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Changer le monde après la crise. Oui, mais comment ?

lundi 20 avril 2020, par Jean-François COLLIN

Changer le monde après la crise. Oui, mais comment ?

Les appels à changer le monde d’après fleurissent. Nous nous intéressons ici aux conditions de leur réalisation.

1) Retrouver notre souveraineté économique

Du Président de la République au citoyen ordinaire, nous avons brutalement découvert à quel point nous étions dépendants de l’extérieur, incapables d’assurer par nous-mêmes notre existence.

Certains n’y verront qu’un accident de parcours et continueront à défendre que les avantages de la division mondiale du travail et de la spécialisation de chaque pays dans ce qu’il sait le mieux faire sont les conditions d’une amélioration globale du niveau de vie de l’humanité.

Mais il sera tout de même difficile de justifier après cette crise notre incapacité à fabriquer des respirateurs, des réactifs permettant de tester les malades, du gel hydroalcoolique ou du paracétamol.

Cette dépendance a eu de graves conséquences sanitaires. Ses conséquences économiques sont aussi considérables, le confinement étant la seule solution dont nous étions capables, faute de moyens, et avec lui l’arrêt de l’essentiel de l’activité.

Et il faut enfin dire à quel point le commerce mondial est un désastre environnemental ; qu’il ne peut se développer qu’accompagné par des grands mouvements d’hommes ; ceux qui se concentrent dans des conditions déplorables dans les cités « des ateliers du monde », ceux qui organisent ces échanges et transportent les marchandises.

Cette division mondiale du travail pousse à la déforestation massive au Brésil et ailleurs pour cultiver le soja que consommeront les animaux des pays développés dans des ateliers de production intensifs, hier encore présentés comme la meilleure solution économique.

La destruction de l’environnement favorise le développement de nouvelles maladies et le mouvement des hommes leur propagation.

Ce constat semble, en ce moment, largement partagé. Mais comment passer du constat à la reconquête de notre souveraineté économique ?

Sommes-nous conscients de notre niveau de dépendance aux importations ?

Plusieurs personnes ont essayé de vivre quelques mois en n’achetant que des produits français et ont rendu compte de leur expérience dans des documentaires télévisés et des articles de presse. Le résultat dépassait largement les rêves les plus fous de la frugalité heureuse. Leur vie devenait parfaitement impossible et ils ne parvenaient pas à se procurer les biens essentiels à la vie.

La situation de notre commerce extérieur est catastrophique. Nous sommes déficitaires dans presque tous les secteurs. L’énergie, bien sûr, mais aussi dans la plupart des secteurs industriels et même pour les échanges agroalimentaires, qui furent longtemps un fleuron français. Seul le secteur des vins et spiritueux et celui des produits laitiers restent excédentaires. Nous importons massivement les fruits et légumes que nous mangeons, la viande, et les produits transformés.

Nous sommes tous favorables à la transition énergétique, mais celle-ci est pour le moment fondée sur l’importation massive de panneaux solaires chinois, de terres rares indispensables au fonctionnement des éoliennes et des outils électroniques qui permettent le fonctionnement des « réseaux intelligents » qui permettent de mieux gérer la consommation d’énergie.

Le bilan est le même dans la plupart des secteurs

Passer d’une telle situation de dépendance à une plus grande autonomie demandera du temps, des investissements et des politiques économiques et commerciales favorables.

Il faudra gérer une difficile période de transition

Notre dépendance au reste du monde a deux visages :

  • nous en dépendons par ce que nous lui achetons et que nous sommes plus capables de faire
  • Nous en dépendons par ce que nous lui vendons et que nous ne pourrons plus vendre si le monde de demain est celui de la fragmentation économique, accompagnée inévitablement de la fermeture de certains marchés pour nos ventes d’avions, de matériel de transport ou de production d’énergie, de vin ou de fromages… À terme, la reconquête du marché intérieur ouvrira d’autres débouchés, mais la longueur du terme n’est pas indifférente et beaucoup d’entreprises peuvent périr pendant la transition avec la misère supplémentaire qui peut en résulter.

Nous devrons identifier les secteurs dans lesquels nous voulons restaurer notre souveraineté

Qui sera chargé de le faire ? Une commission gouvernementale, le Parlement, le Conseil économique, social et environnemental, les régions ; les communes, les dirigeants des entreprises, les syndicats, les chercheurs, les citoyens par referendum ?

Sans doute un peu tous ceux-là, sous des formes qu’il faudra déterminer.

Nous devrons aussi dire jusqu’à quel point nous souhaitons redevenir souverains.

Prenons l’exemple de la santé. Nous devons être capables de produire dans des délais rapides les équipements de base qui nous manquent aujourd’hui (masques, réactifs pour les tests, respirateurs, paracétamol, antibiotiques). Mais la recherche médicale progresse grâce à la coopération entre chercheurs du monde entier. Il n’existe pas encore de vaccin ou de traitement du covid-19, mais le séquençage génétique du virus a été partagé par les équipes chinoises peu de temps après le début de l’épidémie, permettant aux équipes du monde entier de travailler à la recherche d’une solution.

Il faudra donc trouver un chemin permettant de restaurer notre souveraineté tout en maintenant un cadre de coopération scientifique et économique avec le reste du monde.

Quelle politique de reconquête de notre souveraineté économique ?

Une fois que nous aurons défini les secteurs dans lesquels nous voulons être souverains et le degré d’indépendance que nous souhaitons, il faudra mettre en place les moyens d’y parvenir.

C’est à la fois simple et compliqué. Plusieurs raisons expliquent notre situation.

Nous avons un problème de compétitivité : nos produits, souvent de moyenne gamme, ne sont pas assez sophistiqués pour le marché des produits de qualité (le marché automobile est un bon exemple qui peine à remonter la pente malgré une amélioration de la qualité des voitures françaises), et sont trop chers par rapport à la concurrence des pays à bas prix pour le reste.

Comme on ne transforme pas une telle situation en quelques mois, et qu’aucun plan de relance, même massif et même financé par des eurobonds ne réglera ce problème, il faudra protéger notre marché intérieur, notamment par des tarifs douaniers sur certains produits sensibles et subventionner certains secteurs industriels pour les remettre à niveau.

Ce n’est pas possible dans le cadre du marché unique européen et du droit de la concurrence actuel.

Il faudra donc renégocier le pacte européen. Le refonder comme un pacte entre Nations souhaitant coopérer de façon approfondie, en respectant les différences de niveau de développement des pays participant à ce pacte et en leur laissant les marges de manœuvre nécessaires à une convergence progressive de leurs économies.

La France doit pour cela accepter l’idée qu’elle ne fait plus jeu égal avec l’Allemagne dans une Europe économiquement unifiée sous la coupe de ce binôme. Elle doit utiliser ce qui lui reste d’influence, avec d’autres pays européens, pour renégocier les conditions de sa participation à une construction européenne plus réaliste, dont la marche ne sera plus dictée par les seules exigences d’une monnaie unique qui impose l’alignement sur le pays le plus performant économiquement, au prix de la disparition des activités non rentables dans les pays moins performants et d’un ajustement par la libre circulation des travailleurs qui iraient se localiser là où existe l’activité.

Tout cela est évidemment très compliqué et peut paraître irréaliste. Mais si l’on considère que ce n’est pas possible, qu’il n’y a pas de majorité en Europe pour cela et qu’il n’y en aura jamais, il ne faut pas faire semblant de croire que nous pourrons retrouver notre souveraineté économique même dans les seuls secteurs mentionnés par le président de la République dans son allocution du 16 mars dernier.

2) Revoir les hiérarchies sociales

En plus d’un problème de compétitivité, nous avons un problème de mentalité collective. À force de dire qu’il était bon de laisser les pays en développement faire le travail de production tandis que nous devions nous spécialiser dans les tâches de conception et les nouvelles technologies, nous avons perdu sur tous les tableaux. Nous ne produisons plus grand-chose et nous ne sommes pas non plus un pays remarqué pour ses capacités d’innovations « disruptives » comme on dit aujourd’hui.

Nous avons surtout développé une large bureaucratie publique et privée, la multiplication des « bullshit jobs » si bien décrits par David Graeber, qui produisent surtout des réunions et des « power point ».

Pourquoi un médecin ou un ingénieur gagnent-ils beaucoup moins qu’un énarque ou une personne ayant suivi une école de commerce, sauf si le médecin abandonne la médecine pour aller travailler dans un groupe pharmaceutique ou si l’ingénieur s’oriente vers des carrières de « manager » et abandonne la production ? D’où sort cette conception selon laquelle la production mérite moins d’être rémunérée que les tâches bureaucratiques ou financières ?

Pourquoi une infirmière, un enseignant, un éboueur… sont-ils moins rémunérés qu’un consultant, un administrateur territorial ou un député ?

Cette question était déjà posée par Saint-Simon en 1819, qui comparait les dégâts respectifs causés par la disparition de ceux qui produisent et de ceux qui administrent et dirigent. Nous avons vu pendant la crise quels étaient les emplois indispensables et ceux qui l’étaient moins. Nous devrions en déduire une révision profonde de la hiérarchie des salaires. Comme les ressources ne sont pas infinies, il faudra pour financer la hausse des salaires des professions les moins bien payées, qui sont aussi les plus nombreuses, prendre à celles qui sont mieux servies aujourd’hui. Comment parvenir à ce résultat sans crise violente, sans affrontements entre les couches sociales ? Comment passer des applaudissements aux fenêtres à la redistribution sociale ?

Il faudrait que les partis et les syndicats sortent des déclarations générales et fassent des propositions de méthode, présentent des objectifs, proposent un calendrier.

3) Consommer moins, économiser les ressources

La crise nous aurait appris la sagesse en nous maintenant à la maison et en nous obligeant à réfléchir à ce qui était vraiment important.

Prenons cette idée comme point de départ.

Mais un mode de consommation ne se modifie pas en un tour de main, à la suite d’une révélation.

Nous avons redécouvert que les services publics étaient essentiels. Parlant de la santé, le président de la République a même dit que son financement n’était pas une charge pour le pays. Enfin et tant mieux !

Alors, abandonnons ce discours, qui est une idéologie, sur « les prélèvements obligatoires » qui mêlent impôt sur le revenu, TVA, cotisations sociales destinées à financer la santé et la retraite, taxes affectées au développement de tel secteur économique.

Abandonnons cet objectif fixé par le président de la République au début de son mandat de ramener à moins de 50 % du PIB la part des « prélèvements obligatoires ».

Que l’éducation soit financée par l’impôt ou par des frais de scolarité exorbitants, la dépense n’en est pas moins obligatoire pour les familles, mais dans un cas elle financée de façon solidaire, dans l’autre seuls les riches peuvent permettre à leurs enfants d’étudier.

Que la santé soit financée par des cotisations sociales ou par le malade qui paie directement des frais de santé considérables aux médecins et aux hôpitaux, la dépense n’en est pas moins obligatoire (on n’est pas malade par plaisir), mais dans un cas le financement des dépenses de santé est mutualisé, les bien portants permettent aux malades, riches ou pauvres de se soigner, dans l’autre les riches peuvent payer leurs soins, les pauvres non.

L’objectif du discours tenu depuis quarante ans en faveur de la réduction des prélèvements obligatoires, est d’en finir avec ce qui existait de solidarité entre les humains, quelle que soit leur situation de fortune. Ce discours est né de la sécession des riches dans les années mille neuf cent quatre-vingt. Il est temps de dire qu’il doit être abandonné.

Pour qu’il y ait des services publics, il faut qu’il y ait des ressources publiques, donc des impôts, donc du partage. Il faut que les premiers de cordée reprennent leur place au milieu des citoyens.

Il faut aussi que le service public reprenne sa place dans la cité en rendant des comptes sur son efficacité.

Quant à notre consommation de biens, elle évoluera sous différentes impulsions.

La prise de conscience est nécessaire, elle n’est pas suffisante.

Nous devrons accepter de payer plus cher des biens relocalisés et d’en consommer moins.

Mais ce que les économistes appellent le « signal prix » a ses limites. Les SUV ont beau être plus chers qu’une voiture ordinaire et supporter une taxe d’immatriculation de plusieurs milliers d’euros, ils se vendent de mieux en mieux en raison des effets de mode, de différenciation sociale, de la publicité… Pourquoi ne pas interdire la fabrication de voitures dépassant une certaine consommation et une certaine vitesse ? Le monde sera moins fun mais il faut savoir ce que nous voulons.

Changer de mode de consommation sera un renoncement. Il faut en définir les modalités. Qui décidera de ce à quoi nous devons renoncer et comment ?

Il ne peut pas y avoir de politique sérieuse de modification des comportements de consommation sans une politique économique d’égalisation des conditions.

Les plus riches sont ceux qui émettent le plus de gaz à effet de serre et consomment le plus. Réduire de 10 % la consommation de tous quand certains consomment 1000 et d’autres 10 et polluent à proportion, n’est pas une méthode acceptable.

La redistribution sociale est la condition de la modification profonde des modes de consommation, ce par quoi il faut commencer. À défaut, il y aura d’autres crises « des gilets jaunes », d’autres mouvements de ceux qui n’ont déjà pas grand-chose et auxquels on demande de renoncer tandis que ceux qui ont tout…

4) La démocratie

Ce qui est devant nous est considérable : redéfinir notre façon de produire, de consommer, réévaluer la hiérarchie sociale et ce qui la fonde, refonder notre relation aux autres pays européens et au reste du monde.

À l’évidence, notre mode de gouvernement hypercentralisé et si peu démocratique ne permettra pas d’organiser une telle transformation.

La comparaison entre les résultats de l’Allemagne et de la France dans la gestion de cette crise sans parler des résultats dans les autres domaines est cruelle.

Il faut dé-présidentialiser la France, redonner du pouvoir à un parlement mieux élu, représentant mieux le pays et qui ne soit plus une chambre d’enregistrement des décisions de l’exécutif.

Il faut décentraliser les décisions. La centralisation de la gestion du système de santé français a montré son inefficacité.

Il faut responsabiliser les citoyens les inciter à aller au-delà de la protestation. Imaginer une démarche collective qui permette aux citoyens de réfléchir à ce qu’ils veulent, de confronter leurs aspirations, d’en voir les contradictions et les conditions de réalisation. Bruno Latour a fait une proposition intéressante de démarche pour définir ce que nous voulons. D’autres peuvent être faites. L’essentiel est de mettre les citoyens en mouvement lorsqu’ils sortiront du déconfinement pour qu’ils transforment en actes ce qui n’est aujourd’hui que déclaration de bonne intention.

Jean-François Collin

20 avril 2020