Au lendemain du second tour des élections législatives et du concert d’autosatisfaction et d’imprécations proférées contre le camp adverse que la victoire de la gauche n’a pas manqué de susciter, quelles leçons pouvons-nous tirer de cette séquence électorale ? Ces élections sont-elles, comme on le martèle à longueur de journée, une victoire de la tempérance démocratique, de la République, de la Raison, du Bien, contre la bête immonde ?
Sans être devin, il est fort à parier que les électeurs qui ont voté pour le Nouveau Front Populaire, le 7 juillet dernier, afin de « faire barrage », selon l’expression consacrée, au Grand Méchant Loup fasciste, risquent de très vite déchanter. Les lendemains qui déchantent sont souvent migraineux comme les lendemains de cuite, et la migraine peut vite devenir éruptive, convulsive. Le Nouveau Front Populaire, qui s’est constitué en singeant celui de 1936, n’a pas la majorité pour faire passer ses mesures phares, même en légiférant par décret ou en ayant recours au célèbre 49-3, honni hier mais qui sera paré demain de toutes les vertus républicaines lorsqu’on en aura besoin. On voit mal Macron, la droite et même le Rassemblement National voter pour l’abrogation de la réforme des retraites, l’ISF, la taxation des superprofits, etc. L’alliance de la gauche avec Macron apparaîtra rapidement pour ce qu’elle est : un marché de dupes qui n’effacera pas d’un coup de baguette magique les raisons pour lesquelles plus de dix millions de Français ont donné leur suffrage au Rassemblement National.
La plupart des commentateurs font mine de s’étonner du revirement de situation au second tour. La victoire du Rassemblement National semblait être acquise au vu du raz-de-marée du premier tour, la grande question étant de savoir s’il obtiendrait une majorité absolue ou relative. Cet étonnement, dont on peut se demander s’il est feint ou s’il relève d’une forme de naïveté, d’aveuglement, voire de déni, a de quoi surprendre de la part d’observateurs avisés tant le matraquage médiatique autour du péril fasciste, à grand renfort d’images d’épouvante tout droit sorties des heures les plus sombres de l’histoire contemporaine, laissait augurer, par le jeu des désistements et du tripatouillage électoral, une victoire du camp du Bien.
Le spectacle pour le moins désopilant auquel nous avons assisté ces derniers jours soulève d’emblée la question de savoir dans quelle démocratie nous vivons. Comme le montre Florent Bussy dans un ouvrage paru en 2019, Les élections contre la démocratie (Editions Libre & Solidaire), nous vivons, depuis le début des années 2000, sous le règne de ce qu’il est convenu d’appeler levote utile. En 2002, on nous a dit de voter pour Jacques Chirac contre Jean-Marie Le Pen ; en 2007, c’était pour Ségolène Royal contre Nicolas Sarkozy ; rebelote en 2012, avec François Hollande contre Nicolas Sarkozy, en 2017 et en 2022 avec Emmanuel Macron contre Marine Le Pen, et, last but not least, en 2024 contre Jordan Bardella. Gageons qu’on nous refera le même coup du vote utile lors des prochaines élections présidentielles en 2027. Le célèbre « Contre, tout contre » de Sacha Guitry est devenu le mot d’ordre obligé de tout républicain qui se respecte, fût-ce en le ressassant ad nauseam pour se convaincre de ses vertus performatrices et quasi propitiatoires. On ne vote plus désormais, et depuis longtemps déjà, par conviction mais contre quelqu’un ou quelque chose - l’extrême droite, le fascisme, les extrêmes en l’occurrence, en se livrant à de savants calculs d’apothicaire que ne manquerait pas de railler Molière s’il vivait à notre époque. On ne vote plus pour le candidat donton se sent le plus proche mais pour éviter le pire, et ce en choisissant le moins pire. Le bien, c’est le moindre mal ! Cette éthique minimaliste revient à faire de la politique un jeu de dupes où l’objectif n’est pas tant de défendre un programme et des idées que d’éliminer un candidat.
Ce matraquage et formatage idéologiques sont l’œuvre notamment des sondages dont la multiplication à l’approche des élections a des effets sur le vote lui-même, puisqu’il le polarise. Florent Bussy fait remarquer que « A la manière des cotes d’un cheval dans une course hippique, qui indique combien de gens estiment qu’il peut gagner et parient donc sur sa victoire, les sondages influencent les votes. Comme les électeurs veulent majoritairement qu’un candidat qui leur convient soit élu ou qu’un autre ne le soit pas, ils font des calculs qui les mènent souvent à renoncer à leur préférence, au profit d’un candidat mieux placé, quoique moins satisfaisant, ou d’un candidat plus capable de battre celui qu’il rejette complètement.Le vote utile est donc favorisé par les sondages, qui font planer sur l’élection le risque d’un candidat qu’on refuse de voir élire […]. Les sondages constituent donc des « injonctions à voter », qui ne sont pas toujours orientées vers un seul candidat mais qui polarisent le vote entre un, deux et éventuellement trois candidats. » (op.cit., pp.73-74) Florent Bussy ajoute qu’au-delà des sondages, les médias jouent le rôle de « chiens de garde du capitalisme », expression qu’il doit à Serge Halimi dans son livre Les Nouveaux Chiens de garde (Liber-Raisons d’agir, 1997).
Dans ces conditions, il est difficile d’affirmer que le vote utile est le parangon de la démocratie. En effet, le vote utile est à la démocratie ce que le ’Canada dry’ est à l’alcool - une démocratie apparente, une apparence de démocratie, une démocratie frelatée, une démocratie de peigne-culs et de peine-à-jouir. Voter pour le moindre mal, à contrecœur, sans conviction, pour faire barrage à, c’est faire semblant de voter, c’est ne pas voter du tout. S’il n’y avait pas l’épouvantail de la bête immonde, de la peste brune, qu’on agite pour effrayer le bourgeois et le ramener au bercail électoral, on se demande bien ce que nos politiciens en mal d’inspiration iraient trouver pour se donner bonne conscience. Notre démocratie affadie, à bout de souffle, n’a-t-elle rien d’autre à se mettre sous la dent qu’un ennemi imaginaire ?
La peur devient de plus en plus l’auxiliaire, l’aiguillon du pouvoir, une manière bien plus efficace de gouverner que le recours à la force brute, même si l’une n’empêche pas l’autre, comme on l’a vu avec les Gilets jaunes. Hier, on a confiné tout un pays, imposé un couvre-feu, restreint toutes sortes de libertés, et ces atteintes aux droits fondamentaux n’ont pu être acceptées que parce que nous vivions dans un état de peur sciemment entretenu. Aujourd’hui, le virus a pris la forme du fascisme, ce mot dont on se gargarise à longueur de journée, qui tourne en boucle comme un mantra dans nos cervelles apeurées, sans trop savoir ce qu’il recouvre ni à quelle réalité historique il correspond. - Chéri, fais-moi peur ! La politique est devenue un vrai thriller, un cinéma d’épouvante en plein air, avec ses gentils et ses méchants, ses cowboys et ses indiens, ses losers et ses héros, l’important étant qu’à la fin, ce soit le bien qui triomphe à défaut du vrai. La peur entretient la libido dominandi. Rien de tel qu’un ennemi commun pour souder momentanément un pays.
Pour pasticher Montaigne, ce dont nous devrions avoir peur comme de la peste, c’est de la peur elle-même et de son instrumentalisation comme mode de gouvernement. La peur est l’un des ressorts principaux de la servitude volontaire. Ce qui était vrai à l’époque de La Boétie l’est encore plus aujourd’hui. L’histoire n’est pas le progrès de la raison, mais, le plus souvent, de la déraison comme le montre Adorno, avec, de temps en temps, au bout de la nuit, des points de lumière.