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À propos de la dérive woke dans les universités

jeudi 1er septembre 2022, par Denis COLLIN

À propos de la dérive woke dans les universités

(Réponse aux questions de Valeurs actuelles)

  • Récemment, un article du Figaro a révélé que l’association des élèves de l’ENS avait décidé d’interdire certains couloirs aux cisgenres sous prétexte que les hommes représenteraient un danger pour les femmes et les minorités sexuelles. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

D’abord, en apprenant cette nouvelle, on éclate de rire. En 1968, Cohn-Bendit et ses amis réclamaient le droit pour les garçons de se rendre dans la cité universitaire des filles. Les héritiers de mai 1968 se sont convertis aux vertus du puritanisme. Il n’est plus question de “jouir sans entraves”. Aussi faire de ces mouvements les héritiers de mai 1968 résulte d’une certaine paresse intellectuelle. À bien des égards, ils en sont les exacts opposés. Plutôt que des rapprochements superficiels, il faut comprendre ces mouvements “woke” comme des expressions de tendances profondes de notre société.

  • « Plus tard dans l’AG, elle affirme en réponse à certains arguments qu’il ne faut pas exclure la possibilité que tous les hommes soient des violeurs », peut-on lire sur le compte rendu de l’Assemblée générale consulté par le Figaro. De quoi cette affirmation est-elle symptomatique ?

Symptomatique de l’idéologie dominante d’aujourd’hui, qui vise à exterminer les pères, c’est-à-dire en termes psychanalytiques à refuser l’ordre symbolique, c’est-à-dire celui de la parole. On constate le même phénomène avec l’opération consistant à passer la langue à la moulinette de l’écriture inclusive. Ce néoféminisme est très minoritaire, mais ses thèses entrent en résonance avec quelque chose de plus profond qui travaille nos sociétés. Tuer les pères, c’est affirmer qu’on ne doit rien au passé, qu’on s’est fait tout seul, “self made man” tel est le fond de cette idéologie qui n’a donc aucun rapport avec le marxisme.

L’affirmation selon laquelle tous les hommes sont potentiellement des violeurs vient en ligne directe du combat de certaines féministes américaines, comme Andrea Dworkin. On peut lire sur un site français aujourd’hui que le coït est une invention des hommes pour détruire les femmes. La “PMA pour toutes” a été une forme légale donnée à ces idées folles. La seule question est : comment ces idées délirantes peuvent-elles prendre une telle place universitaire et médiatique ?

  • Est-ce surprenant de la part de l’ENS ?

On croyait que l’ENS était un peu notre abbaye de Thélème et on découvre qu’elle devient autre chose, une sorte de version française de l’université américaine d’Evergreen, qu’une vidéo ravageuse a rendue célèbre.

  • Islamo gauchisme, wokisme, décolonialisme, racialisme, recherche qui se confond avec militantisme…. Assistons-nous à une dérive woke au sein des universités françaises qui hébergent les futures élites du pays ?

Je crois d’abord qu’il faut éviter de faire de tout cela un bloc. Entre ces divers groupes, il y a des conflits sérieux. Le décolonialisme valorisant l’islam traditionnel ne s’accorde pas très bien avec les LGBTQ++ ! Je ne sais pas s’il y a une dérive “woke” de nos universités, mais il est clair que ces idées sont de plus en plus influentes. Cependant, on remarquera que l’UNEF, qui porte toutes ces idées est devenue un “syndicat” ultra-minoritaire et que le principal syndicat étudiant est la FAGE qui s’occupe des intérêts matériels et moraux des étudiants et pas de ces calembredaines “woke”. Il y a aussi de nombreuses associations étudiantes “corporatives” éloignées de tout cela.

La force de l’idéologie “woke” est qu’elle s’adresse à des couches d’étudiants déculturés, héritiers d’une école que les réformes successives (les gouvernements de droite passant le relai à ceux de gauche et vis-versa) ont vidée de toute substance réelle. Tout le monde sait qu’une grande partie de nos bacheliers d’aujourd’hui n’aurait pas eu le certificat d’études primaires, il y a un demi-siècle. Les élites actuelles sont déjà un bon exemple de ce qu’a produit cet abaissement de l’école : un vague verni de culture générale, tout au plus, vernis qu’on peut obtenir aisément par des petits guides “ad hoc”. De Gaulle, Mitterrand, Pompidou étaient des lettrés authentiques. Leurs successeurs sont des faiseurs. Quand l’actuel président annonce qu’il suffit du baccalauréat pour devenir enseignant et quand on connaît le niveau réel de cet examen, on sait que le pire est devant nous.

  • On prête souvent au wokisme une origine américaine, issue des manifestations Black Lives Matter, venu peu à peu gangrener l’Europe occidentale. Trouve-t-il ses sources ailleurs ?

L’origine n’est pas si américaine que ça. Les théories sont d’abord venues de France. La French Theory a fait plus d’adeptes sur les campus américains que chez nous. Foucault est le maître de Judith Butler et la “déconstruction” (qui vient de Heidegger via Derrida) est devenue le mot d’ordre “woke” par excellence. Le relativisme pseudo-nietzschéen convient parfaitement à un monde où la vérité n’a plus de valeur. On peut donc dire que les États-Unis ont réexporté un produit d’importation. Dans toute cette affaire, Black Lives Matter n’est qu’un épiphénomène.

Ensuite, le “soft power” américain joue à plein. Netflix et Disney Channel sont des exemples caricaturaux de la manière dont cette idéologie est relayée. Mais beaucoup d’autres éléments entrent en ligne de compte. La langue anglaise (en fait américaine) s’impose partout comme la langue véhiculaire qu’il faut sinon maîtriser, du moins arborer, pour avoir l’air “dans le coup”. L’informatique et le monde des affaires, toutes les classes moyennes supérieures parlent maintenant une sorte de volapuk que les non-initiés ont de plus en plus de mal à comprendre. Il y a une volonté plus ou moins consciente de s’assimiler à la culture d’outre Atlantique. Aux États-Unis, il y a aujourd’hui des réactions violentes contre l’influence “woke”, mais pour l’heure rien ni au Canada ni en Grande-Bretagne. Il est à craindre que cette “réaction” ne vaille guère mieux que ce à quoi elle réagit. La liberté de la pensée et de la recherche risque d’être la principale victime de cet affrontement. Aux États-Unis, après avoir interdit le mot “n…”, certains États républicains interdisent les mots comme “orientation sexuelle”. À la fin, il n’y aura plus de mots pour parler.

  • Le wokisme semble combler un vide dans une jeunesse rompue aux idéologies castratrices par le biais d’un milieu universitaire complice. Quelles sont les faiblesses de l’Europe occidentale et par quelles brèches s’infiltre-t-il ?

J’éviterais les généralités. Le wokisme ne touche qu’une minorité de la jeunesse, minorité bruyante certes. Mais la jeunesse n’est pas rompue aux idéologies castratrices. Il n’y a plus aucun récit annonçant le salut, ni le communisme, ni le royaume du Christ. Aux jeunes, on ne propose qu’une chose, la “réussite”, et l’école même doit devenir “l’école de la réussite”. Mais la réussite de quoi ? Avoir un bon “job”, gagner beaucoup d’argent, pour pouvoir acheter tous les objets de son désir. C’est un peu court pour donner sens à une vie humaine ! Le wokisme fournit une pensée de substitution, une pensée qui vous donne le droit d’interdire, de censurer et d’exclure, qui permet de se faire craindre, un semblant de pensée qui vous donne du pouvoir et autorise à régler vos comptes avec les générations passées. Il serait étonnant que ça ne marche pas quand il n’y a aucune résistance.

Si l’Europe occidentale résiste si mal à ces idéologies folles, c’est qu’elle a renoncé à elle-même, depuis longtemps. Politiquement, elle est, en gros, une annexe des États-Unis, via l’OTAN et aussi en ligne directe. Sa culture est transformée en folklore et nos villes en musées pour touristes des nouveaux pays riches. Quand on voit la place officielle donnée aux escroqueries d’un Jeff Koons, on a une bonne idée de ce qu’est devenue la culture européenne d’aujourd’hui. Il y aurait à faire un gigantesque travail de restauration, restauration d’une école qui instruit et transmet le passé - Hannah Arendt avait bien montré que l’école ne peut avoir d’autre rôle - restauration de la culture classique, dont la maîtrise seule permet de réellement créer du nouveau. On peut devenir Picasso si on peint comme Goya à l’âge de 14 ans.

Ajoutons que l’Europe s’est construite comme une pluralité de nations soucieuses de leur souveraineté. Retrouver le sens de ce que c’est qu’être maître chez soi, voilà un idéal pour la nouvelle génération. Cela impliquerait, qu’on le veuille ou non, de s’engager dans un processus de “démondialisation”, qui, du reste, est déjà la réalité.

  • Qu’avons-nous à craindre du wokisme et de son assentiment par les élites ?

Le wokisme a l’assentiment des élites. C’est une excellente façon de “diviser pour régner” et de contribuer à la mise en œuvre de plans très anciens visant à transformer notre système d’enseignement en une garderie - tout en préservant quelques filières d’excellence. Je vous renvoie aux rapports de l’OCDE datant du siècle dernier. Dans le cahier 13-1996, on peut lire ; “ Si l’on diminue les dépenses de fonctionnement, il faut veiller à ne pas diminuer la quantité de service, quitte à ce que la qualité baisse. On peut réduire, par exemple, les crédits de fonctionnement aux écoles ou aux universités, mais il serait dangereux de restreindre le nombre d’élèves ou d’étudiants. Les familles réagiront violemment à un refus d’inscription de leurs enfants, mais non à une baisse graduelle de la qualité de l’enseignement.” Ce programme s’est réalisé graduellement à travers toutes les réformes de l’éducation depuis plusieurs décennies. Aux classes dirigeantes offusquées par le déferlement de ces idées folles, il faut dire, en paraphrasant Bossuet : vous ne pouvez pas déplorer les effets dont vous avez chéri les causes.