Accueil > Débats > Le fantôme du CNR

Le fantôme du CNR

"la seconde fois, c’est une farce"

dimanche 12 juillet 2020, par Denis COLLIN

CNR, ces trois lettres sont presque devenues magiques. Toute la galaxie « souverainiste » ne jure plus que par le Conseil National de la Résistance dont le programme, « les jours heureux », est invoqué par tous ceux qui y voient un sublime élan patriotique d’union nationale dont il faudrait refaire la geste aujourd’hui. Les invocations avec des trémolos dans la voix ne peuvent faire oublier que, le CNR et son programme furent un enjeu de lutte politique et en dernière instance de la lutte des classes qui n’a jamais cessé sous l’occupation.

Rappelons tout d’abord que l’unification des forces de la résistance fut une affaire tout à fait sérieuse et qu’il fallut le talent de Jean Moulin pour que tous se rallient, plus ou moins, à la « France libre ». Car si tous les courants voulaient libérer le pays des nazis, les divergences étaient profondes entre les diverses tendances : les communistes sont regroupés dans les FTP, socialistes, radicaux et catholiques se retrouvent dans « Franc-tireur », « Combat », fondé par Henri Frenay, venu de la droite catholique traditionnaliste mais que la résistance fait évoluer vers la gauche, « Libération », dirigé par Emmanuel d’Astier de la Vigerie, longtemps compagnon de route du PCF avant de devenir une des figures des « gaullistes de gauche »… Dire qu’entre tous ces mouvements les relations étaient loin d’être toujours fraternelles, c’est peu dire. Le terrible réquisitoire de Frenay contre Jean Moulin en 1973 en est une illustration saisissante. Ces divergences tenaient bien sûr aux hommes et aux conditions incroyablement difficiles de la résistance, et tout cela était avivé par le fait que les chefs et les militants de ces mouvements étaient des âmes fortes, peu faites pour la conciliation. Mais le plus important est que chacun avait ses propres perspectives concernant l’avenir de la France une fois les nazis boutés hors des frontières ! Ajoutons à cela qu’entre De Gaulle et les mouvements de résistance, ce n’était pas un mariage heureux. De Gaulle voulait cantonner la résistance civile au renseignement et il faisait surtout confiance aux militaires et à l’armée, notamment celle qui était encore debout dans les colonies françaises d’Afrique. Il ne voyait pas d’un œil très tendre les maquis communistes, par exemple.

Le programme du CNR est un compromis entre ces diverses tendances, un compromis qui exprime la force du mouvement ouvrier (communiste, socialiste et syndicaliste) dans la résistance et aussi sans aucun doute les réflexions d’un certain nombre de dirigeants politiques « modérés » mais que l’étrange défaite avait fait réfléchir. Mais, à la libération, les contradictions plus ou moins contenues devaient éclater. D’une part, la défaite des nazis et l’effondrement de l’État de Vichy créent une situation de vide politique qui est une véritable situation de double pouvoir – voir Grégoire Madjarian, Conflits, pouvoirs et société à la Libération, Armand Colin, 1975. Et si la bourgeoisie a dû se résigner à concéder les importantes conquêtes sociales, qui étaient inscrites dans le programme du CNR, c’est tout simplement parce que les capitalistes avaient peur de tout perdre et de voir la France devenir « communiste ». Les vertus de l’union nationale n’y sont pour rien ! De Gaulle savait qu’il devait négocier avec les communistes : Thorez remettait la France au travail (« produire d’abord, revendiquer ensuite ! », la bataille du charbon, etc.), demandait aux communistes de rendre les armes (« un seul État, une seule, armée, une seule police ») et moyennant cela les gaullistes et le MRP avalaient la sécurité sociale, les nationalisations, l’inscription des droits sociaux dans la constitution, etc.
Mais la bataille contre le CNR s’est déclenchée très vite. La constitution adoptée en 1946 était beaucoup moins démocratique que celle que prévoyaient le programme du CNR. Le premier projet de constitution adopté par une assemblée dominée par le PCF et la SFIO est rejeté par le référendum de mai 1946, toute la droite ayant appelé à voter « non ». La constitution finalement adoptée était cependant très loin du projet présidentialiste (« bonapartiste ») exposé par De Gaulle lors du fameux discours de Bayeux du 16 juin 1946 qui définira les grandes lignes de ce que sera la constitution de 1958.

Dans les années qui suivent, la bataille se déroulera sur le terrain social. Après les concessions faites à la Libération, la bourgeoisie et ses partis (dont le RPF gaulliste) n’auront de cesse de faire reculer les conquêtes ouvrières et de revenir au « statu quo ante », provoquant la réaction de la classe ouvrière et du mouvement syndical. Le point d’orgue est sans doute la grande grève générale d’août 1953, partie du mouvement des postiers et dont l’enjeu était … la réforme des retraites ! Pour les plus jeunes, rappelons que le gouvernement Laniel, succédant au gouvernement Pinay en 1953, marque le retour sur la scène publique de la droite vichyste. Laniel, dont la bêtise était proverbiale, se fit remarquer par ses décrets-lois qui devaient porter à 62 ans l’âge de départ à la retraite des fonctionnaires bénéficiant jusqu’à alors du « service actif », c’est-à-dire d’un statut ouvrant droit à la retraite à 55 ans. Laniel pensait profiter de la période estivale pour faire passer ses mauvais coups. Las ! Les postiers de Bordeaux, au soir d’une « journée d’action » décidaient la grève illimitée. En quelques jours, en plein mois d’août, la France, à la surprise générale, se trouvait en grève générale…

L’illusion de la grande embrassade n’a pas duré et la lutte des classes a repris son cours ! Le rôle du gaullisme dans cette lutte des classes ne doit pas être sous-estimé. Le RPF, parti gaulliste créé en 1947 a pour but de lutter contre la constitution parlementaire de la IVe république et contre le communisme. C’est l’union nationale moins les communistes ! C’est-à-dire moins la principale force de la résistance intérieure. Sur le plan social, le RPF défend l’association capital-travail, c’est-à-dire le corporatisme et encourage la constitution des syndicats jaunes, contre le syndicalisme ouvrier (la tristement célèbre CFT, milice patronale dans l’automobile est issue du « syndicalisme » gaulliste).

Il faudrait poursuivre cette histoire. La guerre d’Algérie a permis à De Gaulle de revenir au pouvoir et de mettre en application son programme (quoique sans pouvoir aller jusqu’au bout). A l’intention des jeunes et des vieux qui ont perdu la mémoire, rappelons que la Ve république sous De Gaulle a un fil directeur : faire reculer l’héritage de la Libération. Un grand coup est porté contre la laïcité avec la loi Debré du 31 décembre 1959 qui organise le financement public de l’enseignement privé. En 1967, ce sont les ordonnances sur la Sécurité sociale qui visent à diminuer les prestations et à « responsabiliser » les assurés. Qu’il s’agisse de la loi Debré ou des ordonnances, ces politiques régressives se sont heurtées à la mobilisation de masse des salariés et des organisations syndicales.

On le voit, les mauvais coups des derniers gouvernements viennent de très loin ! Et pour une part sont dans la stricte continuité de la Ve république, celle de De Gaulle et celle de ses successeurs. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’on ne peut pas marier l’eau et le feu. Les capitalistes ont supporté de mauvais gré les conquêtes sociales et n’ont eu de cesse de les grignoter et de les remettre en cause. Et les partis sont toujours amenés à se positionner en fonction de ces questions, c’est-à-dire en fonction des intérêts de classe qu’ils défendent.

Alors rendre hommage à De Gaulle, homme du 18 juin, oui, cent fois oui. Apprécier l’homme, sa vertu politique (au sens de Machiavel), ses qualités morales, c’est sans doute ce que nous devons faire. Mais prétendre reconstruire on ne sait quelle union nationale mythique en invoquant la figure du général, c’est, au mieux, une niaiserie, et au pire une tromperie en faveur des puissants. Nous pouvons encore nous inspirer du programme du CNR qui est, en son fond, d’inspiration socialiste – c’est un programme de réformes politiques et sociales ouvrant la voie à des « jours heureux ». Mais nous ne sommes plus sous l’occupation. L’ennemi ne porte pas la croix gammée, il est notre classe dominante, notre classe dominante à nous, bien française et qui, comme toujours, défend ses intérêts et sa vraie patrie qui est le capital.

Il faut refuser la confusion politique, refuser la chimérique union des « souverainistes » et chercher au contraire l’unité d’action sur des questions précises. Par exemple, la pétition pour le référendum contre la privatisation d’Aéroport de Paris aurait pu être l’occasion d’un tel mouvement, beaucoup plus large que les seuls souverainistes. Comme on le sait il n’en a rien été. Inutile de constituer des armées de bavards qui se gorgent de mots ronflants. Il faudrait agir, sur le terrain et avec constance comme l’ont montré les Gilets Jaunes de la Roya et d’ailleurs. Agir en restant bien persuadé que la seule souveraineté est celle que l’on peut obtenir en rompant avec le capitalisme, que la seule alliance, le seul bloc populaire est celui qui unira travailleurs salariés et travailleurs indépendants pour la défense de leurs revendications.

Le 12 juillet 2020. Denis Collin

Messages

  • Bonjour,
    Loin de moi l’idée de constester l’essentiel des éléments présents dans cet article, car il révèle la réalité sous jacente de la lutte de classes.
    Ce que je conteste, c’est le manque de lucidité sur les périodes historiques, surtout l’actuelle.

    Face à quoi se battaient les résistants ? Face à la Barbarie Nazi.
    A quoi, avons nous à faire face ? A la Barbarie croissante dans bien des domaines. Barbarie menée par l’oligarchie mondialisé (et non plus "bien française" comme vous dites). Le 20ème siècle est achevé depuis plus de 20 ans. L’époque est a la Barbarie. Le socialisme à faillit. Je ne le voit pas ressusciter.

    Aussi, si l’on veut redresser la barre avant qu’il ne soit trop tard, c’est d’un nouveau 18 juin dont nous avons besoin. C’est à dire d’une initiative pour rassembler largement les français.

    Pour se donner une dernière chance, si cela est possible.

    Pour vous en faire une idée plus précise visitez le site www.1P6R.org

     

  • La contradiction est nettement présente dans l’article car, après avoir évoqué "le fantôme du CNR" et fait référence à Marx car "la seconde fois c’est une farce", on soutient cependant... qu’il faudrait s’inspirer du programme du CNR. Programme qui avait en effet un contenu à résonance socialiste ce qui explique facilement pourquoi il a été la cible première des gouvernements d’après-guerre. Il est vrai que nous ne sommes pas en 39-45 et que nous n’avons pas (pas encore ?...) les panzers à affronter -dictature très visible et physique- mais l’immondialisation capitaliste, à première vue moins apparente, plus insidieuse mais ayant largement diffusé et imposé son idéologie jusque dans les directions d’organisations censées défendre les classes populaires (entendre les "penseurs" du PC vanter une "Europe sociale" doit faire pleurer de rage les anciens militants). Il y a pourtant, aujourd’hui, bien des éléments communs avec le régime de Vichy. La fascisation accélérée —des lois aux policiers-miliciens jusqu’aux magistrats en passant par les hauts fonctionnaires— ; la nouvelle "souveraineté européenne" affirmée par le petit-Pétain-nouveau n’ayant pas hésité à refiler une "zone transfrontalière" à l’Allemagne. La perte de toute souveraineté populaire, nationale, de toute indépendance, liberté et démocratie...si cela n’est pas exactement comparable à 39-45, c’est peut-être...parce que c’est encore pire : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est jeté dans la poubelle idéologique de l’immondialisation capitaliste gérée, en nos colonies, par l’UE sous direction allemande. Aussi, pourquoi ne pas prendre aux mots les prétendus souverainistes se référant au programme du CNR : qu’ils acceptent de reprendre ce programme, pour l’actualiser et le radicaliser, jusqu’à en inscrire les lignes de force dans une nouvelle constitution. Si un tel rassemblement pouvait s’opérer, la question du système économique ne pourrait être éludée mais, quelles que soient les concessions faites, en retrouvant nos pleines souverainetés la bataille idéologique et la lutte de classes auraient plus de chances de pouvoir s’exprimer.
    Une remarque, également, à propos du référendum pour l’aéroport de Paris. Si, en effet, cela pouvait permettre de viser un point précis et de remettre en cause l’ultra-libéralisme, je suis obligé de constater qu’aucun parti ou courant de pensée ne se soit indigné du retour du vote censitaire : ne pouvaient s’exprimer que les détenteurs d’ordinateur et d’abonnement Internet ! Question...secondaire ?...
    Méc-créant.
    (Blog : "Immondialisation : peuples en solde !" )

  • Bonjour,
    Mec-créant pourrirez-vous communiquer l’adresse informatique de votre blog SVP (URL).
    Merci

  • Je me demande si, avec Luc Laforets, je n’ai pas trouvé mon égal quant à mon incapacité face aux manipulations "ordinateuses". Je suis totalement ignare à propos du salmigondis de sigles de l’informe à tiques : URL, IP, Flux-machin... Normalement (je l’ai déjà vérifié) en tapant le titre dans la barre de recherche la plus haute (sur Google ?) où l’on demande d’afficher le nom du site, on devrait pouvoir atterrir sur le blog. Mais ne renonçant à aucun sacrifice pour espérer un lecteur, je vais, je l’espère, pouvoir vous communiquer le bon renseignement en utilisant, par un clic sur un sigle (spécial, encore) dédié à une transformation en "lien hypertexte" ! Je vais même essayer de tout mettre en gras.
    Cordialement. Méc-créant.
    (Blog : "Immondialisation : peuples en solde !"http://Immondialisation-peuples-en-... )

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.