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Le bal des perdants

mercredi 2 mars 2022, par Jacques COTTA

Depuis que Vladimir Poutine a déclenché la guerre contre l’Ukraine, s’interroger est devenu suspect. Comme l’indiquait Manuel Valls, « comprendre c’est déjà excuser ». Il n’y aurait donc rien à comprendre. Il suffirait de condamner.
Les Russes ne seraient qu’un peuple rustre et leur chef un tyran. Poutine se résumerait à un fou difficilement contrôlable et son maintien au pouvoir le seul produit d’une poigne de fer, d’une nomenklatura faite d’oligarques qui ont pillé l’Union soviétique et qui à coup de corruptions et d’assassinats, ont apporté à l’ancien du KGB l’aide qu’il lui fallait. Tout cela est vrai, mais s’arrêter là a peu d’intérêt. Car la vraie question est la suivante : comment une telle situation a t’elle pu s’imposer, quelles ont été les ressorts permettant au maître du Kremlin de dominer.

Poutine, produit de l’Occident

Vladimir Poutine s’est appuyé sur l’humiliation des Russes qui dans les années 1990 et ensuite ont été maltraités par les thérapies de choc dont le capitalisme a le secret. Si Poutine a pu garder le pouvoir, c’est bien sûr parce qu’il s’est appuyé sur un État autoritaire et une répression violente, mais c’est aussi parce qu’en réaction à la politique internationale de l’Occident sous la conduite américaine il a rencontré un large soutien d’une part importante de sa population.

Comprendre est nécessaire pour saisir les ressorts qui ont conduit à la situation catastrophique actuelle, et pour tenter de dégager une voie permettant d’en sortir. On peut toujours revenir sur les propos tenus il y a plus de trente ans. On peut les démentir. Mais cela ne change rien.
Dans les années 1990, des engagements ont été donnés à Mikhaïl Gorbatchev par James Baker, secrétaire d’état américain, de ne pas élargir l’OTAN à l’Est. Un peu plus tard le secrétaire général de l’OTAN réitère la promesse.

Mais les engagements de ne pas pousser vers l’Est les ambitions politiques de l’OTAN sous la conduite américaine ont été balayées. Peu à peu la plupart des pays de l’ancien bloc soviétique ont été gagnés par l’alliance. Depuis la chute de l’URSS, l’OTAN est passée de 16 à 30 pays en intégrant ces deux dernières décennies essentiellement des membres de l’ancien bloc soviétique.

La menace d’un armement massif installé aux portes de la Russie s’est trouvée confirmée. L’Ukraine, pour ne parler que d’elle, a été alimentée largement par l’Occident. Le refus de prendre en considération les craintes et demandes de Poutine ont permis à celui-ci de faire preuve de la « souplesse » qui le caractérise et dont il avait déjà donné un aperçu en Crimée.

Comprendre sans exonérer en rien de ses responsabilités le chef du Kremlin permet d’évacuer tout manichéisme aveugle. « Poutine le barbare » est d’abord le produit et l’expression du « monde libre et civilisé », politiquement, militairement et économiquement. Il incarne la décomposition du système capitaliste et de l’impérialisme.

Que des perdants

Il n’y aura que des perdants dans la partie en train de se jouer et cela mériterait d’être mesuré à sa juste valeur pour éviter les réponses qui ne peuvent qu’accentuer les tensions jusqu’au risque de les rendre immaîtrisables.

La Russie perdante militairement avec le risque de se trouver embourbée dans un nouvel Afghanistan — décidément les leçons de l’histoire sont parfois ignorées — perdante économiquement avec les mesures qui la visent et qui ne manqueront pas de produire leur effet, politiquement avec une mise au ban des relations internationales, sinon avec quelques nations telles la Chine, la Turquie ou l’Inde qui, si elles ne la condamnent pas, ne s’empressent pas pour lui apporter leur soutien.

L’Ukraine perdante, dont les dégâts sont déjà considérables, inscrite dans une histoire tragique que les prestations talentueuses de son président Volodymyr Zelensky ne peuvent faire oublier. Là encore il n’est pas inutile de rappeler l’histoire à la rescousse. Les grandes famines des années 32-33, le prix à payer à la politique stalinienne caractérisée notamment par la liquidation du koulak et la déportation de centaines de milliers de paysans ont ancré un sentiment profondément anti communiste et plongé dans les bras des nazis nombre d’Ukrainiens animés notamment par une idéologie antisémite dont une bonne part n’a pas hésité à mettre en pratique la « shoah par balles », bien que ce soiten Ukraine que sont apparus les premiers groupes de partisans résistant à l’invasion nazie. Khrouchtchev, en « donnant » la Crimée à l’Ukraine, apportera plus tard sa note personnelle à l’organisation de ce marasme général. La conclusion est sans appel. Les Ukrainiens ne veulent plus être russes, même si les dirigeants ukrainiens préservent en leur sein les tares de la corruption, de la prévarication et de la violence d’une Russie décomposée au mains d’oligarques qui l’ont pillées et si l’antisémitisme y demeure bien ancré.

La France perdante, et avec elle l’ensemble de l’Union européenne, animée par des va t’en guerre parmi lesquels les anciens socialistes recyclés dans la Macronie figurent en bonne place, qui se perdent dans les surenchères, jouant d’autant plus sur le terrain militaire qu’ils font la guerre dans leurs bureaux feutrés, qui encouragent et organisent des livraisons massives d’armement — roquettes, armes lourdes, avions de combat — tout en disant officiellement refuser de participer au conflit. Le fond et la forme chers à Macron sont à l’oeuvre. Cette politique guerrière n’est pas une réponse sérieuse à l’agression dont est responsable Vladimir Poutine. Elle ne peut être saisie, pour des résultats minimes sur le terrain, que comme une provocation qui peut faire craindre le pire. La France et Union Européenne sont perdantes sur le terrain de la diplomatie, avec des annonces contradictoires et assez vite démenties, notamment après le voyage moscovite du Président de la République. La France perdante sur le plan de la démocratie et des libertés, avec l’interdiction de la chaine RT pour la seule raison qu’elle est financée par la Russie, raison d’autant plus fallacieuse que sur le plan journalistique — peu de reportages, beaucoup de débats en plateaux, des invités récurrents — les reproches faits à cette chaîne pour justifier son interdiction pourraient tout autant s’adresser à BFM, Cnews ou autres chaînes d’information continue qui ressortent, comme aux plus beaux jours de la guerre du Golfe ou de l’ex-Yougoslavie, leurs experts militaires.

Et l’Amérique, avec l’OTAN, perdante. La guerre américaine ne se situe pas pour le moment sur le champ de bataille militaire mais plutôt sur celui des salles de marchés. La menace économique qui la guette se nomme la Chine, et sa stratégie pousse toujours plus la Russie vers les Chinois. A vouloir faire repartir son économie par le biais de l’économie d’armement, l’Amérique de Biden joue une partie dangereuse dont l’Europe constitue aujourd’hui en Ukraine, comme hier en ex-Yougoslavie, le terrain de jeu. Il n’est pas inutile de rappeler les bombardement de Belgrade en 1999 par l’OTAN, durant 78 jours, sans trêve, (y compris durant la Pâque orthodoxe), avec les provocations répétées pour pousser toujours plus à la guerre comme le confirmeront un peu plus tard George Kenney, un ancien responsable du département d’État américain pour la Yougoslavie ou encore Lord Gilbert, le ministre britannique chargé des achats pour la défense, qui, sans détours, expliquait : « Je pense qu’à l’époque, des personnes à l’OTAN voulaient absolument la guerre. Je pense que les conditions imposées à Milosevic à Rambouillet étaient absolument intolérables : comment aurait-il pu les accepter ? Cela a été fait exprès ».

Quelle issue ?

Les propos guerriers, les appels à la surenchère, les mouvements de troupes et de matériels, même limités, ne peuvent faire des peuples d’Europe que le nouveau perdant d’une guerre que tous les gouvernants nourrissent dans une dynamique qui peut devenir incontrôlable.

Pour tous les gouvernements confrontés avant le déclenchement de la guerre au mécontentement des peuples, la guerre peut paraître une bouée de sauvetage permettant comme le désire Emmanuel Macron « une situation d’union nationale » qui ferait passer au second plan les réalités sociales, politiques et économiques. Mais c’est l’inverse qui risque de se produire, eu Europe comme en Russie ou aux Etats-Unis, avec le développement de l’inflation et une augmentation des prix de produits de première nécessité, les rendant inaccessibles au plus grand nombre. L’énergie est concernée, mais aussi l’approvisionnement des matières premières et de produits alimentaires. L’explosion des difficultés fera sans doute de la tentative d’utiliser la situation ukrainienne à des fins de politique intérieure un échec pour tous les gouvernements concernés.

La guerre ne peut être raisonnablement considérée comme une issue permettant de dénouer la situation. C’est donc sur le terrain diplomatique qu’il s’agit d’intervenir pour éviter le pire. Mais les apprentis sorciers n’y semblent pour le moment pas disposés. Les États-Unis ont déclaré refuser qu’en contrepartie du retrait de l’armée russe d’Ukraine le territoire ukrainien soit écarté des prétentions hégémoniques de l’OTAN. Les déclarations récentes du Président ukrainien concernant l’entrée dans l’Union Européenne ne sont pas pour apaiser la situation. Tout le monde a en effet compris — et Poutine le premier — que l’union européenne n’est qu’une courroie de transmission de la volonté américaine et des velléités « otanesques ».

Les heures à venir sont donc sombres. Mais des volontés s’expriment, ici ou là, pour rejeter à la fois la politique de Poutine, exiger le retrait des troupes russes du territoire ukrainien, et rejeter la guerre comme réponse à la situation. Pour preuve, cette déclaration qui vient des États-Unis, de l’organisation DSA, soutien de Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez, candidats qui n’ont été battus aux dernières élections américaines que par l’establishment démocrate regroupé autour du sinistre Biden...

Après une condamnation ferme de l’agression militaire, DSA « réaffirme son appel aux États-Unis pour qu’ils se retirent de l’OTAN et mettent fin à l’expansionnisme impérialiste qui a ouvert la voie à ce conflit (...) Alors que les échecs de l’ordre néolibéral sont clairs pour tout le monde, la classe dirigeante tente de construire un nouveau monde, à travers une transition dystopique fondée sur le militarisme, l’impérialisme et la guerre. Les socialistes ont le devoir de construire une alternative : Pas de guerre mais une guerre de classe. »

Jacques Cotta
Le 2 mars 2022

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