l’espace de l’État souverain, qui est à son tour relié internationalement aux autres États souverains dans lesquels le peuple est devenu souverain. C’est la seule possibilité pour « l’avenir de la démocratie ». et c’est ce que nous proposerons de qualifier de populisme intégral socialiste et démocratique, articulé autour de l’idée du peuple souverain dans l’État souverain, à son tour connecté internationalement avec les autres États souverains qui sont parvenus à une organisation similaire ou qui y travaillent.
Laclau, dans la Raison populiste a raison d’expliquer que, loin d’être données a priori, les identités politiques se construisent à travers des pratiques discursives qui rendent possible la constitution d’une « volonté collective ». Dans ce cas, il faut s’efforcer de construire une identité politique par le bas et un programme démocratique radical contre l’élite dirigeante par le haut et contre son tableau de bord démophobe, en revitalisant les diverses demandes sociales exprimées par le peuple lui-même transformé en subjectivité politique. Le politique devient ainsi synonyme de populisme, de construction du peuple comme subjectivité politique, comme classe unitaire qui — même dans son articulation interne — aspire à un programme de démocratie radicale ; de même que l’aversion que les groupes dominants manifestent à l’égard du populisme exprime leur hostilité à l’égard du peuple, à l’égard de son opposition éventuelle au programme de mondialisation néolibérale et, en général, à l’égard de l’idée même de la politique (gouvernement) soustraite à la technologie (gouvernance). Le peuple doit donc être conçu dans le sens gramscien du « bloc » hégémonique et du « bloc historique » de forces hétérogènes qui prennent conscience de leur propre force.
« Démophobie » est, littéralement, la « peur » (φόβος) du « peuple » (δῆμος) — et, donc, l’aversion manifeste pour le peuple et ses revendications — qui caractérise les groupes dominants et, en même temps, les deux ailes de la droite et de la gauche qui les représentent à travers leur homogénéité bipolaire : « souveraineté » et « populisme » sont les deux catégories avec lesquelles le discours dominant, sur lequel se fonde idéologiquement le pouvoir dominant, diabolise, exorcise et scotomise la catégorie de la « souveraineté populaire », c’est-à-dire de la possibilité que ce soit le peuple et non les marchés et le « club des riches » qui soit souverain. selon la formule de Chomsky. Si le parti d’en haut est démophobe, le parti d’en bas devra nécessairement poursuivre la récupération intégrale de la souveraineté populaire et, par conséquent, de la souveraineté de l’État-nation en tant qu’espace de son exercice concret : le populisme intégral sera alors synonyme de redémocratisation de l’espace public, de récupération de la pleine souveraineté du δῆμος en tant que sujet auteur de ses propres vicissitudes historiques, de sa propre existence et des décisions fondamentales qui l’affectent.
Les idées politiques et économiques révolutionnaires (dans un sens anticapitaliste, démocratique et socialiste) et les valeurs conservatrices (défense des liens et des identités que le capital aspire à dissoudre) devront s’entrelacer en opposition au pouvoir libéral-capitaliste : qui, à l’inverse, est conservateur dans l’économie (défendant en tout point le statu quo de la cage d’acier du marché mondial) et révolutionnaire dans les valeurs (déconstruisant tout lien culturel, identitaire et traditionnel qui résiste à la marche réifiante du progrès techno-capitaliste).

La réorganisation démocratique de l’économie et de l’espace politique, la réverticalisation du conflit et la repolitisation du regard, mais aussi la valorisation des éléments concrètement capables de freiner cette « fuite en avant » de la mondialisation néolibérale qui se célèbre comme un progrès, sont des éléments indispensables pour une réorganisation théorico-pratique de l’espace politique qui conduise enfin le regard des vaincus à ne pas coïncider avec le regard démophobe de ceux qui les dominent et les haïssent. Dans cette clé herméneutique, la dichotomie entre la terre de l’enracinement national-populaire et la mer de la globalisation financière-liquide pourrait elle-même bénéficier d’une refonte de l’espace politique sur des bases imaginatives différentes.
Que cette proposition de réorganisation du conflit et de la carte politique elle-même sur de nouvelles bases puisse être acceptée et devenir une vision du bas et pour le bas, en vue de son émancipation, fait partie intégrante de notre optimisme de la volonté, qui ne peut pas non plus faire taire entièrement le pessimisme de la raison : ce « pessimisme de la raison » que, par ailleurs, outre Gramsci, nous partageons avec Platon lorsque, dans le livre six de la République (488a - 489 d), il imagine que le navire de la politique est dirigé, certes avec de mauvais résultats, par des marins dépourvus de la vision nécessaire, qui, par intérêt et par ignorance, ne permettent pas à ceux qui pourraient le faire d’indiquer le cap et les cartes. C’est — explique Platon — « la disposition des villes à l’égard des philosophes ». Les philosophes se tiennent à bonne distance de la barre du navire, quand ils ne subissent pas directement le sort funeste de Socrate et de l’homme des cavernes descendu par malchance dans la caverne avec les meilleures intentions de se libérer.

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