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Monde unipolaire, monde multipolaire… Les impasses politiques

jeudi 6 octobre 2022, par Denis COLLIN

Monde unipolaire, monde multipolaire… Les impasses politiques

Plusieurs de mes amis préfèrent un monde multipolaire à un monde unipolaire dominé par l’empire américain. Ce qui les amène à prendre souvent le parti des adversaires des États-Unis, indépendamment de ce qu’ils pensent par ailleurs des régimes en question. Il peut sembler de bon sens, en effet, de ne pas avoir un seul maître tout puissant. Le conflit entre les maîtres laissant aux esclaves une marge de manœuvre. Bon, on pourrait toujours leur répondre, comme Cicéron, que le mieux est tout de même de ne pas avoir de maître, du tout. Mais en attendant, peut-être les conflits entre grands sont-ils plus favorables à la liberté des peuples.

Il me semble que ces questions sont plutôt mal posées. Que Vladimir Vladimirovitch fasse la promotion d’un monde multipolaire ou que la Chine défende une position semblable, cela semble assez naturel. Mais ces considérations géostratégiques, qui occupent l’esprit des « grands », ne doivent pas faire oublier des réalités plus fondamentales.

Qu’il s’agisse des États-Unis, de la Chine ou de la Russie, sans oublier l’Inde, la Turquie, le Brésil ou l’Arabie Saoudite, nous avons affaire à des pays dominés par le mode de production capitaliste et soumis en dernière analyse à la dynamique de ce mode de production, même si le capital y est géré de façon différente (le capitalisme de rente appuyé sur un État fort n’est pas le capitalisme industriel classique, ni le capitalisme financier à paravent « démocratique »). On sait que le but de la concurrence est d’éliminer les concurrents et donc de viser au monopole. Il en est sans doute de même dans la concurrence entre États. La concurrence entre États pourrait ainsi faire place à un super-impérialisme, à la manière de Kautsky. Kautsky pensait que la guerre était le résultat des tendances militaristes et des ambitions du capital financier. Pour lui, au contraire, les industriels, c’est-à-dire le véritable moteur du capitalisme, étaient favorables à la paix. Dès 1887, il entrevoyait l’effacement des nationalismes : « Les nations vont peu à peu fusionner entre elles, sans violence, un peu à la manière de la population romane des cantons des Grisons en Suisse, qui, insensiblement et sans résistance, est en train de se germaniser elle-même, parce qu’elle réalise qu’il est préférable de parler une langue comprise largement, plutôt qu’une langue qui n’est parlée que dans quelques vallées. » Malgré la montée des tensions, Kautsky commence à parler en 1911 d’une possibilité que la bourgeoisie rejette la guerre, après qu’un conflit entre l’Allemagne et la France pour la domination du Maroc n’ait finalement pas éclaté. Il souligne que la course aux armements coûte cher et que le militarisme n’est pas rationnel économiquement. Mais il ne fait pas que discuter de tendances, il dit qu’il ne faut pas hésiter à soutenir les pacifistes bourgeois. Rosa Luxemburg est une des seules à vraiment réagir.

Au moment du déclenchement de la guerre, Kautsky rend son adresse à la bourgeoisie de façon plus ouvertement opportuniste : « l’industrie capitaliste est menacée par les conflits entre les différents gouvernements. Tout capitaliste conscient devrait en appeler à ses semblables : Capitalistes de tous pays, unissez-vous ! ». Ou encore : « C’est par la démocratie pacifique, et non par les méthodes violentes de l’impérialisme, que les tendances du capital à l’expansion peuvent être le mieux favorisées. » C’est à partir de ce moment qu’il parle de l’« ultra-impérialisme » (ou « super-impérialisme ») : « D’un point de vue purement économique, il n’est donc pas impossible que le capitalisme entre maintenant dans une nouvelle phase, marquée par le transfert des méthodes des trusts à la politique internationale, une sorte de super-impérialisme. La classe ouvrière serait forcée de lutter contre cette nouvelle forme de capitalisme comme contre l’ancien, mais le danger serait d’une autre nature. » Il pose cette question : « La politique impérialiste actuelle ne peut-elle pas être supplantée par une politique nouvelle, ultra-impérialiste, qui substituerait à la lutte entre les capitaux financiers nationaux l’exploitation de l’univers en commun par le capital financier uni à l’échelle internationale ? Cette nouvelle phase du capitalisme est en tout cas concevable. Est-elle réalisable ? Il n’existe pas encore de prémisses indispensables pour nous permettre de trancher la question. »

Au fond, Kautsky anticipe le « nouvel ordre mondial » théorisé par Fukushima annonçant la fin de l’histoire, ou encore les spéculations de Negri et Hardt dans Empire. Mais l’histoire a répondu aussi bien à Kautsky qu’à Fukushima et Negri. Il ne peut pas y avoir d’ordre capitaliste mondialisé qui permette d’exclure les conflits majeurs entre puissances concurrentes.

Lénine répondait déjà à Kautsky qu’il s’agissait de rêveries. Si le capital pouvait être centralisé à l’échelle mondiale, il serait du même coup déjà mort et aurait cédé la place au socialisme. Dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, Lénine polémique sévèrement contre la rêverie petite-bourgeoise d’un super-impérialisme pacifique. Certes, aujourd’hui, on parle de la domination états-unienne et d’un « impérialisme informel » qui aurait permis aux Américains de s’imposer un peu partout dans le monde et de refaçonner le monde à leur manière. La « mondialisation heureuse », c’était cette utopie. Les marxistes ont cherché à la compléter par une analyse un peu plus approfondie des mécanismes de domination. Les trotskistes ont défendu l’idée que ne pouvait pas apparaitre de nouveaux impérialismes — ils soutenaient à leur manière une thèse de la fin de l’histoire. Les bourgeoisies nationales des pays capitalistes à développement retardataire étaient incapables d’accéder par leurs propres forces au marché mondial. Elles étaient vouées à rester des bourgeoisies compradores. La seule contradiction existant à l’échelle mondiale opposait les pays du « socialisme réel », c’est-à-dire les États bureaucratiques et l’impérialisme. Et encore ! Pour les trotskistes, il y avait une sorte de « sainte alliance contre-révolutionnaire » entre la bureaucratie stalinienne et l’impérialisme.

Toutes ces théories se sont effondrées au cours du dernier demi-siècle. Tout d’abord la puissance relative de l’impérialisme US n’a cessé de s’affaiblir, leur part dans les échanges mondiaux tout autant que leur puissance militaire réelle n’a cessé de décliner. Les États-Unis, faut-il le rappeler, n’ont pas gagné une seule guerre depuis 1945. La dernière fuite piteuse devant les talibans confirme cette situation. D’une part, les États-Unis ont dû renoncer à réduire l’Europe à la portion congrue, et loin de transformer l’Allemagne en champ de pommes de terre, comme le promettait Roosevelt, ils ont dû aider à la reconstruction des capitalismes européens, en premier lieu le capitalisme allemand pour faire face au danger soviétique. Et donc ils se sont créé des concurrents, qu’ils n’ont pas entièrement à leur botte, même si la création de l’Union européenne avait ce but premier : inclure tous les pays d’Europe dans le réseau américain. D’autre part, l’effondrement de l’Union soviétique et des PECO, s’il avait pu sembler une victoire des États-Unis n’a guère arrangé leur situation réelle. La tentative de démantèlement de la Russie a échoué, pas tant parce que Poutine était malin, mais parce que depuis leur défaite au Vietnam en 1975, les États-Unis ont largement perdu la main. Ils restent puissants et dangereux pour la paix mondiale, mais sans doute beaucoup moins qu’on le croit.

Le coup de poker de Nixon et Kissinger avec la reconnaissance de la Chine s’est transformé en son contraire. Il s’agissait de renouer avec la Chine pour mieux encercler l’URSS. Mais très vite la Chine est devenue le premier pays industriel du monde, d’abord par des produits bas de gamme, mais aujourd’hui par des produits de très haute technologie. En PPA, la Chine devance aujourd’hui les États-Unis, et elle les tient en détenant une part importante de la dette publique américaine, même si cette part a baissé et qu’elle est une arme d’un maniement difficile. La Chine a certes de nombreuses faiblesses, mais son influence internationale s’est beaucoup étendue et elle n’est plus seulement un assembleur pour le compte des vieilles puissances industrielles. En Afrique, les investissements chinois sont très importants pendant que la « route de la soie » nouvelle version se met en place entre Chine et Europe : le ferroviaire représente encore une part modeste du commerce extérieur chinois, mais il pourrait se développer assez rapidement. Les militaires américains ont testé tous les scénarios de guerre contre la Chine et aujourd’hui les États-Unis perdraient dans tous les cas de figure.

D’autres grandes puissances sont apparues qui jouent leur propre carte. C’est le cas de l’Inde, en passe de surpasser démographiquement la Chine et disposant d’un important réseau de bonnes universités. Symboliquement, c’est l’Indien Mittal qui rachète la sidérurgie européenne et la prestigieuse marque d’automobiles britanniques Jaguar est passée sous le contrôle de l’Indien Tata.

Malgré ses faiblesses récurrentes — elle porte tout l’héritage du tsarisme et du système stalinien — la Russie donne le change. Ses groupes paramilitaires ont pris le relai des Français en plusieurs pays africains. Elle a pris le dessus dans le commerce du blé et continue de disposer d’importantes réserves d’énergie et de matières premières qui lui donnent une place bien plus centrale que ne le laisse penser sa population relativement faible (150 millions d’habitants) et son PIB inférieur à celui de l’Espagne.

La Turquie fait valoir ses propres ambitions ottomanes. Elle développe son influence dans toute la zone turcophone de l’ex-URSS. Elle joue aussi sa carte en Afrique et dispose de toutes sortes de relais par les réseaux islamistes. La Turquie pratique un jeu d’équilibre entre les États-Unis et la Russie. Le Brésil est lui aussi une puissance devenue largement autonome et sortie de la sphère de commandement direct des États-Unis. Les BRICS sont une tentative d’émergence d’un nouvel ordre économique non soumis à la loi américaine. De plus en plus d’échanges se font directement sans passer par le dollar.

Dans ce tableau, n’oublions pas le Japon qui est loin d’être un nain économiquement, ni la Corée, puissance industrielle, ni le Vietnam qui surmonte ses traumatismes de guerre, ni même la Corée du Nord, en dépit de son gouvernement despotique.

De quelque manière que l’on prenne les choses, il n’y a pas de « monde unipolaire » et le « monde multipolaire » est une réalité. Beaucoup de chose ne se passent plus dans la zone occidentale. Le déclin relatif de l’Occident est un fait patent que nous avons du mal à voir, aveuglés que nous sommes par les lueurs de notre ancienne puissance. L’impérialisme français vit ses dernières heures, la France étant de plus en plus souvent chassée de ses anciennes colonies africaines. En vérité, le monde est si peu unipolaire que l’on peut interpréter ce qui se passe en Ukraine comme une phase de la guerre larvée que se livrent les grandes puissances impérialistes. Vieux schéma, me dira-t-on ? En effet, vieux schéma, aussi vieux que la fusion du capital bancaire et du capital industriel sous le direction du capital financier, aussi vieux que le partage du monde entre les grandes puissances. D’anciennes grandes puissances disparaissent pendant que de nouvelles entrent dans la danse.

Ceux qui voient se dresser une ligne de fracture entre les États-Unis et leurs affidés (les États-Unis n’ont pas d’alliés, mais seulement des vassaux) et, d’autre part, les représentants des pays anciennement colonisés incarnés par l’alliance chinoise et russe sont complètement à côté de la plaque. Ils reprennent plus ou moins la thèse eurasiatique de Douguine. Mais c’est une vue de l’esprit. La Chine ne soutient la Russie qu’avec d’infinies précautions et négocie avec l’OTAN dans le même temps. L’Inde défend ses propres intérêts avant tout et s’il faut lâcher la Russie, elle n’hésitera pas une minute. Au demeurant, la Chine lorgne depuis un moment sur le Sibérie et le réchauffement climatique, s’il se confirme, pourrait en faire un immense espace de terres agricoles : on connaît l’appétit des Chinois pour les terres agricoles, en Afrique, mais aussi en France. Les Indiens et les Chinois sont de vieilles civilisations sûres d’elles-mêmes, des civilisations largement encore appuyées sur leurs traditions et qui sont engagées dans une politique de revanche des humiliations qu’elles ont subies, chacune pour son propre compte d’ailleurs. Une des forces importantes, quoiqu’encore dispersée est représentée par les islams sunnite et chiite. Mais les Chinois se méfient de l’islam — voir leur attitude à l’égard des Ouïghours. Et chacun négociera avec les États-Unis quand il trouvera son compte.

Du point de vue qui est le nôtre, qui est le point de vue des « prolétaires de tous les pays », il n’y a rien de bon à attendre des confrontations en cours. Le monde multipolaire, nous l’avons bien connu dans l’histoire. Le monde d’avant 1914 était multipolaire, celui de l’entre deux guerres aussi et si on veut bien considérer que la « guerre froide » a été une troisième guerre mondiale et que la quatrième commence au lendemain de l’effondrement de l’URSS, nous sommes vraiment rassasiés de « mondes multipolaires ». Employés de manière descriptive, ces termes de monde unipolaire ou monde multipolaire peuvent être acceptés. Mais quand ils deviennent des orientations stratégiques, ils ne sont plus que de l’idéologie, l’idéologie de la guerre en cours.

Pour un ouvrier ukrainien, le knout russe ne vaut pas mieux que la domination des mafieux d’Ukraine. Mais il est fréquent que l’on préfère le maître que l’on connaît à un maître étranger. Les ouvriers chinois ou indiens et ceux des autres pays plus ou moins satellisés de ces deux-là, contribuent à faire baisser la valeur du salaire en Europe et aux États-Unis et à garantir des profits suffisants aux grandes entreprises multinationales, américaines, européennes ou chinoises. Le système capitaliste est un système mondial qui fonctionne à la collaboration et au conflit.

Du point de vue qui est le nôtre, le système des empires est le pire des systèmes. Dans le système des empires on peut inclure l’Union européenne qui des airs de Saint Empire romain germanique ou d’empire austro-hongrois. À ce système, nous opposons la confédération des nations souveraines, gouvernées démocratiquement. En Ukraine aujourd’hui, personne, parmi les « grands », ne veut que l’Ukraine soit indépendante et démocratique. Ni les Russes qui veulent ne se la partager ni les Occidentaux qui ont déjà accaparé un tiers de terres riches et une bonne partie des entreprises.

Refusant le système d’empire, nous refusons aussi la tutelle américaine sur notre pays et c’est même par là qu’il faudrait commencer. C’est pourquoi la France devrait sortir de l’OTAN et de l’UE et se déclarer puissance neutre. Nous considérons aussi que nous devons défendre notre culture populaire autant que savante, notamment contre les manigances islamistes, soutenues par l’UE et par les États-Unis.

Bref, il faut cesser de regarder le monde avec les lunettes déformantes que les puissants veulent nous imposer. Car ce qui est en cause fondamentalement, non pas à l’échelle de l’histoire universelle, mais à celle des deux ou trois décennies qui viennent, c’est la survie de l’humanité, laquelle n’est possible que si on taille à la hache dans les rapports capitalistes de production et donc dans le système mondial des échanges.

Le 1er octobre 2022.