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La loi de sécurité globale : vers l’État policier

vendredi 20 novembre 2020, par Denis COLLIN

La loi de sécurité globale : vers l’État policier

La loi dite « sécurité globale » que le gouvernement est en train de faire voter est révélatrice d’une orientation déjà bien engagée depuis des décennies : on se souviendra des « lois anticasseurs » de feu Marcelin, de la loi « sécurité liberté » de Peyrefitte, des très nombreuses lois antiterroristes, de l’institutionnalisation de l’état d’urgence, etc. Toutes ces lois mettent progressivement en pièces les libertés publiques fondamentales, dans l’indifférence de la classe politique et de la plus grande partie de nos concitoyens. En fait, on étrangle la liberté, lentement, un clic après l’autre, la corde se resserre. La loi présentée au Parlement en cet automne (proposition 3452) ne présente donc pas une grande nouveauté, mais fait de nouveaux pas vers l’instauration d’un État policier, c’est-à-dire d’un État où le pouvoir exécutif et sa police peuvent agir sans contre-pouvoir et sans contrôle de quelque institution républicaine que ce soit.

Typique de l’état d’esprit de ce genre de loi et des classes dirigeantes et de leur « Parlement » croupion, l’exposé des motifs définit… un champ indéfini de la loi : il s’agit en effet de répondre à la menace que font peser toutes les formes d’insécurité, « depuis les incivilités dans les transports jusqu’aux violences graves sur les personnes en passant par les trafics — notamment de stupéfiants — en bas des immeubles, les violences urbaines ou les rixes entre bandes. » Le législateur écarte d’emblée ce fait majeur que la première insécurité » qui touche tous les Français est l’insécurité sociale, la dégradation de la santé publique, les menaces sur les retraites, la précarité de l’emploi et le chômage galopant. Voilà un premier point qui mériterait à lui seul toute une réflexion. La notion d’insécurité est elle-même peu définie. L’impolitesse, stricto sensu, est une incivilité, mais on se souvient aussi que le ministre de l’Intérieur, Darmanin, avait qualifié d’incivilité le meurtre d’un chauffeur de bus par une bande de voyous. Concernant les violences graves sur les personnes le législateur a-t-il en vue les violences exercées contre les manifestants Gilets jaunes, gazés, éborgnés, amputés par des forces de police déchaînées, à qui un autre ministre de l’intérieur, qui connaît bien les méthodes des voyous, avait lâché la bride.

Deuxième remarque concernant l’exposé des motifs. On n’y parle pas seulement de l’autorité de l’État ni de l’ordre public. Désormais, selon les normes du jargon à la mode, les « acteurs de la sécurité » sont considérés à l’égal des agents de l’État, ainsi les 165000 agents privés de sécurité. C’est parfaitement révélateur de la privatisation en cours des fonctions dites « régaliennes ». Et les députés LREM ajoutent : « toutes ces forces échangent et coopèrent entre elles. Or, ce sont leur articulation et les conditions de leur collaboration qui font une partie importante de la qualité de la coproduction de sécurité dans notre pays et donc, de la sécurité de toutes et tous. » La sécurité est donc bien une sorte de PPP (partenariat public privé) d’un nouveau genre. Demain ce sera le tour de la justice — ici le « cheval de Troie » est l’informatique, puisque l’on teste des programmes d’aide à la décision (IA). Dans la défense, les choses sont déjà bien engagées, même si officiellement des opérations de guerre ne sont pas encore sous-traitées à des agences privées. Le cadre « sécurité globale » permet donc maintenant de déléguer des tâches de maintien de l’ordre à des sociétés privées de sécurité qui doivent être « articulées » aux forces de l’ordre étatiques et municipales. De là découle l’objectif de la loi : « savoir être inventif et innovant afin de renforcer le continuum de sécurité, tout en respectant pleinement les identités et les missions de chacun des acteurs qui y contribuent. » Là encore le vocabulaire, propre à l’époque, est entièrement issu du monde de LREM, c’est-à-dire le monde du marketing — car la victoire de LREM a été le triomphe des commerciaux sur les énarques et, plus anciennement, les ingénieurs de la Ve république encore jeune. Mais le mot important est « continuum ». Ceux qui attendaient que soient réglés les graves problèmes posés par l’usage incontrôlé d’armes létales contre les manifestants ou par les abus de pouvoir de la police en seront pour leurs frais : ce qui est visé est « une sécurité plus efficace, en traitant également la question du recours à de nouveaux moyens technologiques pour les forces ». Efficacité et technologie, là encore les mots clés sont clairs et foin des considérations de droit et de liberté. Le maintien de l’ordre n’est pas au service de la liberté, mais il devient une fin en soi, ce qui est caractéristique de l’État policier. D’ailleurs dans ce texte, la liberté et les libertés sont à peine évoquées sinon sous l’angle (on y revient) des restrictions à apporter à la liberté de la presse. Ou encore, concernant la possibilité de filmer par drones les manifestations, le texte « prévoit d’autoriser les services de l’État concourant à la sécurité intérieure et à la défense nationale et les forces de sécurité civile à filmer par voie aérienne pour des finalités précises, ce en fixant les garanties qui assurent le respect des libertés publiques. » Il s’agit bien de limiter « pour des finalités précises », les libertés publiques. Et tout est à l’avenant.

Le premier titre commence par un élargissement des pouvoirs des polices municipales. Pour l’instant, il ne s’agit que d’une expérimentation qui n’a donc pas valeur pour l’ensemble du territoire et ne concerne que les communes employant plus de vingt agents dans leur police municipale. Là encore, c’est un mouvement en cours depuis longtemps — l’armement des polices municipales a été un tournant. Cela s’inscrit dans le désengagement de l’État central et de la mise en place d’un véritable plan « police partout ». Jadis, les élégantes « aubergines » venaient coller des papillons sur les pare-brise des voitures mal garées. Désormais des patrouilles patibulaires, à qui ne manque que le casque intégral pour avoir l’air de tortues ninjas, font régner l’ordre sur la voie publique. On étend leur champ d’intervention à toutes sortes de délits réels ou supposés — notamment ceux concernant le trafic de drogue. Pour la répression du trafic de drogue, il est possible que ce ne soit pas très efficace et contribue à semer la pagaille, mais l’effet « police partout » est la seule chose vraiment recherchée.

Concernant les sociétés privées de sécurité, les pouvoirs de leur agents sont étendus. Ainsi sous certaines conditions, ils peuvent retenir (c’est-à-dire arrêter) une personne suspecte d’un délit. Si de nouvelles dispositions réglementaires encadrent les activités de ces sociétés, c’est seulement pour prendre en compte l’extension de leurs pouvoirs et de leurs domaines de compétence.

Le titre III du projet de loi porte sur la vidéosurveillance et la captation d’images. On peut résumer d’un mot ce que se propose celui qu’on appelle encore « le législateur » : « en avant vers le modèle chinois ! » On commence par étendre à des « agents individuellement désignés et dûment habilités » la possibilité d’exercer des missions de surveillance réservées jadis aux forces publiques. La légalisation de dispositifs de vidéosurveillance aujourd’hui plus ou moins légaux est actée ainsi que la possibilité de la surveillance par drones. Là encore, tout était anticipé dans la pratique : la surveillance des plages par drones a été mise en œuvre dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire. La loi « sécurité globale » vient ainsi pour entériner l’extension indéfinie de la surveillance policière déjà mise en œuvre sous couvert d’état d’urgence, de lutte contre le terrorisme, etc. Un article d’une tartufferie singulière d’ailleurs nous prévient : « Le public est informé par tout moyen approprié de la mise en œuvre de dispositifs aéroportés de captation d’images et de l’autorité responsable, sauf lorsque les circonstances l’interdisent ou que cette information entrerait en contradiction avec les objectifs poursuivis. » (art. L242-3)

Vient ensuite le très controversé article 24 qui modifier l’article 35 de la loi 1881 sur la liberté de la presse : « Est puni d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l’image du visage ou tout autre élément d’identification d’un fonctionnaire de la police nationale ou d’un militaire de la gendarmerie nationale lorsqu’il agit dans le cadre d’une opération de police. » Autrement dit, filmer et diffuser des images de policiers en train de tabasser des manifestants peut coûter un an de prison ! Poutine et Xi Jinping ont fait des émules. On nous objectera que c’est seulement si on filme un policier « dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique », mais la formulation est si vague qu’elle permettra s’envoyer tout audacieux sous les verrous pour un an. Une autre modification n’est pas moins inquiétante : « II. — L’article 35 quinquies de la loi du 28 juillet 1881 sur la liberté de la presse ne font pas obstacle à la communication, aux autorités administratives et judiciaires compétentes, dans le cadre des procédures qu’elles diligentent, d’images et éléments d’identification d’un fonctionnaire de la police nationale ou d’un militaire de la gendarmerie nationale. » Autrement les journalistes devront communiquer aux journalistes les images qui pourraient être diffusées et la police est investie d’un droit de censure ces images.

L’article 25 dont on a beaucoup moins parlé est tout aussi inquiétant. Il modifie ainsi le code de la sécurité intérieure : « “Art. L. 315 — 3. — Le fait qu’un fonctionnaire de la police nationale ou un militaire de la gendarmerie nationale porte son arme hors service, dans des conditions définies par arrêté du ministre de l’Intérieur, ne peut lui être opposé lors de l’accès à un établissement recevant du public.” On a bien lu : “hors service”. Un policier n’est plus un citoyen ordinaire qui accomplit un office public. En tant qu’homme privé (ce qu’il est hors service »), il possède un droit exorbitant du droit commun. Tout cela confirme bien notre diagnostic : marche forcée vers l’État policier.

Les dispositions particulières concernant la SNCF et la RATP et permettant d’assurer la surveillance des ces réseaux sont étendues à la route, c’est-à-dire d’abord aux sociétés privées exploitant les autoroutes en attendant la privatisation des routes nationales qui est maintenant possible légalement et techniquement. L’article 30 nous indique que l’achat de pétards du 14 juillet sera soumis à un examen de compétence (c’est inclus dans le code l’environnement). Et enfin le coût de cette loi sera financé par une hausse des taxes sur tabac et les alcools…

D’autres points mériteraient d’être analysés. Le défenseur de droits, nommé par Macron, Claire Hédon, s’exprime sans ambages dans un communiqué en date du 5 novembre :

“La Défenseure des droits, Claire Hédon, considère en effet que cette proposition de loi soulève des risques considérables d’atteinte à plusieurs droits fondamentaux, notamment au droit à la vie privée et à la liberté d’information.

Elle est particulièrement préoccupée par les restrictions envisagées concernant la diffusion d’images des agents des forces de sécurité dans l’exercice de leur fonction. Elle demande à ce que ne soient, à l’occasion de ce texte, entravés ni la liberté de la presse ni le droit à l’information. Elle tient en effet à rappeler l’importance du caractère public de l’action des forces de sécurité et considère que l’information du public et la publication d’images relatives aux interventions de police sont légitimes et nécessaires au fonctionnement démocratique, comme à l’exercice de ses propres missions de contrôle du comportement des forces de sécurité.

Dans son avis, la Défenseure des droits souligne également les points suivants comme étant susceptibles de porter atteinte à des droits fondamentaux : 

  • La possibilité pour les policiers municipaux et les agents de la ville de Paris de consulter les images des caméras de vidéo protection — habilitation jusque-là strictement encadrée — porterait une atteinte disproportionnée au droit à la vie privée. Ces images étant de nature à permettre l’identification des personnes, cette disposition serait contraire à nos engagements européens comme à nos obligations constitutionnelles.
  • L’exploitation en temps réel des images des caméras-piéton des policiers, sans objectif explicite dans le texte, est susceptible de porter une atteinte disproportionnée au respect de la vie privée.
  • Enfin, le recours aux drones comme outil de surveillance ne présente pas les garanties suffisantes pour préserver la vie privée. En effet, les drones permettent une surveillance très étendue et particulièrement intrusive, contribuant à la collecte massive et indistincte de données à caractère personnel. 
    La Défenseure des droits suivra avec la plus grande vigilance la suite des discussions parlementaires.”

Comme le dit la chroniqueuse Anne-Sophie Chazaud, ce serait une faute criminelle de laisser à l’extrême gauche monopole de la lutte contre cette loi.