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Notes sur la « critique de la valeur »

À propos de Marx par-delà le marxisme, de Moishe Postone

mercredi 15 mars 2023, par Michel PAROLINI

Les éditions Crise & critique viennent de publier un recueil d’articles et de textes de Moishe Postone (1942-2018), l’un des principaux représentants de « la nouvelle critique de la valeur », connu principalement pour son maître ouvrage Temps, travail et domination sociale mais aussi pour son analyse originale des origines et du sens de l’antisémitisme.
La critique de la valeur propose une lecture nouvelle de Marx, en rupture avec le marxisme traditionnel, qui permet d’éclairer les problèmes du temps présent. Il ne s’agit pas uniquement d’histoire ou de philologie, mais bien d’un effort théorique pour penser le capitalisme à nouveaux frais, et proposer des pistes neuves au vieux projet d’émancipation porté par le mouvement ouvrier. Il y a urgence, dans un monde où le capitalisme semble avoir triomphé partout, mais où ce triomphe signifie d’abord le déchaînement de crises multiples - économiques, écologiques, civilisationnelles - de régressions effarantes, de trafics innommables, de catastrophes annoncées.

Un problème de commencement

Une voie possible pour aborder la critique de la valeur consiste à la confronter aux thèses du marxisme traditionnel, celui que tout le monde connaît ou croit connaître. Le capitalisme naît quand l’argent, de simple moyen technique qui permet la circulation des marchandises, devient « l’argent en tant qu’argent », moyen de thésaurisation. Marx avait été frappé par un passage de la Politique d’Aristote, dans lequel le stagirite critique la chrématistique, cette activité qui consiste à s’enrichir par le trafic de l’argent. Il y avait là, pour le philosophe grec, une inversion des fins et des moyens, inquiétante et condamnable parce que « contre nature ». Marx, dans le Capital, représente les choses ainsi : premier cas – l’échange économique simple –, que nous pouvons représenter par le schéma M A M, où l’argent n’a servi que d’outil dans l’échange des marchandises ; second cas, où le schéma devient A M A. Or si cela a du sens d’échanger une marchandise contre une autre marchandise (le boulanger vend son pain au tailleur qui lui vend son habit : l’un est habillé, et l’autre ne meurt pas de faim), quel sens peut bien avoir le schéma A M A, si A=A en fin de processus ? A M A n’a de sens que si la somme d’argent investie se trouve augmentée d’une plus-value. Le schéma se transforme alors en A M A’ ou A’ est supérieur à A.

La plus-value peut être réalisée de diverses façons, par exemple dans le commerce, ou par l’usure. Et en effet, historiquement, le capitalisme naît comme capital commercial dans les voyages maritimes au long cours. Mais il s’agit dans les deux cas d’une forme de filouterie, sans création de valeur à proprement parler. Les choses changent fondamentalement lorsque la marchandise achetée est celle qui crée elle-même de la valeur : le travail. Dans le capital industriel, le capitaliste achète une marchandise particulière : la force de travail de ses salariés. Cette force de travail coûte moins chère qu’elle ne rapporte. Une plus-value invisible est extorquée.

Le marxisme traditionnel commence avec la critique de la plus-value, ou de la survaleur

Le marxisme traditionnel commence avec la critique de la plus-value, ou de la survaleur. La valeur comme telle n’est pas mise en question, ni dans son origine, ni dans sa production. La discussion n’est engagée que sur la distribution entre les deux classes sociales antagonistes, le prolétariat et la bourgeoisie.

« J’appelle marxisme traditionnel, écrit Postone, toutes les analyses qui comprennent le capitalisme - ses rapports sociaux fondamentaux - essentiellement en terme de rapports de classes structurés par une économie de marché, la propriété et le contrôle privé des moyens de production, et qui saisissent ses rapports de domination principalement en termes de domination et d’exploitation de classes. » (p. 69)

Dans une telle configuration, des catégories comme la valeur, le travail, sont supposées éternelles, transhistoriques, voire « naturelles ». On peut dire également que le marxisme traditionnel se limite à une critique sociologique du partage des richesses, quand la critique de la valeur produit une critique catégorielle du capitalisme comme mode de production historique. Dans les Grundrisse, Marx cite Mill pour le critiquer :

« Les lois et conditions de la production de la richesse participent du caractère des vérités physiques […] Il n’en est pas de même de la distribution de la richesse. C’est l’affaire uniquement des institutions humaines. (p. 157) »

Précisément pas, rétorque Marx, et toute la critique de la valeur avec lui. La production de richesse, ou plus exactement de valeur (les deux concepts ne sont pas équivalents) est « affaire d’institutions humaines ». Elle a une histoire et une géographie. Elle n’a pas toujours existé, et rien ne dit qu’elle est éternelle. Il faut s’interroger sur les mécanismes sociaux de sa production, et sur les effets délétères qu’elle produit quand elle irradie la totalité du corps social.

Les précurseurs

Moishe Postone, dans quelques interviews rassemblés à la fin de l’ouvrage, indique les circonstances de son intérêt pour ces questions. Comme beaucoup de philosophes, le Marx qui a d’abord retenu son attention est le jeune Marx, l’auteur des Manuscrits de 1844. Dans les années 50-60, on discutait beaucoup du problème de « l’aliénation ». Par ailleurs des auteurs comme G. Lukács ou les penseurs de l’école de Francfort (Horkheimer, Adorno ...) ont commencé à s’intéresser aux problèmes culturels posés par le capitalisme comme fait social total, au-delà des injustices palpables dans la distribution très inégale des richesses produites.
Dans de nombreuses pages, Postone essaie de se situer par rapport à ces précurseurs, en particulier Lukács. Sur la base d’intuitions justes et d’analyses brillantes, ces auteurs manquent cependant le cœur du problème selon Postone, encombrés qu’ils sont du corpus idéologique du marxisme traditionnel. Ainsi

« Lukács a sapé sa propre perception historique en continuant à considérer le point de vue de la critique précisément dans ces cadres traditionnels, c’est à dire en terme de prolétariat et, par conséquent, d’une totalité sociale constituée par le travail » (p. 77)

Découverte des Grundrisse

Sa lecture décisive est cependant celle de Marx lui-même, en particulier des Grundrisse [1] . En découvrant ce texte, Postone se débarrasse d’une vision tronquée d’un Marx de la maturité (l’auteur du Capital) « produit du positivisme de l’ère victorienne » mais surtout découvre une clé de lecture pour comprendre le Capital.

« Dans ce manuscrit, écrit Postone, Marx étale son jeu. Au cours de l’écriture des Grundrisse, il parvient à la conclusion que, pour être adéquate à son objet, une théorie critique doit lui être totalement immanente [...] Le Capital est donc structuré de cette manière immanente. Le problème c’est que, précisément en raison du caractère immanent et rigoureusement structuré du mode d’exposition choisit par Marx, l’objet de la critique marxienne (disons la valeur, mais aussi le travail qui la constitue analysés en tant que formes historiquement spécifiques) est souvent confondue avec le point de vue à partir duquel est formulée cette critique. » (p.402)

Ce thème de la méthode et du mode d’exposition de la théorie critique renvoie explicitement aux sources hégéliennes de la pensée de Marx. Mais Postone fait une autre découverte : les Grundrisse énoncent clairement

« que les catégories telles que la valeur dans le Capital sont historiquement spécifiques et que ce qu’on nomme théorie de la valeur-travail ne prétend pas faire du travail la source (transhistorique) de la richesse. »

Il ne faut pas confondre valeur et richesse. Marx l’expose on ne peut plus clairement :

« Si par suite de quelque circonstance, la force productive de tous les travaux diminuait dans la même mesure, de telle sorte que toutes les marchandises exigent plus de temps de travail pour leur production, et que cette augmentation s’effectue dans la même proportion, la valeur de toutes les marchandises auraient augmenté, l’expression concrète de leur valeur d’échange serait restée la même , et la richesse réelle de la société aurait diminué, puisqu’il lui aurait fallu plus de temps ou de travail pour créer la même masse de valeurs d’usage [2]. »

On ne va pas entrer dans les détails de l’analyse, d’autant qu’il s’agit de textes relativement courts, qui se répètent souvent, et que Postone renvoie fréquemment, pour le développement des concepts qu’il aborde à son gros livre Temps, travail, et domination sociale. Allons tout de suite aux conséquences et à ce qui est en jeu dans cette lecture de Marx.

Ce qui est en jeu

« J’ai soutenu, écrit Postone, qu’en analysant le travail dans le capitalisme comme historiquement spécifique, Marx cherche à étudier une forme de médiation et de richesse sociale inédite, constitutive d’une forme de domination. Celle-ci structure le procès de production capitaliste et génère une dynamique unique dans l’histoire. » (p. 207)

Dans une telle approche, la domination est moins celle d’une classe sur une autre, que celle de la valeur « sujet automate » qui impose son dynamisme et les lois de son expansion à l’ensemble du corps social.

Il n’y a pas à se réjouir de ce dynamisme - même si le développement du capitalisme a produit, à l’époque des « trente glorieuses », une progression considérable du niveau de vie et du confort matériel, en Occident tout du moins, car :

« La compréhension de la dynamique complexe du capitalisme ... permet de saisir la double crise contemporaine qui se profile - celle de la dégradation de l’environnement et celle de la disparition de la société du travail. » (p. 135)

Sur le second point, « la fin du travail », par le fait des contradictions internes propres au mode de production capitaliste, le système produit des masses toujours plus importantes de gens « superflus » qui n’ont plus aucune valeur sur le marché du travail.

Sur le premier point :

« la dimension temporelle de la valeur engendre un modèle déterminé de « croissance » qui donne lieu a des augmentations de richesse matérielle supérieures à celles de la survaleur (qui reste la forme de surplus en vigueur dans le capitalisme). Il en résulte une demande accélérée en matières premières et en énergie, qui participe de manière centrale à la destruction accélérée de l’environnement ... La distinction fondamentale entre richesse matérielle et valeur permet donc une critique des conséquences écologiques négatives de la production capitaliste moderne ... elle permet de dépasser l’opposition entre une croissance effrénée et écologiquement destructive comme condition de la richesse sociale , et l’austérité comme condition d’une organisation écologique responsable de la vie sociale. » (p. 136)

Ni croissance, ni décroissance, donc, mais sortie du mode de production capitaliste

Ni croissance, ni décroissance, donc, mais sortie du mode de production capitaliste.

Fort bien. Mais comment ? Que faire ? Postone n’ouvre pas de pistes. On est toujours surpris (et frustrés) en constatant le contraste qui existe entre la richesse des analyses des auteurs qui se réclament de la critique de la valeur, et la pauvreté voire le silence qui suit quand arrive le temps des propositions et de l’engagement pratique. Bien sûr l’effort théorique est nécessaire. Mais à quoi sert-il, si in fine, cela ne débouche que sur des livres, des colloques, aussi passionnants soient-ils. Ou alors le mode de production capitaliste est-il, comme l’indiquait Max Weber, « une cage d’acier », perspective peu réjouissante. Il nous reste à en trouver la serrure, ou à nous bricoler un chalumeau...


Moishe POSTONE, Marx par-delà le marxisme, Repenser une théorie critique du capitalisme au XXIème siècle, Editions Crise & Critique, Albi, 2022, avec une préface de Clément Homs. ISBN : 978-2-490831-23-4


[1Les Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie sont les notes préparatoires au Capital, rédigées par Marx dans les années 1857-1858.

[2K. Marx Introduction à la Critique de l’économie politique.

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