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Réfléchir en temps d’épidémie

Sur la faillite d’un système et d’une idéologie

jeudi 19 mars 2020, par Denis COLLIN

L’épidémie du Covid-19 (ou Covid-2) a ruiné en quelques semaines la plupart des dogmes libéraux. Tous les « savants » de l’économie, c’est-à-dire les valets de plume de Sa Majesté le Capital, ont tenu le haut du pavé depuis plus de quarante ans en affirmant que le marché était, dans tous les domaines, le meilleur moyen d’organiser l’affectation des ressources. Tout devait être privatisé, tout devait être soumis à la loi « naturelle » de la concurrence : la recherche scientifique ou l’adoption des enfants, le ventre des femmes ou les chefs-d’œuvre de la culture universelle, une seule réponse, le marché, le marché vous dis-je !

Les grands prêtres du néolibéralisme se cachent : leurs fidèles d’hier réclament toujours plus d’interventions de l’État, du déficit budgétaire (comme de vulgaires keynésiens) et même, que c’est horrible à entendre ! des nationalisations ! Macron, Trump et Merkel, logés à la même enseigne. La « mondialisation heureuse » vantée par le « cercle de la raison » devient une véritable catastrophe. Les avions sont cloués au sol, les frontières se ferment les unes après les autres. La « démondialisation » réclamée par certains (Montebourg, Sapir, Nikonoff) devient réalité au milieu de la panique générale. Emmanuel Macron l’a dit, sans trop savoir ce qu’il disait certainement, le jour d’après ne sera pas comme le jour d’avant. Nul ne sait quand la crise sanitaire sera jugulée—il y a encore un mois et demi les responsables français annonçaient qu’il ne se passerait rien—mais après le coronavirus plus rien ne sera comme avant.

I

Tout d’abord l’épidémie elle-même vient après quelques autres qui avaient sonné l’alarme : H1N1, SRAS, Ebola, etc. Nous avions cru que le temps des grandes pestes était passé. La dernière, la tristement célèbre « grippe espagnole » aurait tué entre 20 et 50 millions de personnes dans le monde entre avril 1918 et novembre 1919, pour s’en tenir aux estimations basses, mais les grands pays étaient affaiblis à tous égards par une guerre terrible et les systèmes de santé étaient encore bien rudimentaires et plus souvent inexistants. Nous avons éradiqué les grandes épidémies. La variole a disparu de la surface de la Terre, la tuberculose, si elle fait parfois retour dans le contexte de la pauvreté croissante, est tout de même endiguée. Voici que ces nouvelles épidémies viennent ébranler la confiance des « progressistes ». Dans sa dernière conférence au Collège deFrance, le 16 mars 2020, le professeur Philippe Sansonetti, dit deux choses importantes : (1) cette épidémie sera suivie d’autres — d’où l’urgence de trouver et mettre en œuvre un vaccin— et (2) c’est une « épidémie de l’anthropocène », c’est-à-dire une épidémie qui ne peut être aussi ravageuse que par les échanges mondialisés, les quatre milliards de voyageurs en avion, les échanges commerciaux et industriels. La carte de l’épidémie est d’ailleurs frappante : elle touche d’abord les latitudes tempérées non à cause de la température, mais d’abord à cause de l’intensité des échanges.

II

Nous, nous progressistes libéraux ou marxistes, nous avions pensé que la mondialisation renforçait la puissance globale des forces productives de l’humanité. Dépasser les frontières nationales, cela ne pouvait apporter que plus de bien-être, même si parfois cela s’accompagnait de guerres, de crises et d’inégalités monstrueuses qui devaient trouver leur solution non pas dans moins, mais plus de mondialisation, que ce soit la « fin de l’histoire » à la Fukuyama (démocratie + marché libre) ou le socialisme universel. Patatras, nous nous apercevons que les bénéfices de cette mondialisation se payent d’une fragilité accrue de l’ensemble de la civilisation humaine. Et tout naturellement, les nations ferment leurs frontières et les peuples attendent de leurs États qu’ils fassent ce que doit faire un État hobbesien : protéger les citoyens qui lui ont transféré leur droit de se défendre eux-mêmes.

La lettre quotidienne de Laurent Joffrin (Libération,17 mars 2020) dit plutôt bien les choses. L’individu isolé dans sa bulle et qui tutoie le monde entier vient de s’évanouir, comme un hologramme quand on a coupé l’alimentation de la machine. Les égoïstes qui veulent tirer leur épingle du jeu en se moquant du bien des autres sont montrés du doigt. Confinés, chacun chez soi, nous redécouvrons que l’homme est un animal social ! et que le plus grand bien que nous puissions avoir, c’est la compagnie des autres humains. Et que, comme le disait Spinoza, si je sais qu’une chose est bonne pour moi, je dois la vouloir pour tous les autres… Joffrin, cependant, s’arrête à mi-chemin. Que veut dire « animal social » ? En fait, Aristote disait « animal (ou vivant) politique », ce qui veut dire animal vivant dans une cité gouvernée par des lois. Et la cité (la polis) des Grecs elle a pour nom aujourd’hui « État-nation ». Comment les Italiens cherchent-ils à garder le moral dans ce confinement strict où ils sont maintenus ? En chantant Fratelli d’Italia, l’hymne national italien, et nous sommes ici dans une jeune nation, où les régionalismes restent puissants ! Ni le monde ni l’Europe ne peuvent nous protéger : tout le monde le sait ! Les Allemands ont bloqué toute exportation de matériel (masques, etc.) et le seul secours qu’ont reçu les Italiens est venu de Chine. Le gouvernement américain a manœuvré et manœuvre encore pour s’assurer le monopole du vaccin contre le Covid-19. On peut déplorer que le monde ne soit pas assez mondial, mais on doit constater que les seules réalités à peu près stables sont les nations. On peut déplorer que les nations édifient des murs, mais Hannah Arendt disait qu’elles sont les murs qui soutiennent le monde.

III

Il faudra nous y faire : en nous cloîtrant chez nous, le coronavirus nous apprend que nous ne sommes pas chez nous partout ! L’idéal d’un monde mobile, d’un monde de flux permanents, flux de marchandises, flux d’informations, flux d’hommes, ressort de ces premières semaines d’épidémie sérieusement abîmé. Il nous faut des stocks (de masques, de médicaments, etc.). Il nous faut arrêter d’avoir la bougeotte (le « bougisme » si bien analysé par Pierre-André Taguieff) et, à tous les niveaux, nous occuper de nos voisins.Triste à constater quand on rêve de cosmopolitisme, quand on se croit « citoyen du monde ». Mais là encore le réel nous rattrape. Il est possible que dans six mois tout cela soit oublié et que nous reprenions notre marche folle vers l’abîme : toujours plus de tout, jusqu’à ce que mort s’ensuive — il faudra bien faire de la « relance » pour sortir de la crise, puisque dans ce système on ne sait rien faire d’autre.

Pourtant l’épidémie nous apprend ce qui nous manque vraiment, ce dont on ne peut se passer et, d’un autre côté, ces masses d’emplois qui sont à peine du travail et donc on se passe sans la moindre gêne. Là aussi, nous devrions en tirer les leçons. Beaucoup d’emplois ne sont pas du travail, mais de l’occupation parasitaire souvent grassement payée — pour ne fâcher personne, ne citons pas de noms — dont la société pourrait parfaitement se passer sans que le niveau de vie globale en souffre, bien au contraire. Peut-être même une grande partie de ce qui peut se faire en « télétravail » est-elle fondamentalement ce qu’il y a de moins important. Pas de maçonnerie en télétravail, ni de nourriture et de soin des vaches, ni de soins hospitaliers, ni de production d’électricité, d’entretien des réseaux,etc. en télétravail.Il y a un moment où on doit se confronter à la matière, au réel, qui résiste à la « société numérique », une société numérique qui d’ailleurs ponctionne une part considérable de l’énergie mondiale. L’épidémie est une leçon d’économie, au sens premier du terme, l’art de gérer sa maisonnée, en bon « père de famille », c’est-à-dire en faisant des économies, en réglant de la manière la plus économique nos rapports avec la nature.

IV

Ces questions et quelques autres doivent être mises sur la table et débattues. Le confinement des personnes n’est pas celui de la pensée. Toutes concourent à une remise en cause radicale et de notre système économique et de l’idéologie qui le sous-tend. C’est d’autant plus nécessaire que la situation sanitaire va déboucher une crise profonde et violente, une crise dans laquelle la survie de la grande masse exigera que soient portés des coups de hache dans la propriété capitaliste. Les 50 milliards du CICE devront passer de la poche des patrons à celle des travailleurs dépendants et indépendants — d’ailleurs on va avoir à mesurer l’ampleur des dégâts provoqués par l’ubérisation - les prolétaires embauchés par Uber n’ont rien de la protection des salariés. Les actionnaires qui se sont sucrés abondamment ces dernières années vont être mis au régime amincissant. Beaucoup de grandes entreprises vont devoir être nationalisées, sauf à disparaître. Les gouvernements libéraux eux-mêmes annoncent quelques-unes de ces mesures ; ils font du socialisme sans le dire, dans le but de sauver le capitalisme. Mais ce qui s’imposera, c’est du socialisme pour nous sauver du capitalisme. « Socialisme ou barbarie », disait Rosa Luxemburg. Nous y sommes.

Le 19 mars 2020, cent quarante-neuf ans et un jour après la proclamation de la Commune de Paris. Denis Collin