Accueil > Bibliothèque > L’églantine et le muguet

L’églantine et le muguet

mercredi 16 mai 2018, par Alain CHICOUARD

Le dernier essai de Danièle Sallenave est le récit d’un voyage effectué en janvier 2017 dans son Anjou natal, où sont enracinées de puissantes forces conservatrices et cléricales (surtout à l’ouest, « pays du granit produisant du curé », mais où se sont aussi affirmés de forts courants républicains (surtout à l’est, « pays calcaire produisant de l’instituteur » – selon les formules d’A. Siegfried). De lecture aisée, cet essai est de facture originale, mêlant souvenirs et traces d’ordre familial et personnel, description et analyse de lieux et de paysages, rappels et commentaires historiques, engagements sur des enjeux contemporains, le tout constamment lié à des interrogations essentielles sur la nature et le contenu de l’héritage républicain, et sur son avenir.

La recherche et la dimension autobiographiques sous-tendent continûment une démarche fondée sur l’interrogation des valeurs républicaines transmises par des parents instituteurs publics : de quoi cet héritage républicain était-il fait ? Mais ce questionnement à la fois personnel et familial amène en fin de compte à scruter tous les conflits et toutes les questions qui, depuis l’Ancien Régime et la Révolution, ont marqué et structuré cet espace régional, et, au-delà, la république toute entière.

Ce récit, malgré ses digressions et ses répétitions, est constamment passionnant, car, c’est, en quelque sorte, un écrit de guerre, plus précisément d’une guerre au long cours, entre l’églantine et le muguet, une « guerre qui n’est pas éteinte ».

L’églantine rouge, c’est la fleur des militants du mouvement ouvrier, syndicalistes, anarchistes, socialistes, ceux que Barrès appelait dédaigneusement les ’’églantinards’’. Sous le régime de Pétain, l’églantine est remplacée, notamment lors du 1er mai, par le muguet, fleur de la Vierge Marie. « La rivalité de l’églantine et du muguet est comme le symbole et le résumé des grands affrontements de notre histoire nationale ».

Dans ces ’’grands affrontements’’, un enjeu politique majeur : la république, rien de moins. Mais quelle république ? D’abord la république démocratique et laïque combattant le cléricalisme et l’obscurantisme, mais aussi une république avec « ses ambiguïtés, ses contradictions, ses aveuglements », une république confrontée aux questions sociale, coloniale, religieuse...

Combats d’hier, certes, mais nullement dépassés ou juste bons à d’éventuelles remémorations. Combats toujours relancés, toujours présents, bien sûr avec de nouvelles spécificités propres à l’époque actuelle. Ainsi, d’entrée, l’auteur aborde l’une des questions contemporaines auquel la république est confrontée, la « question musulmane », qui « nourrit nos peurs, pervertit le dialogue social, empoisonne le débat politique ». Elle précisera que maintenant, elle voit cette question « d’abord, et avant tout, [comme] une question sociale, une question de classe ». En mettant l’accent sur la dimension confessionnelle, on masque les difficultés économiques et sociales, on affirme que l’islam fait peser une menace sur l’« identité française » et on aboutit à approuver ou à cautionner la thèse du choc des civilisations.

Danièle Sallenave précise qu’elle ne prétend pas faire un « travail d’historien ». Ce qu’ elle voudrait, c’est « éclairer nos contradictions d’aujourd’hui en réveillant des contradictions d’hier ». Telle est la force de l’ouvrage, et aussi ses limites, même si le recours et les références à une solide documentation sont constants.

Au cœur du livre, aussi bien dans sa dimension autobiographique que dans ses perspectives historiques, figure la question de l’école, le combat pour l’école publique laïque promouvant une instruction fondée sur la raison et l’émancipation face à l’école privée catholique, dite ’’libre’’...

J’ai compris cela, dans mon enfance : la puissance d’une Église adossée aux privilèges de classe, à la possession de la terre, à la rente, aux ’’châteaux’’. En face, l’école publique du village, violemment rejetée. Une guerre, c’était une guerre, oui. On me dit : tout cela est oublié. Je n’en suis pas si sûre [p.23].

Un chapitre est consacré à la guerre de Vendée, et, lors des diverses pérégrinations, l’ombre de cette guerre resurgira. C’est « l’une des obsessions de ce livre », car Danièle Sallenave y voit « la pierre d’achoppement sur quoi butent nos idéaux de justice et de fraternité », en raison des massacres perpétrés par les ’’colonnes infernales’’ des armées républicaines. Est-ce « crime inexpiable ou transition impitoyable vers un monde nouveau ? » [p.39]. Elle précise qu’il lui a fallu « à la fois accepter que cette guerre atroce avait eu lieu, les horreurs qu’elle avait causées et ne pas céder à la tentation inverse d’en faire un génocide et une condamnation des Lumières. Résolution parfois difficile à tenir » [p.43].

Il existe d’autres impensés de la république : la conquête coloniale et la question sociale. Pour assurer la domination coloniale et l’ordre social, le pouvoir républicain a maintes fois réprimé avec la plus extrême violence aussi bien les peuples colonisés que les ouvriers et les classes populaires de la métropole. Il existe une parfaite continuité entre les officiers de la noblesse chouanne conquérant l’Algérie et les officiers républicains, tel Cavaignac, enfumant comme des renards les paysans arabes réfugiés dans leurs cavernes, et massacrant en juin 1848 par milliers les ouvriers parisiens insurgés, ces « Bédouins des bords de Seine » selon l’officier royaliste et chroniqueur d’Ault-Dumesnil.

Ce dernier écrit :

La mémorable expédition que couronna la prise d’Alger a eu pour la France un prompt résultat de la plus haute importance politique : elle a été la rude et grande école militaire pratique, d’où est sortie cette incomparable armée, qui [sauva] le pays des ennemis du dedans en 1848.

Souvent occultée, cette alliance des officiers royalistes de l’ancienne aristocratie et des officiers républicains en terre algérienne se manifeste en France dans la répression des mouvements sociaux ; « les uns et les autres ont appris dans la ’’guerre d’Afrique’’ des méthodes dont ils feront usage pour réprimer les révoltes des ouvriers parisiens », notamment en juin 1848 et en mai 1871. [p.187]

L’un des objectifs du livre est d’établir « les liens qui se tissent étroitement entre les grandes affaires du XIXe siècle. : le pouvoir de la grande propriété, la contre-offensive du catholicisme postrévolutionnaire, l’occupation de l’Algérie. »

En parcourant les lieux où étaient établis, par exemple, le comte de Falloux, promoteur de la loi de 1850 livrant tout l’enseignement à l’Eglise catholique, le maréchal de Bourmont, qui prit Alger en 1830 ou encore l’évêque Freppel, antirépublicain virulent, on retrouve dans le paysage les manifestations de la contre-offensive catholique au XIXe siècle pour en finir avec la Révolution.

D. Sallenave écrit :

Ce ne sont pas les ’’racines chrétiennes’’ de la France qui sont partout ici outrageusement exposées : ce sont des implantations récentes, qui ont à peine plus de cent cinquante ans. (…) La campagne est ponctuée de croix, grottes, sanctuaires, chaque village est écrasé sous la masse d’immenses églises sans style et sans goût, (…) toutes construites par l’évêque d’Angers, Mgr Angebault. Partisan de la loi Falloux, il se défie profondément de l’enseignement primaire, et déplore la disparition « de l’heureuse ignorance qui préservait nos campagnes et leur conservait la paix des esprits avec le calme des cœurs ». (...) Signe d’une violente reconquête, ces croix enfoncées dans le sol comme des épées. Une guerre a bien eu lieu, entre 1815 et 1880. Ici, c’est un champ de bataille. (...) Entre 1815 et 1880 ? Voire. Cela n’a pas cessé. [p.165/166]

Concernant l’anticléricalisme, Danièle Sallenave tient des propos méritant large citation et débat :

L’anticléricalisme, comme volonté de soustraire la société et son organisation politique à l’emprise des religions, est tout à la fois légitime et nécessaire, quand il s’agit de défendre la république – contre toutes les tentatives d’emprise religieuse sur la vie publique. C’est même un devoir chaque fois que se pose la question des fondements et de la légitimité du pouvoir politique. Chaque fois que se produisent une ingérence de la société ecclésiale dans la société séculière et une dépendance du politique à l’égard du religieux. Il a donc aujourd’hui tout à fait sa place, et son rôle à jouer, face à un certain catholicisme qui a de nouveau le vent en poupe, et qui tente de restaurer un temps dont il a la nostalgie : celle d’une époque où il était, en France, une puissance incontestée. Mais il est tout à fait inapproprié de souhaiter étendre à l’islam la réponse « anticléricale » qu’appelle à juste titre l’emprise d’une religion dominante. C’est une dérive dangereuse et choquante. Un exemple : les apéritifs saucisson-pinard du Bloc identitaire et de Résistance républicaine qui se veulent la réédition du fameux dîner « gras » offert par Sainte-Beuve le vendredi 10 avril 1868 à ses amis Renan, Flaubert, Taine et Edmond About. Quoi qu’on pense de cette manifestation, elle voulait à l’époque protester contre le pouvoir abusif d’une religion alors majoritaire. Ce n’est pas le cas de l’islam, l’islam est en France une religion minoritaire, hors d’état d’imposer sa loi à la France comme le fit le catholicisme depuis la révocation de l’édit de Nantes (1685) jusqu’aux lois de 1905. [p.410]

En conclusion, sont abordés les dangers et la nocivité d’une idéologie républicaine néo-conservatrice, s’auto-proclamant ’’intransigeante’’, soi-disant pour la défense des valeurs républicaines et de la laïcité. « Ces ’’fondamentalistes républicains’’ ne parlent pas en fait de laïcité, mais de leur rapport à l’islam. »

Danièle Sallenave écrit :

Il ne s’agit plus en effet, comme en 1880, de dresser face au pouvoir spirituel et temporel d’une Église, encore sous régime concordataire, le principe de la souveraineté du peuple, fondement de la légitimité politique. Il s’agit de dessiner le cadre national comme un rempart, une forteresse identitaire, contre des intrus réputés par nature inassimilables, et réfractaires aux valeurs et aux beautés de ’’notre civilisation’’. Des intrus venus du tiers-monde. Et singulièrement du monde arabo-musulman.

Elle poursuit en ces termes :

La république est inachevée, disait Jaurès, tant qu’à l’émancipation politique ne s’ajoute pas l’émancipation sociale. (…) Le républicanisme identitaire a choisi sa version de la république : ce ne sera pas « la sociale ». Il l’a choisie parce qu’elle lui convient dans sa croisade contre l’islam de France (confondu habilement avec la djihadisme mondial). Les habitants des quartiers ont retrouvé le rôle qu’on assignait au XIXe siècle aux ’’classes dangereuses’’. (…) Pour expliquer leurs difficultés, la question sociale s’efface devant la question religieuse, l’islam étant réputé ’’ insoluble dans la république ’’.

Face aux défis d’aujourd’hui, il nous faut inventer une république juste, sociale, postcoloniale. Qui ne soit pas mise au service d’une version française du ’’choc des civilisations ’’. Et qui retrouve ce qui animait l’idée républicaine dans ses origines, avant même qu’elle s’établisse durablement : le désir, l’espoir, la volonté de faire advenir un monde où chacun pourrait s’arracher à la dépendance, politique, économique, sociale (…). [p.486/487]

Dans cet essai, Danièle Sallenave aborde, en suivant le fil de son retour en son pays d’enfance, de très nombreux sujets d’ordre historique et politique, avec pour point commun d’amener à réfléchir et à débattre de l’héritage républicain et de l’avenir des idéaux républicains. Point n’est besoin de toujours partager tout ou partie des propos de l’auteur pour faire son miel de ce livre dont la lecture est pleinement roborative.