Avoir deux poids, deux mesures, c’est juger deux choses semblables avec des mesures différentes, ou, pour parler anglais, avoir un double standard. L’évangile a une autre expression : « Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère, et n’aperçois-tu pas la poutre qui est dans ton œil ? Ou comment peux-tu dire à ton frère : laisse-moi ôter une paille de ton œil, toi qui as une poutre dans le tien ? Hypocrite, ôte premièrement la poutre de ton œil, et alors tu verras comment ôter la paille de l’œil de ton frère. » (Matthieu, 7, 3-5) L’évangile est sévère ! Quand se déchaînent les propagandes guerrières (pléonasme, car, in fine, la propagande sert toujours à la guerre), le double standard est la règle et l’information (c’est-à-dire la désinformation d’État) fonctionne selon ce double standard. Depuis le déclenchement, voici une dizaine d’années, de la guerre non déclarée entre l’OTAN et la Russie, avec l’Ukraine prise en otage, les hypocrites, c’est-à-dire en bon français les faux-culs, se sont déchaînés. Quand un journaliste saoudien fut tronçonné dans l’ambassade saoudienne à Ankara, on s’est ému, certes, mais personne n’a remis en cause la collaboration avec « MBS », le chef de l’Arabie Saoudite et « notre » Macron a continué de livrer sans discuter du matériel militaire à Ryad, qui s’empressait de l’utiliser pour bombarder les Yéménites rebelles. Certes, ces rebelles n’étaient pas très recommandables du point de vue des droits de l’homme et du citoyen, mais leur bourreau ne valait pas mieux qu’eux et qu’ils fussent chiites et proches de l’Iran n’autorisait nullement le pouvoir arabe à les bombarder et à tuer des centaines de milliers de civils, dans l’indifférence générale des pouvoirs qui prétendent défendre « nos valeurs ». D’ailleurs ces messieurs « nos valeurs » étaient mal placés pour donner des leçons : Julian Assange, arrêté sur la base d’accusations mensongères est toujours par les inventeurs de l’habeas corpus, nos amis britanniques, qui s’assoient royalement sur leurs propres principes dès qu’il faut défendre leur ancienne colonie devenue leur nouveau maître, les Yankees. Ainsi Londres n’attend que le moment propice pour livrer Assange aux sympathiques et démocratiques organisateurs des prisons d’Abou Graïb et de Guantanamo, prisons modèles pour dire ce que sont « nos valeurs », comme chacun le sait…
Les borgnes de l’œil gauche ne valent pas mieux que les borgnes de l’œil droit (et réciproquement). Quand, à la suite de l’abominable razzia du Hamas dans le sud d’Israël, le gouvernement Netanyahou déchaîne une guerre totale contre la population de Gaza, on voit des manifestations contre le « génocide » (rien que ça) du « peuple palestinien ». S’il faut évidemment condamner les crimes de guerre de l’armée israélienne, et exiger un cessez-le-feu immédiat, on s’étonne que ces centaines de milliers de manifestants qui ont défilé dans les rues des grandes villes d’Europe et des États-Unis n’aient jamais trouvé le temps de s’indigner, par exemple, des exactions de l’impérialisme turc, contre les Arméniens qui viennent d’être expulsés en masse du Haut-Karabakh, ou encore de l’occupation qui dure depuis des décennies de la moitié de l’île de Chypre.
Évidemment, il est très difficile de condamner de manière un tant soit peu crédible l’emprisonnement (pour 19 ans :) et la mort fort suspects de l’opposant Alexandre Navalny, quand on maintient Assange en prison ou qu’on passe sous silence la mort du journaliste américain Gpnzamp Lira dans les geôles ukrainiennes. Vous saurez tout de la mort du journaliste Brent Renaud, touché par un tir russe, mais de Gonzalo Lira, il est fort probable que vous n’en ayez jamais entendu parler !
Certes, le régime de M. Poutine est très antipathique et il doit être qualifié comme une dictature, dans laquelle les droits de l’opposition sont méprisés. Poutine n’avait jamais caché son aversion pour la doctrine léniniste du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, lui préférant nettement le cuisinier georgien Staline (pour le cuisinier, voir le « testament » de Lénine). Je ne doute pas une minute que les agents de Poutine n’aient fait ce qu’il fallait pour entretenir les tempéraments sécessionnistes dans les régions autonomes du Donbass. Mais si les dirigeants de Kiev, méprisant les droits des peuples tout autant que les chauvins grand-russes, n’avaient organisé la répression sauvage contre la population du Donbass, vouée à se cacher dans les caves, selon les vociférations de Porochenko, si les bandes nazies de Azov n’avaient pas incendié la maison des syndicats d’Odessa (2 mai 2014), faisant les centaines de morts qualifiés de « pro-russes », alors qu’ils refusaient seulement de n’être pas des citoyens de seconde zone dans la « nouvelle » Ukraine instituée sous contrôle américain après la prétendue révolution de la place Maïdan, alors la situation d’aujourd’hui serait bien différente… Sans doute, quand Poutine excipe du droit international pour envahir une partie de l’Ukraine, s’agit-il d’arguties et non de raisons. Mais notons tout de même que le 18 février 2022, six jours avant l’invasion russe, le pouvoir de Kiev bombardait des villes de l’est du pays… Quand on regarde le déroulement des opérations d’un point global, on doit constater que le camp américain avec ses relais ukrainiens tout autant que le camp russe s’était persuadé qu’il fallait faire la guerre. Dans toute cette affaire, quiconque refuse l’aveuglement propagandiste doit concéder qu’à tout le moins les torts sont partagés et que la fable des bons occidentaux démocrates défenseurs des Ukrainiens contre les horribles barbares russes n’est qu’un de ces récits mensongers qui servent à appuyer tous les discours de guerre. On peut vous l’assurer : les Russes ne mangent pas les petits enfants !
Au moment où, de toutes parts, on pousse à la guerre, il est plus que jamais nécessaire de raison garder, de refuser d’avaliser la propagande de quelque camp que ce soit, de militer pour la paix, c’est-à-dire pour la recherche inlassable de solutions négociées qui impliqueront d’une manière ou d’une autre des compromis. Nous avons besoin d’un Jaurès.
Le 18 février 2024
Post-scriptum : on me dit : « il n’y a pas de paix sans respect des frontières ». Fort bien. Mais lesquelles ? Les frontières de la Yougoslavie ont volé en éclat sous les coups des manœuvres des uns et des autres. Pourquoi faut-il respecter les frontières de l’Ukraine taillées à coups de serpe par Staline et Khrouchtchev, après la première guerre mondiale et pas les frontières de la Yougoslavie née des combats des partisans titistes ? Pourquoi la Crimée ne redeviendrait-elle pas russe quand des régions arméniennes depuis le début de notre ère sont « nettoyées ethniquement » par le sultan d’Ankara et ses séides azéris – qui sont « nos amis », du moins ceux de la Kayserin ? Et pourquoi le respect des frontières de 1967 ne vaudrait pas pour Israël ?
On sait aussi que le droit des peuples et le respect des frontières ne font pas toujours bon ménage.