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Quelques commentaires sur la dernière conférence d’Alain Badiou

vendredi 9 juin 2023, par Jean-Michel TOULOUSE

Dans sa dernière conférence au séminaire « Marx au XXIe siècle » animé par Rémy Herrera à la Sorbonne, Alain Badiou nous livre un certain nombre de points de vue quant au communisme, son apparition au XIXe siècle (Phase 1 selon lui), son extension au XXe siècle (Phase 2), et son déclin (Fin du XXe et début du XXIe siècle, ce qui constitue sa troisième phase mais qui doit être aussi le début de sa résurgence).

LES THESES DE BADIOU

L’analyse de Badiou me semble pertinente quant aux constats. Le communisme, après sa phase d’implantation internationale menée par Marx, Engels et leur entourage (Première Internationale : l’AIT-Association Internationale des Travailleurs de 1864)- subit deux échecs graves. D’abord la trahison de la « social-démocratie » qui conduit chaque parti « social-démocrate » à soutenir sa propre bourgeoisie à la déclaration de la première guerre mondiale (A l’exception du parti de Lénine, le Parti ouvrier social-démocrate de Russie). Le SPD allemand finissant sa dérive par le crime politique le plus éhonté avec l’assassinat des dirigeants spartakistes en 1919.On sait ce que devint depuis la « social-démocratie ». Le second échec du communisme fut la constitution de Partis-Etats, c’est à dire la mise en place d’un système politique et économique bureaucratisé qui ne donna aucun pouvoir aux travailleurs. C’est le parti qui était censé faire la « connexion » entre toutes les parties de la société (Etat-Armée-justice-syndicats- associations- républiques fédérées-police-universités etc.). On sait aussi ce qu’il advint de ce système, tant en URSS que dans les « démocraties populaires ».

Pour Badiou le point nodal de ces échecs fut l’écrasement de la Commune (30 000 morts, 40 000 déportés et emprisonnés...) qui fut aussi la « facture » de la mise en place de la IIIe « république » et constitue encore aujourd’hui le fondement de la « représentation », c’est à dire du dessaisissement du peuple. Toutes les autres « républiques » bourgeoises (IVe et Ve) reproduisant le même principe avec des formes différentes à la marge, mais aménageant un pouvoir sans partage pour la bourgeoisie.

C’est le même « protocole électoral parlementaire » qui est en vigueur, depuis Siéyès pour lequel le peuple ne saurait « penser et décider » QUE par ses « représentants ». « La France ne saurait être une démocratie » disait-il...

Badiou nous dit à juste titre que Marx avait déjà vu que l’on ne pouvait utiliser l’Etat bourgeois tel quel. Il l’avait clairement indiqué, notamment dans La guerre civile en France (1871) et dans la Critique du programme de Gotha (en 1875). Il faut briser la machine d’Etat bourgeoise et mettre en place la dictature du prolétariat qui « n’est pas autre chose que la classe ouvrière constituée et organisée en classe dominante ». L’objectif étant de mettre en place une constitution « fédéraliste », c’est à dire non pas « girondine » mais une fédération d’Assemblées populaires connectées entre elles au niveau national puis international. Deux leçons qu’ont oubliées la « social-démocratie » et les partis communistes après Lénine. Car Lénine avait très bien vu le sujet ; que ce soit dans son ouvrage L’Etat et la révolution, au niveau théorique, ou bien par son fameux mot d’ordre en débarquant en gare de Finlande à Pétrograd en avril 1917 : « Tout le pouvoir aux soviets », au niveau pratique. Hélas Lénine est mort trop tôt pour éviter les dérives staliniennes.

Badiou termine sa conférence en parlant de la Chine. Il indique que l’écrasement de la Commune de Shanghai possède à peu près la même signification que celui de la Commune de Paris en 1871 : l’établissement de la Chine en tant que concurrente directe des Etats-Unis pour la domination du marché capitaliste planétaire. C’est à dire que la Chine, pour Badiou, constitue un CME-un capitalisme monopoliste d’Etat- qui entend disputer la direction planétaire à la puissance impérialiste nord-américaine.

Badiou nous invitent en conclusion de sa conférence à ouvrir une troisième étape du communisme qui doit tenir compte des expériences du passé : le parti-Etat n’est pas une catégorie du communisme et doit donc être remplacé par une combinatoire d’assemblées populaires connectées entre elles avec une organisation originale du pouvoir politique non fondé sur la « représentation » ; et engagement du dépérissement de l’Etat sur les modèles de ce qu’ont essayé les Communes de Paris et de Shanghai mais sur un plan national puis international.

QUE PENSER DE CES THESES ?

Alain Badiou a raison sur un certain nombre de constats et d’interrogations :

1- Il est clair que les cérémonies électorales organisées par la bourgeoisie depuis la troisième « république » ne sont qu’un détournement parlementariste de la démocratie et que la question de leur boycott révolutionnaire se pose. Elles ne sont que des procédures de désignation des « fondés de pouvoir du Capital » (Marx). Tous les partis de « gauche » se sont laissés ensevelir par l’Etat bourgeois et ses protocoles électoralistes parlementaires. On observe d’ailleurs que le peuple dans ses profondeurs a l’intuition de ce détournement par la masse de l’abstention aux derniers scrutins (plus de 60 % des inscrits à certaines élections). Il faut donc « saboter le fétichisme électoraliste bourgeois » et faire sécession.

2-Il est également clair que rien ne différenciait les entreprises soviétiques de l’époque des entreprises capitalistes. Et rien ne différencie les entreprises chinoises des entreprises capitalistes. Les travailleurs y ont aussi peu de pouvoirs sur la répartition de l’extorsion de plus-value. Mao avait en effet raison d’observer que « la bourgeoisie est dans le parti communiste ».

3-La place et le rôle de la Chine dans le monde contemporain mérite également réflexion. Est-elle une force de contestation du capitalisme mondialisé, directement opposée à l’impérialisme nord-américain leader du « monde libre » c’est à dire capitaliste, ou bien est-elle en simple concurrence pour la domination du marché capitaliste et financier planétaire ?

4-Un parti qui se prétend communiste doit renoncer à être un Parti-Etat et doit diffuser le pouvoir dans la société. Le communisme d’Etat est un signifiant illégitime. Une « constellation » d’Assemblées populaires connectées entre elles sous la direction du salariat doit être « l’horizon d’espérance » des classes populaires.

MAIS IL EST NECESSAIRE DE COMPLETER ET CORRIGER CERTAINES DE CES THESES.

1- D’abord ce n’est pas le « nationalisme » qui a perdu la « social-démocratie » en 1914, c’est tout simplement sa trahison de la classe ouvrière et son refus de liquider le capitalisme, ces partis sont clairement passés du côté du Capital. Leur vote des crédits de guerre a cette signification. L’échelle nationale est encore le lieu géométrique des combats politiques, même si en effet il y a lieu de créer une CINQUIEME INTERNATIONALE comme le préconisait le regretté Samir Amin. Lorsqu’on parle de Nation, c’est celle des Sans-Culottes de l’An II, celle des Communards de 1871 et celle du CNR que nous défendons, et non celle du travestissement odieux (raciste et xénophobe) du RN.

2-Il faut certes saboter le barnum électoral bourgeois, mais il y a lieu concomitamment de se battre pour des Assemblées Primaires populaires fédérées au niveau national et TITULAIRES DU POUVOIR EXECUTIF comme le proposait Robespierre (ceux qui travestissent aussi la pensée de ce héros de la Grande Révolution Française doivent découvrir cet aspect de ses propositions). Il faut savoir que les Assemblées Primaires ne seraient pas une nouveauté. Elles ont existé entre 1792 et 1799, jusqu’au coup d’Etat de Bonaparte, le 18 Brumaire An VIII (9 et 10 novembre 1799) et il y en avait une par canton (4649 cantons en 1790 et 4055 aujourd’hui).

3-Un parti révolutionnaire doit certes renoncer à être un « parti-Etat » mais « que serait un PC qui ne serait pas un parti-Etat » comme le demande Alain Badiou ? Il ne pourrait être qu’un parti qui affiche son choix déterminé pour la démocratie délibérative directe, qui critique la « représentation » comme une imposture politique destinée à dessaisir le peuple de ses pouvoirs constituant et législatif, et un parti qui traduirait en langage contemporain la formule de Lénine « Tout le pouvoir aux Soviets ! ».

4- Ce parti communiste ou ce parti révolutionnaire devrait mettre sur la table un projet d’organisation du travail et de l’entreprise qui soient le contraire de ce que fait le capitalisme depuis 230 ans. L’abolition de l’entreprise capitaliste et la proposition d’entreprises communistes, c’est à dire de Coopératives de travailleurs autogérées et connectées entre elle au niveau national par un Plan indicatif démocratiquement élaboré.

5-Ce parti révolutionnaire ayant réglé ses comptes avec le « communisme d’Etat » devrait mettre sur la table également un nouveau rapport avec la politique, c’est à dire une détermination à en finir avec la domination de la bourgeoisie, du MEDEF et du CAC 40, cette bourgeoisie comprador, parasitaire réduite à quelques centaines d’individus, qui a fait scission avec le peuple français et qui brade à tour de bras tout le patrimoine national. Ce parti devrait être le bras armé du salariat inversant la dictature du capital sur le travail et engageant le dépérissement de l’Etat bourgeois et de tous ses appareils répressifs et idéologiques, en faisant les propositions qui s’imposent pour établir une démocratie délibérative directe ( RIC, Droit d’ Initiative législative du peuple, mandat impératif sous contrôle populaire, abolition des gardes prétoriennes et des Sections spéciales de la bourgeoisie, interdiction du financement privé des partis politiques refondés...).

6- Ce parti devrait travailler à la création d’une Cinquième Internationale, pour un monde non pas capitaliste, non pas dominé par un hégémon qui ne vise qu’à établir sa dictature sur l’économie et la politique planétaires, mais pour la coopération des peuples, la paix, le développement et une organisation démocratique des Nations-Unies refondées sur le modèle de la Charte de La Havane du 24 mars 1948 actualisée.

Cette conférence d’Alain Badiou ouvre des perspectives, et doit être méditée, mais aussi complétée et amendée dans ses propositions qui restent très stimulantes pour celles et ceux qui veulent faire avancer « la cause du peuple ». Seul ce programme révolutionnaire sera capable d’en finir avec quarante ans de défaites des travailleurs gérées par des directions de partis et de syndicats qui ne sont plus capables que de trainer leurs savates entre République et Bastille en avouant leur impuissance comme l’ineffable Laurent Berger le 6 juin 2023 : « Le match est terminé ! ».

Est-il effectivement terminé ?

Jean -Michel Toulouse
Le 7 Juin 2023

Messages

  • Bonjour,
    Tout ce que vous "commentez" est parfait du point de vue de la théorisation marxiste telle que "nous" la connaissons et telle que beaucoup d’entre nous pourraient la signer des deux mains. Sauf à considérer les petits bémols suivants :
    1/ la période actuelle peut-elle encore s’analyser complètement avec ces "outils" théoriques ou historiques-là ? N’est-ce pas un copier-coller un peu abusif ?
    2/ quid de la nouvelle donne planétaire autour de la question centrale du climat ? Où la rangez-vous dans cette analyse ? Et où donc Alain Badiou la range-t-il ?
    3/ que faites-vous de l’idée de sociétés "extractivistes" ? et qu’elles se prévalent du capitalisme ou du socialisme dévoyé ne change pas fondamentalement leur nature prédatrice du vivant et de la planète terre !
    Merci !

  • Bonjour André. Je n’aurai pas la cuistrerie de répondre pour Alain Badiou. Je donnerai simplement mon propre avis :
    1- Les outils marxistes me semblent etre encore à l’ordre du jour vu la situation catastrophique que le capitalisme a créée.
    2-La question du climat n’est pas nouvelle. Déjà Marx en parlait dans le Capital, et ce qui est nouveau ce n’est pas la destruction de la nature, c’est l’accélération de celle-ci. L’épuisement de la nature et de l’homme est déjà actée dans le Capital de Marx(1867)...
    3-Une société socialiste, un mode de production communiste n’est pas "extrativiste", sinon elle n’est pas communiste. L’URSS et les Etats "socialistes" n’étaient pas communistes. Quant à la Chine, il y a débat sur la nature de son régime... Ceci d’ailleurs pourrait faire l’objet d’une discussion. Cordialement. jmichel Toulouse

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